Rose Béton, Brique Noire : quand la métropole innove dans la censure

[Toulouse] « L’appellation vandale doit retrouver sa vigueur originelle »

paru dans lundimatin#212, le 14 octobre 2019

La métropole toulousaine première sur la censure. Après de nombreuses campagnes répressives contre l’expression des habitant.es de la ville, elle innove en ayant recours à des mercenaires. Ainsi elle fait d’une pierre deux coup, elle se valorise sur le marché des métropoles branchées et fait taire les voix dissonantes. C’est gagnant-gagnant mais peut-être pas pour tout le monde.

Le 24 juillet 2019 une fresque de ’street art’ est inaugurée sur les bords du périphérique toulousain au niveau des Ponts Jumeaux. Le projet est réalisé suite à un appel municipal auquel ont répondu dix artistes locaux. A priori, la collaboration semble peu cohérente avec la guerre menée depuis plus de vingt ans par la mairie de Toulouse contre les inscriptions urbaines [1]. Guerre qui a d’ailleurs pris un tournant particulièrement radical ces dernières années. La mairie a sorti les grands moyens en créant une hotline dédiée (Allotoulouse) et en développant une application citoyenne pour faciliter la délation (onglet ’tag’ sur l’appli allotoulouse). L’effacement est devenu méthodique, structuré. La brigade contre les incivilités (anciennement ambassadeurs d’espace public) arpentent les rues armés de leurs ’zapettes’ (certains élus en sont également munis) pour photographier les inscriptions indésirables et envoyer sur place des groupes d’effaceurs, chacun spécialisé dans un domaine (peinture, sableuse, solvants). Au total, c’est plus d’une centaine de personnes qui sont mobilisées chaque jour entre les différents pôles qui divisent géographiquement le territoire de la métropole. En plus des missions quotidiennes, des procédures d’urgence ont été créés pour effacer en moins de 48h les messages dits ’injurieux’ (comprenez politiques) à la demande des habitant.es, des élu.es ou de la police. Des astreintes ont même été mises en place pendant les premiers temps des gilets jaunes pour effacer les graffitis tout de suite après les manifestations. La mairie investit de la main d’œuvre, du temps, du matériel et donc beaucoup d’argent dans cette guerre sans fin. Même si elle reste relativement opaque sur les dépenses, les coûts annuels de l’effacement avoisinent les 4 millions d’euros, somme à la laquelle s’ajoutent des locations exceptionnelles de nacelles pour aller traquer les graffitis en hauteur, ou des interventions de prestataires privés. En 2018, deux cordistes parisiens furent par exemple missionnés pour descendre en rappel sous le pont Saint-Pierre afin de raboter à la meuleuse les graffitis qui s’y trouvaient.

Cette guerre est destructrice pour les inscriptions, mais elle ne ménage pas non plus les murs et le mobilier de la ville. Ni les employés municipaux d’ailleurs qu’elle plonge dans un bain de sable, de solvants et de jets à haute pression dès 5 heures du matin, puisque l’hyper-centre doit être dégagé de ses inscriptions non-invitées avant que la ville se réveille. Les effacements à répétition laissent place à des rectangles gris aux formes hasardeuses, à des surfaces scarifiées, percées. Face à cet acharnement, la ville finit parfois même par dévoiler ses entrailles, sa chaire briquette. Ce champ de bataille est un décor plutôt anxiogène, quelque peu contradictoire avec les prétentions culturelles et patrimoniales auxquelles aspire la ville rose (candidature Unesco, etc.). 

Marchands de couleurs, mercenaires de la métropole !

La figure de l’artiste cloisonne automatiquement des pratiques et des formes pour en exproprier d’autres. L’assimilation de certains groupes ou savoir-faire au monde de l’art permet aux institutions de s’en emparer et par le même coup de produire ses marges. A la manière dont on pose un cadre sur une toile, celui-ci délimite un dehors tout en mettant en valeur le dedans.

En mandatant dix graffeurs pour peindre 236 mètres de murs anti-bruit le long du périphérique nord, cette même ville se place en soutien du graffiti. Elle vante le savoir faire d’artistes locaux, ne leur impose aucune thématique et va même jusqu’à leur offrir des gilets jaunes ’Toulouse Métropole’. Au même moment où cette fresque est peinte, la mairie commence à effacer plusieurs kilomètres de graffs sauvages qui coloraient le périphérique sud depuis plus de 2 ans. Des centaines de blaz, de lettrages et de formes diverses se mêlaient, se laissaient vivre dans une présence partagée. Le tronçon de périphérique en question était aussi recouvert de graffitis avant la fresque. Des illégaux. Des ’moches’. Les nouveaux graffitis, les ’beaux’, sont le camouflage de la guerre que la métropole mène contre eux. Cette approche du ’street art’ relève d’une sorte d’intelligence tactique, d’une expérience de la répression. 

En collaborant avec les artistes locaux, la Métropole utilise les ’lois’ du graffiti. Elle compte sur la notoriété des peintres pour décourager les autres graffeurs de venir recouvrir les fresques. Comme des corsaires qui se vendent à la couronne pour chasser les pirates, les ’street artistes’ sont payés, reconnus et gagnent une visibilité sur le marché de l’art. On entend souvent dire que le graffiti a fait un mouvement d’aller-retour entre les galeries et la rue. Mais c’est le ’street art’ qui est retourné dans la rue, et qui a transformé cette dernière en galerie. Les façades d’immeubles et les bords de périphérique sont devenus des lieux d’exposition qui touchent beaucoup plus de public qu’une salle.

