Une soirée de lancement est organisée jeudi 27 mars à la Parole Errante à Montreuil en présence d’une partie du cercle d’écriture et de membres de différents collectifs du réseau de Géorgie, du Chili, du Soudan et de France. Des lectures publiques et une discussion sur le texte, ses attendus et ses implications seront suivies d’un repas et d’une soirée en musique.
Bonnes feuilles
Si les avant-gardes d’un autre temps prétendaient marcher un pas en avant des masses, nous savons que nous marchons un pas en arrière des soulèvements populaires des dernières décennies. Nous avons grandi dans leur sillage, ils ont été notre meilleure école. À partir de là, nous essayons de tisser la trame d’une expérience générationnelle. De cette expérience qui relie toutes celles et ceux qui, quel que soit leur âge, leur genre, leur ethnie, leur religion ou leur langue, ont reconnu, au plus profond de leur cœur et de leur corps, l’émergence d’un nouveau cycle révolutionnaire.
Aucune des idéologies ni des grilles d’analyse politique dont nous avons chacun
e hérité n’est seule à même de saisir le tumulte de notre époque. C’est pourquoi nous n’avons pas cherché à en créer de nouvelles. En revanche, nous avons une idée de la méthode qui nous permettra de trouver de nouvelles voies praticables pour faire sens et corps ensemble. L’internationalisme est le nom de cette méthode.La tâche révolutionnaire est en partie devenue une tâche de traduction. Partager et traduire nos perceptions de la réalité, puis les mettre en circulation, sont les premiers pas de notre méthode. Nous avons rassemblé ici les premiers éléments saillants issus de ces partages et essayé de les ordonner pour qu’ils puissent servir à quiconque voudrait participer activement à la suite des évènements.
Palestine (2000, 2005, 2020), Argentine (2001), Kabylie (2001), Géorgie (2003, 2024), Ukraine (2004, 2014), Liban (2005, 2019), France (2005, 2018, 2023), Kirghizstan (2005, 2010, 2020), Biélorussie (2006, 2021), Islande (2008), Grèce (2008, 2011), Iran (2009, 2017, 2017, 2019, 2022), Pérou (2009, 2022), Syrie (2011), Maroc (2011), Libye (2011), Tunisie (2011), Espagne (2011), Égypte (2011), Royaume-Uni (2011), États-Unis (2011, 2014, 2015, 2020), Yémen (2011), Bahreïn (2011), Québec (2012), Thaïlande (2013, 2020), Brésil (2013), Soudan (2013, 2018, 2019), Turquie (2013), Burkina Faso (2014), Hong Kong (2014, 2018), Bakur-Kurdistan (2015), Corée du Sud (2016), Nicaragua (2018), Irak (2019), Catalogne (2019), Équateur (2019), Chili (2019), Inde (2019), Haïti (2019), Algérie (2019), Colombie (2019, 2020, 2021), Birmanie (2021), Kazakhstan (2022), Sri Lanka (2022), Sénégal (2022-2023), Bangladesh (2024), etc.
