Rupture

[Nouvelle]

paru dans lundimatin#306, le 28 septembre 2021

Mariem est dans la voiture avec Pierre et leurs deux enfants. "Demeurer dans la fraîcheur artificielle de l’habitacle aux côtés de cet homme, qu’ayant cessé de désirer elle ne pouvait que mépriser, lui devenait insupportable. Lorsqu’il lui demanda : « Ça va ma chérie ? » Elle répondit : « J’en ai un peu marre. »"

Souvent, entre deux pensées successives de Pierre, il n’y avait pas plus de rapport qu’une vague tonalité commune faite d’un enthousiasme sans objet. Ainsi, après s’être aperçu que ses mains sur le volant marquaient 10h10 alors qu’il était justement 10h10, il se dit qu’avec Mariem et ses deux fils assis à l’arrière du crossover qu’il venait d’acquérir, il ne démériterait pas dans une publicité. Évidemment, lui échappait le fait que, dans pareil cas, ils seraient lancés sur une route déserte, recouverte d’un asphalte vierge et délicatement lubrifié, qui ne les mènerait nulle part, sinon vers l’effondrement. Or, lui et les siens, se dirigeaient à la vitesse de cinq cents mètres à l’heure vers un péage autoroutier du Sud de la France, leur véhicule climatisé étant pris, depuis deux heures au moins, dans une coulée qui semblait se solidifier. Et s’il voyait bien que Mariem ressentait pour l’heure un malaise, qu’il attribuait à un sentiment de lassitude, il ne pouvait supposer qu’elle éprouvait un dégoût bien réel, tant il était sûr que tout dans cette situation restait normal et acceptable.

Elle, dont la sensibilité était encore vive, ressentait l’humiliation d’être semblable à tous ces autres, réduite à la condition de bétail humain, et s’imaginait – chose étrange – sortir de l’habitacle dans le flot lent de 4x4 et de monospaces, suffoquer dans l’air saturé d’hydrocarbures puis s’effondrer sur la chaussée rendue visqueuse par la canicule. Une angoisse la tenait, qui mêlait dans un écho intérieur et inarticulé des pensées liées à sa situation présente et des doutes plus anciens, qui sapaient depuis quelques temps ses minces dispositions à la joie ; à la différence du phénomène acoustique, qui décline rapidement, l’intensité de la douleur immédiatement sensible à sa conscience ne faisait qu’augmenter. Demeurer dans la fraîcheur artificielle de l’habitacle aux côtés de cet homme, qu’ayant cessé de désirer elle ne pouvait que mépriser, lui devenait insupportable. Lorsqu’il lui demanda : « Ça va ma chérie ? » Elle répondit : « J’en ai un peu marre. », en espérant retrouver le calme que requérait d’elle cette situation par la seule vertu performative de l’euphémisme ; peut-être qu’il ne lui serait pas désagréable de retrouver l’appartement et les étais du quotidien – elle avait maintes fois usé de cet expédient ; mais rapidement, la perspective du retour à une intimité forcée, au milieu des valises défaites, lui fut une torture. Puis cette pensée fut chassée par une sensation d’écœurement – elle ne supportait plus l’odeur des moquettes et des cuirs neufs, ni la pâte sonore euphorisante que servait une station de radio ciblant les quarantenaires –, bientôt suivie par une impression d’étouffement qui, bien qu’imaginaire, la poussa à contracter ses mâchoires et à coller son front contre la vitre. La main rendue moite par la conduite, que Pierre choisit de poser sur sa cuisse à cet instant, la brûla comme un fer. Elle la repoussa sans qu’il n’y vît rien d’alarmant.

Il lui indiqua les enfants d’un signe de tête et triompha : « C’est là que l’option multimédia prend tout son sens. » Elle pensa qu’il n’avait pas conscience, une fois de plus, de produire un slogan. Il poursuivit : « Avec la clim’ à fond et quelques DVD, on tient une semaine. »

Il rit fort à sa plaisanterie et les enfants surpris se détournèrent un instant des écrans qui les absorbaient au dos des sièges avant. Presque aussitôt, un effet sonore violent les ramena à leur film.