Le tenant des contrats Toulousains, le 50CINQ, est le résidu apprivoisé de la Trueskool. Ce crew de graffeurs et de graffeuses a eu son heure de gloire dans les années 90 lorsqu’il était acteur et moteur du monde du graffiti clandestin (À un moment où l’effacement n’était pas aussi radical. Ilels ont bien profité des murs de Toulouse pour se faire la main et la réputation). Leur position, liée à une réputation bien entretenue au sein de la rue, permet aux politiques municipales de se glisser insidieusement au sein des espaces micro-politiques du graffiti illicite. Précisément au sein de l’informalité qu’elle essaye de détruire. L’utilisation mercenaire de ces ’ancienn.es’ qui ont battu le pavé permet d’assurer un service après-vente pour que les fresques ne soient pas vandalisées. La prise de direction de ces forces politiques locales rappelle les mécanismes d’administration coloniale : ne pas remplacer toute la structure mais l’absorber [2].

Depuis quelques années, la municipalité de Jean-Luc Moudenc tente donc de mettre en place une censure plus subtile. Plus rentable aussi selon Jean-Charles Mourey, chef de district à la Direction interdépartementale des routes du sud ouest, autre sponsor de la fresque du périphérique. Il explique que l’État dépense plus de 30k par an et mobilise des employés 140 jours par an pour nettoyer les murs antibruit de la ceinture toulousaine. Le nouveau dispositif quant à lui a nécessité un investissement de 50k et a fait appel à des prestataires extérieurs. A long terme, il serait donc à la fois plus efficace mais également moins coûteux, et surtout il produit un nouveau marché.

Et le spectacle commence, ni art ni street !

Le ’street art’ est une toile qui recouvre les marques indésirables et masque la gestion économique et sécuritaire de la ville. Les fresques sont à la fois des armes et des camouflages dans le plan de reconquête de l’espace urbain. Comme les animations constantes sur les places de la ville, les événements et festivals, ou encore le Minotaure [3], c’est par l’angle du plaisir que la métropole étend son emprise. En colorant les murs, les fresques suscitent une adhésion spontanée bien légitime. La ville grise et triste laisse la place à la métropole colorée et joyeuse. La contestation devient inaudible et les habitant.es sont appelé.es à faire corps avec leurs métropoles. Pourquoi s’opposer à ce qui met la ’bonne ambiance’, qui plus est en faisant appel au patrimoine underground ? La true scool et la machine sont les portes-flingues d’une politique qui aboutit d’une part au rétrécissement des espaces d’expressions et d’autre part au renchérissement des loyers. 

Ce spectacle, simulacre du graffiti, le réduit à sa finalité la plus fade : une autre forme d’art contemplatif. Une négation de l’esprit de révolte qui l’a fait naître et sa transformation en une pure marchandise. Ces fresques sous vide sont produites en série. Les mêmes motifs, lettrages et figurations apparaissent dans toutes les villes de France et toutes se valent par leur manque de singularité. La cooptation de ces artistes apprivoisés, au sein du cadre circonscrit par la municipalité produit immanquablement la morosité, la normativité, le manque de spontanéité et l’ennui. Notre modèle économique d’investissement permanent a besoin de ses marges pour innover, et nous en avons l’illustration en couleur : sympathique, décoratif, inoffensif, et monétisable. Les marges sont motrices d’énergie et de créativité qui peuvent devenir pour les investisseurs une nouvelle source de vie à occuper, à assécher. Ce mariage du subversif de façade et de l’institution politique marque probablement ici l’apparition de l’art classique de demain. 

Toulouse Métropole se présente depuis quelques années comme capitale du graffiti français et tente de renouer avec un ’patrimoine’ qu’elle s’évertue à priver de présent. Le festival Rose Béton et d’autres du même acabit sont l’occasion pour la mairie de se présenter en acteur culturel, mais également de se placer sur le marché touristique. Jean Luc Mouduc, est très investi dans la compétition internationale des métropoles. Il se doit de posséder dans son catalogue un book de belles fresques bien garnies et colorées pour vendre la ville. Avec le ’street art’, la Métropole veut offrir une image alléchante pour les investisseurs et un beau divertissement aux habitant.es. Rose Béton n’est pas le premier ni le seul, mais il tient une place symbolique forte dans ce processus de normalisation.

L’appellation vandale doit retrouver sa vigueur originelle et donner à ces fresques du pouvoir les outrages qu’elles méritent.

Quand la bonne ambiance sent le cadavre nous n’avons pas d’autres choix que de ruiner la fête.

[1La mairie a plutôt tendance à traiter l’affichage et les tags sur le même plan que la saleté et les ordures : https://actu.fr/occitanie/toulouse_31555/toulouse-tags-ordures-affichages-sauvages-frais-nettoyage-seront-factures-contrevenants_25587239.html

[2Toutes proportions gardées bien entendu. Et il ne s’agit pas d’un discours caché, c’est très explicite dans ce reportage de France 3

[3La compagnie la machine qui occupe le même créneau que la trueskool sur le spectacle de rue : accompagner la destruction de nos vi(ll)es par le divertissement et le spectacle.

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