Ceci n’est pas seulement la liste, incomplète et inachevée, des révoltes de notre temps. Derrière chaque nom, derrière chaque date, il y a des centaines de milliers de visages, de rêves et de vies. Chacune des lignes qui suivent est un hommage aux insurgé
es qui ont participé à ces moments. À celles et ceux que nous avons rencontré, à celles et ceux que nous rencontrerons et à celles et ceux que nous ne rencontrerons plus jamais. À ceux et celles qui sont tombées parce qu’elles aimaient la vie. C’est pour nous, mais aussi pour elles et eux, que nous avons décidé de reprendre le chemin. Empli es de leur présence et de leur énergie. C’est à elles et eux toutes que nous dédions ce texte.De la marge au peuple
Au cœur de Paris, lors de la soirée insurrectionnelle du 1er décembre 2018, après avoir enfoncé les portes de l’ancienne Bourse aux côtés d’un Gilet Jaune blanc et d’un militant d’origine marocaine, un adolescent noir lâche avec enthousiasme : « C’est nous le peuple… Wallah, c’est nous le peuple ! »
La révolte met à bas les séparations produites par les centres. Elle remet en jeu ce qu’est le peuple. C’est en se rencontrant dans les cortèges révolutionnaires de 2019 et lors du sit-in de la place d’al-Qeyada, que des Soudanais
es de toutes les régions du pays se sont retrouvé es à échanger autour de leurs expériences plurielles, des injustices et des discriminations qui les concernaient tous tes, mais de manières différentes. C’est dans la révolte qu’elles ont pu éprouver leurs rencontres et scander ensemble : « L’unité est le choix du peuple ! »Le soulèvement brise le peuple figé construit par les romans nationaux, les idéologies fascisantes et les dogmatismes militants. Par leurs appels à l’unité, les marges insurgées ont souvent tenté de réinventer un peuple à leur mesure. C’est pour cela qu’en France, un mouvement principalement blanc comme les Gilets Jaunes fut très fort chez les populations colonisées en Guadeloupe ou à la Réunion, et qu’on trouvait parmi ses principales figures une femme noire, un fils d’émigré portugais ou un jeune gitan. Ou encore qu’un petit patron et une ouvrière pouvaient tenir ensemble un blocage. Au Sri Lanka, le soulèvement de 2022 a réuni, non sans frictions, des moines bouddhistes, des personnes queers, des Cingalais
es et des Tamoul es montrant au grand jour le peuple comme ce qu’il est : pluriel et toujours en devenir.Tisser ensemble les différents fragments des marges se fait tant par les discours que par les gestes. Les révolutionnaires syrien
nes l’avaient bien compris en utilisant le mot kurde azadi (liberté) comme appel aux Kurdes ; les Azéris d’Iran en chantant « Kurdistan les yeux et la lumière de l’Iran » pour rassembler des minorités historiquement antagonistes ; ainsi de l’utilisation du drapeau mapuche dans les manifestations de 2019 au Chili et du drapeau kabyle dans le Hirak en Algérie. Dans le feu des soulèvements, ces gestes furent autant de tentatives d’étendre le peuple.Pourtant, aucun segment des marges n’est capable d’unifier indéfiniment la diversité d’un peuple. Plus que des visions du changement ou des convictions idéologiques, ce sont le partage des expériences vécues depuis les marges, les pratiques insurrectionnelles, la résistance face à la répression et l’organisation de la survie immédiate qui ont permis l’unité. Mais d’un côté les régimes n’auront de cesse de chercher à diviser le mouvement par toutes sortes de moyens et de l’autre, les divisions préexistantes reviendront à la première occasion, fragilisant la cohésion née de la révolte. Nous laissant face à une question de taille : comment maintenir notre unité au-delà de l’acmé du soulèvement ?
Un peuple est toujours plusieurs choses à la fois. Il peut être trompé, opprimé, participer à sa propre défaite ou à celle des autres peuples, divisé avec ses fragments qui se battent les uns contre les autres. Mais un peuple peut aussi, en de rares occasions, se rassembler autour d’une volonté collective pour se libérer de la classe politique qui le gouverne. Ce qui détermine lequel de ces possibles prend corps, ce sont les relations entre le peuple révolté et ses différents fragments. En se rejoignant, en s’unissant même de façon éphémère malgré les obstacles et les contradictions, les différentes parties des marges, avec les dissident
es des centres, dessinent un peuple au sens nouveau. Un peuple au potentiel révolutionnaire.Le début de cette nouvelle décennie nous rappelle cette idée simple mais douloureuse : la progression de la révolution entraîne le durcissement de la contre-révolution.
Les soulèvements ont renvoyé tous les régimes, quels qu’ils soient, à leur inadéquation radicale avec les aspirations populaires. Et au risque qu’ils encourent. Incapables de raviver la foi dans leurs projets moribonds, la première réponse des pouvoirs à la colère fut la terreur. Les soulèvements ont laissé sur leur passage tant de martyr.es, de prisonnier.es et d’exilé.es. La militarisation des territoires et la criminalisationdes luttes n’ont cessé de se durcir, les disparitions forcées et les tortures se sont multipliées. Pour ajouter aux horreurs nationales, les généraux russes, iraniens, français et américains se sont rendus partout au chevet des régimes menacés. Des bombes lacrymogènes et ’l’expertise française en maintien de l’ordre’ ont été envoyées à Ben Ali, des policiers allemands et des systèmes de cybersécurité israéliens au Chili, des milices iraniennes et des bombes russes au secours de Bachar el-Assad. L’écrasement de nos insurrections ne fut pas que national, il fut mondial.