« Alors, il est bien ce dessin animé ? », fit Pierre qui ne reçut aucune réponse. Baissant la voix, il dit à Mariem : « Ne me dis pas que, là, il n’est pas concentré. » Il caressait déjà l’écran de son téléphone et s’adressait à sa compagne avec assurance : « L’appli’ que j’ai téléchargée hier soir. C’est une éval’ des aires d’autoroute. Quand on approche, elles sont signalées et elles sont commentées et notées par d’autres personnes. » Un long moment fut consacré à trouver l’information. « Tiens, deux bornes après le péage, y’en a une. Toilettes : 4,5/5. Salle de jeux vidéo pour les gosses. Spécialités régionales au menu du restau. On y est dans deux heures. »

Mariem savait qu’ils ne tarderaient pas à franchir le Tech. Elle s’imagina longer le fleuve jusqu’à la mer ; et cette pensée l’apaisa si pleinement, qu’elle décida en moins de sept souffles, que c’était là l’occasion de rompre nettement, comme casse une branche.

« Mais qu’est-ce que tu fais ? », dit Pierre, lorsqu’il se rendit compte qu’elle glissait quelques objets dans un petit sac à dos qui contenait une tenue de course.

Sans répondre, elle défit sa ceinture et dit : « Je suis désolée, c’est fini. » Dans ce qui sembla être un seul mouvement, elle quitta le véhicule, claqua la portière et commença immédiatement de courir sur la bande d’arrêt d’urgence.

Les automobilistes à l’arrêt purent voir surgir côté passager et suivre du regard, quelques instants, l’éclair jaune de la robe légère d’été et les longs cheveux noirs ondulés, qu’elle n’avait pas eu le temps de nouer et qui s’agitaient comme un lourd feuillage. Nombreux furent ceux qui tentèrent de la filmer avec leur téléphone portable.

Elle courait d’une foulée longue et leste malgré les sandales de cuir qui claquaient sur l’asphalte, gênée plus encore par l’idée que sa culotte était visible à chacun de ses mouvements. Elle voulut chasser la représentation douloureuse de Pierre qui hurlait à l’extérieur de la voiture.

Il fut forcé de se remettre au volant lorsque la file s’ébranla et que les klaxons le conspuèrent ; elle accéléra et se concentra sur sa respiration pour ne pas penser aux garçons qui pleuraient.

À une cinquantaine de mètres du panneau qui indiquait le passage du Tech, elle s’immobilisa et enleva sa robe. L’adolescent néerlandais qui dormait contre la vitre arrière de la voiture familiale ne vit pas le corps de la jeune femme en sous-vêtements blancs ; lorsque ses parents en s’exclamant le réveillèrent, les seins lourds avaient disparu sous le débardeur noir, les fesses et les jambes au galbe musculeux, en revanche, produisaient leur effet malgré le vieux short d’athlétisme ; une fois qu’elle eut lacé ses baskets, fourré ses habits dans son sac, noué ses cheveux et lancé son téléphone portable sous les voitures, elle enjamba la glissière de sécurité, dévala une pente sur plusieurs mètres et atteignit une piste qu’elle suivit à vive allure en direction du fleuve. Elle n’était déjà plus visible depuis la route lorsqu’elle entra dans le lit du Tech.

Pierre s’était garé sur la bande d’arrêt d’urgence et croyait devenir fou. Il ne répondait pas à ses enfants, qui hurlaient, car il ne savait que leur dire. Il fallut trouver quelque chose pourtant, pour que cessent les cris : « Elle va nous retrouver au péage, ne vous inquiétez pas, elle avait besoin de prendre l’air, je vous mets un autre film. » Le plus jeune, effrayé, pleurait toujours, mais l’aîné savait déjà profiter d’une faille :

« On peut être dépuni de console ?
— Oui, oui, mais rassure ton frère. »

Le jeu vidéo calma immédiatement le benjamin et Pierre se réinséra dans le flux qui avançait de façon intermittente comme un liquide dans une pompe engorgée. En proie à un afflux d’émotions violentes et de représentations contradictoires, il essayait de comprendre ce qu’il ne pourrait jamais s’expliquer. Tout en appelant frénétiquement Mariem dans l’espoir qu’elle finisse par décrocher, il roula sans le savoir sur ce qui restait de son téléphone.