Passé le souffle des révoltes, ce qui surnage, ce qui se renforce et s’organise même, est le plus souvent une forme ou une autre de réaction. Partout les classes dominantes défendent férocement leurs intérêts, coûte que coûte. Et d’un bout à l’autre de la planète, les seules forces organisées qui semblent tirer leur épingle du jeu sont des formations au mieux conservatrices, au pire fascistes. L’ère d’insurrections que la dernière décennie avait ouverte s’est vu contrée par une réponse protéiforme d’ampleur : une tentative mondiale de contre-révolution.
Derrière chaque fascisme gît une révolution ratée
La contre-révolution n’est pas seulement une opération contre-insurrectionnelle mondiale. Elle n’est pas non plus une simple restauration, un retour à l’ancien régime, un rétablissement d’un ordre social malmené par les conflits et les révoltes. Elle construit activement un ordre nouveau à sa mesure et à son usage. Elle façonne les mentalités, les comportements culturels, les goûts, les us et les coutumes. Elle réactualise les formes de surveillance et les techniques répressives. Et, partout, elle préserve les intérêts du Capital. Mais il y a autre chose : la contre-révolution se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances que celles sur lesquelles pourrait s’appuyer la révolution ; elle occupe le terrain de l’adversaire et donne d’autres réponses aux mêmes questions. Elle réinterprète la révolution à sa manière.
En même temps que les révolutionnaires sont écrasées, dispersées et isolées, les têtes de l’hydre que nous pensions avoir tranchées repoussent lentement. Que ce soit à travers les costumes décoloniaux que revêtent Poutine ou Xi Jinping, les « rébellions » antisystèmes des Trump ou Bolsonaro, les guerres pour la démocratie du ’monde libre’ comme en Lybie, les forces réactionnaires tentent d’utiliser les aspirations des soulèvements afin de mieux empêcher leur retour. En Argentine, le “afuera ! ” (dehors !) de Milei fait écho au “que se vayan todos” (qu’ils s’en aillent tous !) des révolté.es du début du siècle. On n’écrase jamais mieux le désir de liberté qu’en se présentant comme libérateur.
En 2024, Donald Trump participe à des meetings où l’on voit indifféremment des slogans comme “Soyez ingouvernables” et “déportation de masse maintenant”. Si les fascistes sont nos ennemis jurés, ce n’est pas seulement parce que leur projet est l’opposé du nôtre. Ils le sont car ils défendent un projet aux déguisements révolutionnaires, se nourrissant des élans et des affects des révoltes populaires tout en étant le dernier recours des centres. Poutine, Meloni ou Lepen comme tant d’autres fascistes profitent du sentiment de frustration et d’humiliation des classes ouvrières précarisées par les dernières mutations du capital, pour assoir leur posture anti-système et ainsi mieux le défendre. Ils prétendent vouloir tout changer pour que rien ne change.
Aujourd’hui, les réactionnaires se radicalisent alors que les progressistes pataugent dans la modération.
Il n’est pas anodin que les fascistes haïssent tant les mouvements féministes et queer. Le fascisme y voit un adversaire pouvant créer des désirs de libération capables de défaire l’ordre établi. En revendiquant une puissance et une volonté de tout changer, en transgressant les règles de genre, de classe et de race, de géographie et d’âge, les féminismes des Suds ont convaincu des millions de rejoindre leurs mouvements par leur radicalité. De même pour le mouvement queer qui est l’un des rares à continuer à oser rêver : en brisant la logique binaire au fondement de tout pouvoir, iels font de l’imaginaire une arme, du désir une force. En mettant les corps au cœur de la transformation, la révolution queer est un des rares mouvements à faire obstacle aux rêves mortifères des fascistes et à incarner des futurs possibles. Mais comme pour tant d’autres
mouvements avant elles, elles sont courtisées par les fractions progressistes ou libérales de l’Empire qui tentent de les désamorcer, d’en faire un simple accessoire culturel inoffensif.