Elle courait désormais dans le lit de basses eaux du fleuve, qui n’occupait, en ce début d’été et dans cette portion, que les deux tiers de la largeur qu’il avait creusée. Dans les galets blanchis et les poudres d’alluvions, elle suivait le cours glauque enjambant parfois de simples filets d’eau qui s’éloignaient du cours principal et le rejoignaient plus loin. Elle les franchissait d’un bond et passait de bancs de sables à des pierres brûlantes dont la taille lui permettait tout de même de conserver une allure soutenue. Le soleil frappait impitoyablement et semblait vouloir empêcher ce qu’il restait du Tech, en l’asséchant, de parvenir jusqu’à la Méditerranée. Sur les rives, les saules et les bouleaux, qui s’élevaient parfois au centre du lit bien qu’en formation plus dispersée et selon des proportions plus réduites, offraient une ombre inaccessible à une coureuse. Il eût fallu marcher dans les buissons pris dans les berges vaseuses et risquer de débusquer quelque couleuvre. Elle aimait mieux filer avec l’eau vive et se tenir éloignée des bosquets qui abritaient des eaux partiellement stagnantes dont l’odeur de putréfaction végétale lui parvenait parfois.

Comme elle allait passer sous un pont, elle avisa en contrehaut un homme qui avait appuyé sa moto de cross contre le parapet. Il la regardait venir derrière ses lunettes de soleil et lorsqu’elle hocha la tête en signe de salut, il resta parfaitement immobile. Il n’était pas méditatif ni songeur, mais attentif à elle bien au-delà de la grossièreté. Elle eut le temps d’examiner l’inconnu d’une trentaine d’années : torse nu, il exhibait des tatouages pseudo-mélanésiens pour accentuer l’impression de virilité que voulait donner une musculature des membres supérieurs disproportionnellement développée. Sa peau épilée était très bronzée et il portait une barbe courte très finement dessinée, une coupe rase au niveau de la nuque et des tempes, qui semblait coiffer d’une calotte le sommet de son crâne. Une enceinte portative, posée à ses côtés sur la rambarde, saturait sous l’effet d’une musique techno si agressive qu’elle était paradoxalement appropriée à une écoute en plein air, au bord d’une route assez fréquentée. Lorsque Mariem passa sous le pont, la musique cessa ; de l’autre côté, elle ne se retourna pas, mais entendit la moto qui démarrait. Le bruit affreux de ce moteur, pétarade déchirante de petite cylindrée, il lui sembla l’entendre à plusieurs reprises lors de son parcours. Une fois même, arrêtée sous un gigantesque buisson poussé au beau milieu du fleuve, elle crut bien qu’il venait de l’aval. Elle comprit qu’à travers les arbres de la berge, le mélomane s’était arrêté pour l’épier sans être vu.

Elle courut longtemps sans rencontrer personne et, par deux fois, elle dut quitter le lit qui devenait impraticable, traverser le rideau d’arbres et chercher une piste qui était tracée parallèlement au cours. Il s’en présentait – alternativement et parfois simultanément – des deux côtés et elles serpentaient parmi des roseaux. Mariem y retrouva le rythme de course qui est si agréable au coureur aguerri lorsqu’il se trouve placé dans un état psychique proche du plaisir par la répétition de sa foulée et la libération des endorphines ; à la faveur de cet état, elle cessa d’éprouver les sensations d’effort et s’apaisa.

Elle renoua avec un flux intérieur fait de représentations et d’idées qui ne se présentaient plus, cette fois-ci, sous une forme hostile et douloureuse ; elles fusaient sans plus la heurter, s’ordonnaient dans une clarté inédite et lui devenaient assimilables : elle était certaine désormais de ne plus aimer Pierre, qu’elle avait rencontré quatre ans auparavant alors qu’elle était l’assistante de vie scolaire de son benjamin. Ce vibrion, atteint de troubles de l’attention – elle le voyait désormais comme un cupidon maladif –, les avait mis en présence, et l’élan donné par la chiquenaude de l’attirance physique avait été soutenu un moment par un vague désir de stabilité. Elle ne croyait plus que l’amour fût une question de vérité et savait que leur couple s’était usé comme s’usent les joies ; et bien qu’elle ait voulu s’y contraindre, elle n’était pas parvenue à devenir tout à fait la mère de famille dévouée et performante qu’elle avait cru vouloir être. L’inconsistance de ce rôle et de ce lien, qui ne s’était d’abord manifestée que par un manque d’entrain, avait, tel un feu privé d’oxygène, lentement brûlé dans son for intérieur, le saturant de fumées chaudes.

Dès qu’une trouée dans les roseaux et les arbres lui permit de constater que le lit était à nouveau praticable, elle y redescendit car elle était certaine que c’était là sa route : au bout, avant la fin de l’après-midi, il y aurait la mer et la possibilité de renaître à une vie propre. Elle eut le sentiment que courir, pour la première fois, avait un sens.

Au gué d’Ortaffa, elle éprouva le besoin de faire une pause afin de boire. Il y avait dans son sac à dos un fond de gourde chaud au goût de plastique.

Elle s’assit sur le tablier en béton, qui était perpendiculaire au cours et marquait le passage à des eaux plus profondes. Elle ôta ses chaussures pour tremper ses pieds ; s’aspergea abondamment afin de se rafraîchir et se coiffa de sa robe car le soleil à cinq heures du soir était toujours aussi brûlant. La retenue engendrait une chute d’eau dont le fracas torrentueux occupait tout le champ sonore.

Mariem n’entendit donc pas la voiture qui arriva de l’autre côté du gué et se gara au milieu de celui-ci, comme le lui permettait une voie bétonnée juste assez large. Trois hommes en sortirent qui venaient pêcher. Deux s’affairaient pendant que le troisième, un jeune homme d’une vingtaine d’année, ayant aperçu Mariem, vint droit vers elle et engagea grossièrement la conversation :

« Tu sais ma sœur, c’est pas très bien pour une rebeu de se promener seule comme ça, dans cette tenue. La vie d’ma mère, tu nous fais honte.
—  Je m’appelle Mariem Calvet et c’est une tenue de course.
— T’es mariée avec un français ?
—  Non. Mes parents s’appellent Monsieur et Madame Calvet.
—  T’es adoptée alors ?
—  Oui. »

Il triompha : « Ah voilà, alors t’es une reubeu, c’est le sang ça, ma sœur, t’y peux rien. »

Elle aurait voulu lui répondre qu’elle n’était pas sa sœur et qu’il ne savait pas davantage qui étaient ses frères et surtout ses maîtres. Elle se contenta de dire :

« Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît.
—  Ça va, je t’ai pas agressée ! Tu te calmes ! » Il s’était approché et se penchait au-dessus de Mariem. Elle ne se sentait pas vraiment menacée, car elle n’avait jamais connu la violence physique, mais était lasse de subir cette scène et quelque peu humiliée par l’interrogatoire et les postillons.

Soudain, une phrase criée en arabe par un homme plus âgé, qui dépliait une canne, fit qu’il s’interrompit et revint sur ses pas immédiatement, tout à fait comme un chien.

Elle reprit sa course sur la piste qui devenait plus large. Le lit serait dorénavant inaccessible car le fleuve voulait mériter son nom ; au détour d’un virage, elle aperçut, à une trentaine de mètres devant elle, le motard en embuscade, s’arrêta et lui cria : « Mais vous êtes tous tarés ! » Pour toute réponse, il tourna la poignée de l’accélérateur comme s’il ne faisait qu’un avec sa machine.

Moins effrayée qu’excédée, Mariem escalada la clôture d’un champ qui se situait à sa droite et enfila une rangée de haricots dont la terre, récemment irriguée, alourdit sa foulée. Elle passa entre d’immenses serres en redoutant de rencontrer leurs propriétaires. Des aboiements lui indiquèrent que des chiens étaient à ses trousses ; une peur que l’espèce avait dû déposer en elle, la poussa à sprinter et à franchir une autre clôture d’un bond, dans une sorte de mouvement réflexe ; son pied arrière heurta un fil de fer et elle se fût probablement blessée dans sa chute si elle n’était parvenue à exécuter un roulé-boulé à travers une haie de cyprès. Elle se releva et reprit haleine, passant en revue ses écorchures. Elle entendit les deux molosses – qu’elle n’avait même pas vus – qui terminaient leur course contre le grillage et aboyaient furieusement de la sentir si proche.

À quelques mètres d’elle, un lac dont on pouvait embrasser l’étendue d’un seul coup d’œil, avait surgi comme dans certains contes. C’est seulement à cet instant qu’elle prit conscience du fait que le soleil ne frappait plus directement les choses et les êtres. On le sentait qui brûlait derrière un plafond de fumée noire. Elle n’avait pas vu mûrir cet orage qui ne tarderait pas à crever. Quelques familles de promeneurs regagnaient leurs voitures et quittaient les lieux en passant devant elle, avec le balancement caractéristique de la progression lente sur un chemin de terre creusé d’ornières. Un père baissa sa vitre et lorgna ses cuisses : « Faut vous abriter pasque ça va péter dans pas longtemps. I nous reste une place si vous voulez. » Elle déclina l’offre, car elle aurait eu l’impression de remonter en voiture avec Pierre.