Comment penser que les suprémacismes bulldozer de Trump, Modi ou de Netanyahu pourraient être battus par un argumentaire bien fourni, un rapport du GIEC, le fact-checking du New York Times ou un vote à l’ONU ? Chaque fois qu’il s’aventure sur ce terrain, le progressisme est un peu plus moqué, plus décrédibilisé, et donc contre-productif. La résignation des sociaux-démocrates prétendant qu’il est impossible de changer quoi que ce soit, même après avoir gagné des élections, prépare le terrain de la subversion aux forces fascistes qui n’ont plus qu’a se baisser pour récolter les colères légitimes et les âmes perdues des soulèvements. De Washington à Brasilia, il ne s’agissait pour l’instant que de parodies d’insurrections. Les prochaines pourraient être beaucoup plus sérieuses.
La résurgence, à l’échelle mondiale des nationalismes xénophobes et les attaques systématiques aux droits des femmes et des dissidences sexuelles et de genre sont le résultat d’une articulation bien réfléchie, d’une offensive globale, celle d’une internationale néo-fasciste. Si ces visages du pouvoir, de plus en plus tendus et grimaçants, diffèrent en apparence, ils appartiennent tous à la même bête. Car au-delà des conflits et des inimitiés apparentes, ces forces partagent un objectif commun : le maintien coûte que coûte du pouvoir des centres. Et pour y parvenir aucun massacre ne sera trop cher payé. Bien au contraire, la guerre a toujours été un ingrédient de choix pour éloigner la révolution.
En Irak, après que l’invasion par les États-Unis ait détruit le pays, que les banques de semences locales aient été bombardées, des organisations internationales ont inondé les zones de production agricole de semences OGM distribuées gratuitement aux agriculteurs pour leur permettre de reprendre leurs activités. Or pouvoir utiliser ces semences nécessitait d’acheter les engrais et les pesticides chimiques dédiés auprès d’entreprises étrangères, conduisant la plupart à s’endetter, puis à devoir abandonner leurs terres. Voilà comment l’aide humanitaire prolonge la domination coloniale et mène l’un des berceaux de l’agriculture à la ruine.
Depuis une quarantaine d’années, « l’aide internationale » est venue peu à peu remplacer l’internationalisme qui, jugé trop partisan, fut sacrifié sur l’autel du « développement ». La critique de cette conception a été faite depuis longtemps déjà dans ce qu’elle produit de hiérarchie et de dépendances aux ONG du Nord dans les pays du Sud. Si l’aide humanitaire peut sauver des vies dans de nombreuses situations, elle s’attaque rarement aux causes de problèmes. Elle est un pansement nécessaire mais qui ne permet jamais de stopper l’hémorragie. Même quand l’aide internationale est moins cynique, se nomme « solidarité internationale », et tente d’apporter une aide concrète aux populations, elle produit des effets pervers.
En Palestine, après les accords d’Oslo, les habitant
es ont assisté à l’arrivée massive des ONG, fondations et autres organisations internationales. Les formes d’auto-organisation populaire nées des différentes intifadas se sont vu diluer dans la « société civile », où les efforts de résistance ont été encouragés à se formaliser, à devenir des « projets », avec des logos, des notes d’intention et des budgets. En conditionnant les financements à la réalisation d’actions « apolitiques », les initiatives de base ont été défigurées affaiblissant en conséquence la contestation populaire. Si on ajoute à cela le contrôle absolu de toute forme de groupement civil en Cisjordanie et à Jérusalem, par les autorités d’occupation israéliennes, on ne peut guère plus s’étonner que le Hamas, organisation réactionnaire, bénéficie d’un tel soutien tant qu’il incarne, pour le moment, la seule chance de libération nationale.Ces formes de solidarité sont essentiellement descendantes et conditionnent l’aide à des règles et des temps déconnectés des luttes des territoires. Sans compter les allégeances, les codes, les éléments de langage et la bureaucratie qu’elles exigent.
Pour qui prétend à du soutien venant de l’extérieur, il faut rendre sa cause acceptable, voir attractive.
La relation de dépendance à des financeurs extérieurs subordonne la cause au soutien qu’elle est susceptible de recevoir. La cause est façonnée de manière à obtenir le plus grand rendement possible, de manière à garantir son entrée et sa compétitivité sur le marché de la solidarité. Cette solidarité-là altère l’esprit des luttes et soumet les marges aux contrôles et à la validation des centres, qu’ils soient occidentaux, russes, turcs, chinois ou des pays du Golfe. Les brigades de révolutionnaires syriens devaient soit se couper la barbe pour que les Occidentaux les soutiennent, soit la laisser pousser pour obtenir l’argent du Qatar et de l’Arabie saoudite.