Vaguement rectangulaire – tous ses angles étaient arrondis –, le plan d’eau artificiel était bordé d’une piste de quelques kilomètres, qui, à mi-longueur et perpendiculairement à elle, s’avançait sur le lac en manière d’isthme pour atteindre une presqu’île boisée. Un panneau situé à quelques mètres de Mariem indiquait que la zone arborée qu’elle apercevait à plusieurs centaines de mètres, au milieu du lac, cachait une aire de pique-nique. Elle prit une allure de demi-fond et l’orage éclata alors qu’elle courait sur la piste étroite qui y menait ; lorsqu’elle y parvint enfin, elle était à peine mouillée et goûta la fraîcheur que répandaient la pluie serrée, le vent qui se levait. Elle se précipita sous un genre de kiosque, enfila un collant de course et un coupe-vent sur ses membres zébrés de traces rouges, s’assit sur un banc de bois et ramena ses jambes contre sa poitrine. Là, elle sirota ses dernières gorgées d’eau chaude et pensa que ces installations étaient conçues pour des individus qui acceptaient docilement de se consacrer au peu de temps de loisir qui leur était octroyé, sans jamais remettre en question le bien-fondé des moments ou des lieux qu’on leur suggérait – la forme qui en découlait ne pouvant qu’être pauvre ; elle se jura qu’elle déserterait pour toujours ce circuit qui la menait chaque année, d’aires en zones, dans une transhumance vaine vers la location sur la Costa Brava.

De l’endroit où elle se trouvait, elle ne pouvait pleinement profiter du spectacle de l’orage sur le lac, car la clairière était cernée d’immenses peupliers et la plage bordée de saules pleureurs. En regardant au pied des arbres, elle apercevait cependant la blancheur des eaux qui reflétaient le demi-jour, et parfois l’éclat de la foudre. Outre le souffle du vent dans les branches, la pluie, qui battait le toit, fouettait les feuillages et le sol, elle percevait au loin le son de l’averse sur le lac. Dans ce concert, tranchait sporadiquement la cymbale d’un coup de tonnerre qui, chaque fois plus proche de l’éclair, indiquait à Mariem que l’orage venait à elle.

Elle perçut très tardivement, en raison du vacarme, la détestable pétarade de la moto de cross et vit presque immédiatement l’homme du pont qui plaçait l’engin sur sa béquille du côté de l’isthme, à l’orée de la clairière, et marchait d’un pas vif vers le kiosque. C’est alors qu’elle eut peur pour la seconde fois, d’une terreur qui, parlant directement à son corps – et avec trop d’intensité – la paralysa tout d’abord. Après ce court instant de confusion, elle se précipita vers l’eau, dans la direction diamétralement opposée au jeune homme et après quelques foulées effectuées péniblement dans le lac, plongea et nagea aussi longtemps qu’elle put. Ses muscles commençaient à se tétaniser et ses poumons la brûlaient lorsqu’elle se retourna. Parvenue à une centaine de mètres de la berge, elle comprit qu’elle n’aurait pas la force de traverser et ne pourrait pas le prendre de vitesse de la sorte : il pouvait, avec sa moto, l’attendre où qu’elle décide de sortir de l’eau.

Peut-être le savait-il lui aussi, car il semblait attendre tranquillement qu’elle revînt ? Elle s’épuisait à flotter et n’osait pas faire la planche – il eût fallu le quitter des yeux ; elle choisit de revenir à une vingtaine de mètres du bord – d’une brasse qu’elle ne coulait pas. Elle avait à peine pied, son souffle était court et elle se sentait prise de crampes alors qu’elle sautillait pour maintenir sa tête hors de l’eau et qu’elle peinait à garder les yeux ouverts. Elle était frappée directement par une pluie battante qui ruisselait sur son visage et assourdie par les éclaboussures à la surface. Lui, souriait, assis à côté de son sac, dont il avait vidé le contenu sur le sable mouillé. Il examinait tranquillement sa carte d’identité et son permis de conduire. Il n’était pas effrayé par l’orage, pas plus qu’il n’était gêné par la pluie. Une extrême anxiété faisait s’entrechoquer les représentations et les hypothèses dans l’esprit de Mariem : quelles que pussent être ses intentions, il n’avait rien du jaguar, car il se refusait à venir dans l’eau ; peut-être se contenterait-il, à la fin, de la peur qu’il suscitait. Il souriait en tout cas, comme on l’eût fait d’un bon tour qu’on a joué, mais son sourire semblait particulièrement mauvais ; et s’il se délectait par avance de la douleur qu’il lui infligerait ? Comme lui revint en mémoire la lecture d’un article de magazine féminin sur la sidération et le face à face avec l’agresseur, elle hurla sans conviction et d’une voix qui s’étrangla : « Je vais sortir de l’eau et vous allez me laisser tranquille ! »