Même quand la « solidarité internationale » provient d’organisations et de collectifs qui laissent une grande autonomie à la lutte, en faisant confiance aux personnes directement concernées et présentes sur le terrain, elle produit souvent des relations à sens unique. Les changements de mots et les analyses de pratiques mis en œuvre par une partie des acteurs
rices de la solidarité internationale, s’ils témoignent d’une prise en compte des questions épineuses soulevées par la relation de soutien, ne répondent qu’à une partie du problème. Il s’agit de définir ensemble, entre les premier ères concerné es et les personnes et organisations solidaires, des lignes politiques et éthiques communes et une pratique stratégique seules à même de compenser les inégalités structurelles et les relations de domination qu’elles engendrent. Et de réunir ainsi les conditions d’une véritable entraide, fondée sur la construction de relations d’égalité et de réciprocité entre luttes et territoires.L’entraide
L’entraide commence par la reconnaissance de notre besoin d’être et de travailler ensemble. C’est un processus qui implique d’entrer en relation les un
es avec les autres et de tisser des liens de confiance. Elle implique de savoir être là les un es pour les autres et ne fait pas de distinction entre les paroles et les actes. Elle n’est pas fondée sur le souci de faire une « bonne action », mais implique la prise en compte du combat de l’autre comme faisant partie du nôtre et inversement. Dans un monde où la concurrence est reine, aussi entre luttes, c’est le retournement d’un paradigme.L’entraide n’a pas de centre car elle fonctionne dans de multiples directions sans pour autant gommer les différences et les rapports de pouvoir qui nous traversent. Quand les premières caisses de solidarité ouvrières, au xixe siècle, envoyaient de l’argent pour soutenir une grève, elles insistaient sur le fait qu’il s’agissait de prêts plutôt que de dons. L’idée n’était pas d’en attendre des intérêts ou même le remboursement effectif ; il s’agissait plutôt d’affirmer que ce n’était ni par bonté ni par charité, mais un geste qui en appelait d’autres en retour, à d’autres moments, ou sous d’autres formes. Il est clair que depuis le « Nord Global » il est plus facile d’envoyer du soutien financier vers les pays du Sud que l’inverse, et cette possibilité doit être exploitée pleinement. Mais cela n’est en rien la seule forme que l’entraide puisse prendre. Elle peut se jouer à plusieurs niveaux.
La
première forme d’entraide est matérielle. Elle nous ramène à la minga. En Abya Yala (Continent américain), ce principe s’incarne dans différents modes de mutualisation des tâches, ressources et biens nécessaires aux travaux et constructions collectives : déménager une maison, cultiver un champ, construire un bâtiment. La minga c’est quand des personnes, voisin es et communautés travaillent ensemble en même temps qu’ils et elles partagent la joie, la convivialité, la rencontre, et l’expérience de la force collective. Les soulèvements et leurs suites nous ont montré la nécessité du soutien matériel, des médicaments aux semences, impliquant une longue chaîne de personnes et de lieux. Pour cela, nous avons besoin d’allié es qui puissent ouvrir des chemins et traverser les frontières. Les expériences de convois de solidarité qu’on a pu connaître vers les collectifs de base en Grèce après 2008 ou vers les initiatives d’entraide populaire en Ukraine depuis 2022, sont des pratiques qui pourraient être généralisées et dont les méthodes pourraient s’étoffer et se partager. La marge de progression en cette matière est considérable.
Mais même pour cela nous avons besoin d’argent. Comment imaginer une entraide financière efficace ? Ou dit autrement : est-il possible de financer une révolution ou une résistance populaire sans l’aide des puissants ? De nombreuses diasporas, kurde, palestinienne ou birmane, très récemment ou depuis longtemps, ont permis aux luttes de leurs pays d’origines de tenir. C’est une des formes de financement par et pour les peuples. Pour ne parler que d’un exemple récent, la résistance birmane a popularisé le
crowdfunding révolutionnaire, levant des centaines de millions de dollars qui ont permis d’alimenter directement les groupes de résistance. Que ce soit par des formes de microcontributions de masse ou par la mise en place de mutuelles transnationales, nous pouvons limiter notre dépendance envers le bon vouloir des mécènes, des États et des ONG.
Au-delà de la question directement matérielle, l’entraide peut se concrétiser dans le relais des voix des personnes et des groupes aux prises avec la réalité du terrain révolutionnaire. La tâche qui incombe à un réseau d’entraide international est alors de les faire passer à travers les mailles des filets médiatiques et du bruit de fond des canaux de communication réactionnaires. Aucune révolution ne devrait plus se sentir orpheline ou trahie par l’indifférence du monde. Cela suppose, dans un premier temps, de pouvoir communiquer avec les gens sur place dans les moments cruciaux, pour faire sortir l’information du terrain et la traduire pour d’autres contextes. Et dans un second temps, de permettre la coordination d’actions de soutien, et d’établir des canaux de liaisons dans le temps long, pour partager nos perceptions et analyses de la situation.
La constitution d’une histoire commune, tissée de toutes nos expériences accumulées, est d’une importance vitale. Cela passe par la mise en circulation des récits et des analyses issues des luttes et des expériences précédentes. Faire une campagne antifasciste, écrire une constitution féministe, développer des techniques agroécologiques, vaincre une armée de trolls, se défendre contre la police, mettre en place des réseaux de financement ou organiser la réponse aux besoins quotidiens d’une zone libérée sont des apprentissages et des savoir-faire que nous pouvons mettre en partage et en circulation. Les forces conservatrices et contre-révolutionnaires font tout ce qu’elles peuvent pour dépeindre nos insurrections comme des chaos criminels, nos camarades comme des terroristes, nos acquis comme des échecs.
La bataille des récits et des images est plus que jamais centrale, tant dans l’immédiateté de la lutte que pour nourrir une mémoire du futur comme le disent des camarades chilien nes.
L’entraide, enfin, s’incarne dans l’action. C’est bloquer ici une usine d’armement pour réduire là-bas l’intensité des bombardements, c’est harceler ici une multinationale pour compromettre là-bas ses projets extractivistes. C’est encore peser sur ce qu’on appelle « l’opinion ». Intervenir dans les différents lieux de vie, de travail, de formation, de loisirs et de lutte pour rendre justice et apporter un soutien moral à celles et ceux qui luttent au loin. L’entraide est le moteur de l’internationalisme. Les luttes locales en s’ouvrant à l’international peuvent développer des capacités d’action planétaires contre les réseaux de pouvoir et d’argent qui eux ne connaissent pas les frontières. Les cibles communes et pertinentes ne manquent pas.
Partout sur la planète, malgré les murs et les grilles, les tentatives d’effacement et les stratagèmes d’assimilation, les peuples se battent pour se réapproprier les territoires, les communs, les cultures et les héritages. Tout ce dont ils ont été spoliés par des siècles de pillage colonial et de prétentions impériales. Ainsi de la résistance palestinienne qui tient depuis plus de 70 ans face à la colonisation israélienne et à l’impérialisme occidental, ou du mouvement kurde qui lutte depuis plus d’un siècle contre quatre États-nation qui lui refusent son autonomie. En Abya Yala, les révoltes des peuples indigènes et afro-descendants n’ont jamais cessé depuis 1492 et inspirent jusqu’à aujourd’hui toutes les luttes du continent. De Wounded Knee à Oka, de Standing Rock au soulèvement pour George Floyd, de la resistance Mapuche dans le Wallmapu à la défense de l’eau à Cochabamba, les peuples se soulèvent contre un système de domination fondé sur la suprématie blanche et l’exploitation de nos corps et de nos territoires. L’Europe s’embrase aussi régulièrement de révoltes contre les crimes policiers racistes, alors que la Kanaky poursuit sa lutte de libération et qu’en Afrique de l’Ouest, la Françafrique n’en finit pas d’être démantelée.