C’est le moment qu’il choisit pour se jeter à l’eau avec une vivacité extrême. Mariem se remit à nager sans même en prendre conscience. Elle entendit le fracas et les éclaboussements d’un crawl nagé en force. Il fondait sur elle. Lorsqu’il fut presque à portée de ses jambes, il s’aperçut qu’elle avait disparu. Adoptant une position verticale, il immergea sa tête pour sonder les eaux si troubles qu’on n’en distinguait pas le fond. C’est de ce sol vaseux, à trois mètres de profondeur, qu’elle remonta avec une vitesse que seule une forte impulsion avait pu lui donner pour se coller contre son dos, crocheter son buste de ses jambes et nouer ses bras autour de son cou. Elle fit corps avec lui comme en une constriction ; il sentit les seins s’écraser dans son dos, sa joue contre la sienne, mais surtout l’étau qui comprimait sa pomme d’Adam et sa jugulaire avec la force que conférait à Mariem le désir d’en réchapper. Il s’évanouit en quelques secondes, sans même avoir la possibilité, faute d’appuis, d’exercer sa supériorité physique, ni même d’émettre un son qui fût humain.

Elle traîna avec peine le corps inconscient sur le bord, ramassa ses affaires et passa sous le couvert des arbres en pleurant de colère, puis de joie – elle avait réprimé un désir intense de le tuer en écrasant sa tête à l’aide d’une pierre. Sur la piste elle s’arrêta devant la moto, ôta la béquille et la poussa dans l’eau. C’était là une amputation. Il pleuvait encore lorsqu’elle se remit à courir dans le crépuscule.

En coupant à travers champs, elle retrouva les abords du fleuve, large et boueux et la piste qui disparut au profit d’un chemin tracé dans une terre sèche et sableuse de laquelle émergeait de misérables buissons caractéristiques de la flore dunaire, mais aussi des joncs qui témoignaient de la présence de l’eau en d’autres saisons. Le cours large et plein ne cessait de gonfler dans la course à l’estuaire. En progressant vers la mer, elle retrouva la profondeur de champ et les arbres se firent rares et ras. Le cours passait de gorge à bouche – vomissait et buvait – et finit par placer ses rives à cent mètres l’une de l’autre.

Comme l’orage cessait, monta l’odeur de l’air marin, si forte qu’elle se faisait goût et elle fut caressée, puis pénétrée par le souffle iodé ; peu à peu, la rumeur des vagues lui devint audible. Le sol insensiblement devint sable, et devant elle des dunes dissimulèrent encore quelques instants la plage que léchait une mer d’ardoise.

Elle marchait non pas encore véritablement sur la plage mais sur une bande limoneuse qui barrait perpendiculairement l’estuaire et réduisait le passage des eaux à un canal étroit.

En se retournant, elle pouvait deviner, au loin, la source, dans le hérissement des massifs et, devant elle, contempler la mer troublée qui ne cessait de refuser le don du fleuve. L’horizon ne se fondait pas dans les flots, comme par beau temps : les nuages abondants contrastaient fortement avec les eaux grises et ces sortes de monts en suspension semblaient une frise d’écume, à laquelle s’alimentaient les vagues avant de se briser selon une série qu’elle eut plaisir à identifier.

Comme la nuit montait, elle avançait lentement sur la partie inclinée et humide que lissait l’étalement des plus fortes lames. Elle continua jusqu’à ce que la lumière du jour lui fût entièrement retirée et qu’apparût au loin le scintillement d’un port.

Les frissons dont elle était saisie ne devaient rien au vent qui glissait sur ses vêtements humides : ils émanaient du tréfonds de son être et provenaient du débord d’une force inconnue qui se répandait progressivement dans tous ses membres, comme un sang renouvelé. Elle rit de l’idée qu’elle avait, en quelque sorte, payé le prix de cette joie neuve à quelque entité omnipotente, à laquelle elle ne croyait même pas.

La série de vagues s’était modifiée sans qu’elle en prît conscience.

Oûtis

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