Mais les eaux internationales sont troubles et disputées. Elles sont difficilement praticables par les insurgé
es. Jusqu’à présent les centres ont gardé la mainmise sur l’horizon, cantonnant chaque lutte, chaque soulèvement à son contexte particulier. Les dominants des centres n’imaginent pas un instant que quiconque puisse vouloir autre chose qu’être à leur place. Ils sont le meilleur des mondes possibles. Les autres ne peuvent que courir pour rattraper ce « meilleur des mondes », tomber, se relever, pour espérer, un jour qui sait, trouver une place en son sein. Le « monde-un », est celui de vainqueurs, de celles et ceux qui dominent la mal nommée mondialisation. Alors, ne resterait-il pour nous qu’à s’y soustraire et à refuser toute prétention « universelle » au changement ? L’irruption révolutionnaire, quand elle survient, crée son propre monde commun, qui émerge des ruines, des fissures et des marges de l’ancien. C’est ce monde commun qu’il nous revient de nommer, tel qu’il se donne à voir dans la succession des révoltes d’un bout à l’autre du globe, par-delà les particularités de chaque contexte.De quoi l’Occident est-il le nom ?
En son temps, l’incroyable prétention de l’Occident à définir un horizon universel pour l’humanité, a produit et justifié des dizaines de millions de mort
es, des génocides, des épistémicides, la mise en esclavage et le déplacement de millions de personnes. Rarement on aura vu une escroquerie intellectuelle aussi macabre et aussi efficace. Le mythe fondateur du « sujet libre » forgé et propagé par les « Lumières » est né dans le contexte d’une lutte révolutionnaire contre la tyrannie. Il s’est mué, l’air de rien, en alibi de la poursuite d’un mouvement d’expropriation et de domination sans limites mené par le nouvel ordre économique, en remplacement de la bonne parole divine. Que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ait été proclamée en grande pompe par les Nations unies la même année que la Nakba en Palestine, veut tout dire.
L’universalisme libéral est le rival apolitique de l’internationalisme. Il prêche que les Droits Humains sont inaliénables, mais il les refuse au plus grand nombre. Il nous enseigne que les États font partie d’une « communauté internationale » où s’harmonisent les bonnes relations entre les nations. Elle n’est pourtant qu’un terrain de jeu où les hiérarchies sont occultées, les vassalités déguisées. On s’y paye de mots, on mime l’action et les bonnes résolutions comme pour dissimuler, ce que tout le monde sait au fond, que la loi du plus fort est ce qui régit encore et toujours le monde des humains.
La « communauté internationale » est un club privé, où les hégémons se sont mis d’accord entre eux sur les critères à remplir pour être membre à part entière, tout en justifiant une domination perpétuée sur ceux et celles qui ne répondent pas à ces critères. Ces derniers
ères ne sont pas des exclu es, mais des membres partiels. Tous et toutes égaux les mais certain es plus que d’autres. Ainsi en va-t-il des populations de ces différentes entités : certain es sont humain es, d’autres sont des boucliers humains, d’autres sont des animaux humains et d’autres encore sont des dommages collatéraux. Les États-Unis ont envahi l’Afghanistan, l’Irak et bombardé de nombreuses régions du Moyen-Orient au prix de plus d’un million de morts, pour protéger la démocratie et préserver les droits humains. Alors même que nous écrivons ces lignes, l’État colonial israélien commet sciemment un génocide en Palestine avec la bénédiction de l’Occident, et les soldats de Tsahal sur le terrain, arborent parfois le drapeau LGBTQI+.L’usage de l’habit des « droits humains » par l’Empire pour s’instituer en juge de paix universelle n’a pas empêché par ailleurs que ceux-ci aient pu être un espace de résistance et une base d’appui pour les luttes populaires dans le monde entier. Il y a donc un usage contradictoire du droit international. D’un côté par les centres, de l’autre par les marges. Les peuples autochtones ou colonisés ont régulièrement recours au seul droit qui leur soit reconnu, le « droit à l’autodétermination », comme levier dans le bras de fer qui les oppose à leurs gouvernements nationaux ou forces d’occupation. Les droits humains et leur poids symbolique à l’international, servent régulièrement de référence aux luttes de terrain pour dénoncer le terrorisme d’État et la répression subie dans de nombreux régimes. Mais le paratonnerre du droit international ne protège guère dès lors qu’il ne rencontre pas les intérêts des puissances dominantes. Elles préféreront toujours fermer les yeux si le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ainsi en est-il allé des lignes rouges du « monde libre » sur l’usage des armes chimiques par le régime syrien contre sa propre population. Les habitant
es de la Ghouta ne faisaient manifestement pas le poids dans leur balance.