Rêve et Histoire (I)

Alain Parrau

paru dans lundimatin#368, le 30 janvier 2023

Cela ne revient-il pas au même, qu’il s’agisse d’un rêve ou non, si ce rêve m’a révélé la vérité ?
Dostoïevski

Le rêve n’est-il qu’un résidu de l’histoire, cette part secrète de soi réservée aux cabinets des psychanalystes, aux conversations du matin ou aux poètes ? En l’inscrivant dans une histoire de la subjectivité, on découvre qu’il peut aussi se révéler un témoignage singulier sur la façon dont les événements politiques s’emparent des individus pour y laisser leur empreinte. Entre soumission et résistance, adhésion et révolte, l’activité onirique devient une scène où le plus intime rejoint et éclaire le social et l’historique.

Le rêve comme expérience

Dans L’interprétation des rêves (Die Traumdeutung), publié en 1900, Freud a donné au rêve un statut théorique bien connu : après complète interprétation, tout rêve se révèle comme l’accomplissement d’un désir. Définition accompagnée d’une autre : le rêve est la voie royale de l’inconscient. Ces formules ont sans aucun doute transformé le rapport que tout un chacun entretient avec les rêves, les siens comme ceux des autres : ils sont perçus comme une énigme à déchiffrer, une langue à traduire, au-delà de leur simple apparence de « fantaisies immatérielles, insaisissables » [1] que l’on peut prendre plaisir à raconter. Avec la psychanalyse le rêve a perdu sa dimension prophétique ou divinatoire ; il n’est plus cette création d’un monde plus essentiel, plus exaltant et plus mystérieux que celui du jour que les romantiques et les surréalistes ont voulu y reconnaître, qui faisait dire à Nerval, au début d’Aurélia : « Le Rêve est une seconde vie », grâce auquel « le monde des Esprits s’ouvre pour nous ». Il se résume au surgissement d’une vérité cachée que le sujet reçoit depuis un lieu énigmatique mais qui lui appartient en propre, et qui le définit comme cet individu unique seul capable de dire : « J’ai fait ce rêve ». « Les rêves sont absolument égoïstes » affirme Freud ; et dans un article où il présente les différents aspects de ce qu’il appelle la clôture du rêve, André Green écrit : « le rêve est un espace de résurrection des désirs infantiles. Fermé au monde extérieur et au présent, il est ouvert sur le monde intérieur et le passé. Le rêve opère une transformation telle que le monde intérieur prend la place du monde extérieur et le passé celle du présent » [2]. Si le rêve se fonde bien sur cette exclusion radicale de l’extérieur et du présent, il semble n’être plus que le lieu de manifestation d’une vérité strictement individuelle. La clôture du rêve serait une coupure à partir de laquelle surgit un espace psychique n’obéissant qu’à ses propres lois, libre de toute détermination autre que celle du désir inconscient. Peut-on parler alors d’un « appauvrissement » du rêve, qui aurait perdu toute relation avec le dehors, avec le monde social et historique ?

Car avant d’être cet objet énigmatique voué, à travers sa mise en mots, à l’interprétation et au sens, le rêve est une expérience, partagée par tous, un événement de la vie psychique qui fait communiquer la veille et le sommeil, le réel et l’irréel, et dont les traces persistent parfois longtemps dans la vie consciente de l’individu. Toute expérience se déploie dans un temps et un espace qui lui appartiennent, constitue une traversée qui engage l’être même du sujet, corps et âme, sur le double mode de l’activité et de la passivité. Preuve et épreuve par lesquelles un Je se reconnaît et s’assure de lui-même, ou, au contraire, se découvre essentiellement habité par un autre que soi. Seuls les récits de rêves nous permettent de partager cette expérience. La lecture ou l’écoute de ces récits met en évidence le primat du visible caractéristique du « travail du rêve » selon Freud. Les pensées ne peuvent être présentes dans le rêve qu’en se transformant en images : le rêve rend visible, il crée un espace représentatif et met en jeu une perception onirique qui lui est propre. Déjà relevée par Husserl qui remarque, dans ses Méditations cartésiennes, que « le Je du rêve ne rêve pas, il perçoit », cette perception (qui a permis de rapprocher le rêve du cinéma) rend possible une phénoménologie de l’activité onirique. Au-delà du simple récit de rêve, celle-ci va s’attacher à l’aspect sensible des objets, des lieux et des personnages représentés et à leurs éventuels rapports avec l’actualité politique. Il s’agit de s’en tenir à l’apparaître du rêve en tant que tel, et d’identifier ses différents éléments : toute image étant image de quelque chose, c’est la nature de ce quelque chose dont il va être question.

On peut trouver dans un rêve des éléments du monde social et historique : un personnage, une situation ou un lieu semblent alors directement prélevés dans la réalité diurne. Il est vrai qu’ils ne sont présents dans le rêve que sous la forme d’illusions, d’images spectrales, et qu’ils sont parfois déformés ou à peine reconnaissables. Mais lorsque Charlotte Beradt, dans son livre Rêver sous le Troisième Reich, rapporte de nombreux rêves où apparaissent Hitler ou Goebbels, SS ou SA [3], c’est bien l’événement de l’arrivée au pouvoir des nazis qui s’impose dans le matériau même du rêve, avant toute interrogation sur le sens que cet événement (et les personnages qui l’incarnent) prend pour le rêveur [4]. Ce simple constat ne signale pas seulement le poids de la réalité sociale ou politique sur le contenu manifeste du rêve, il rappelle cet empiètement continuel de l’imaginaire sur la réalité perceptive que désigne Merleau-Ponty lorsqu’il parle, dans L’œil et l’esprit, d’une « texture imaginaire du réel ». C’est parce qu’il y a un onirisme de la veille, que notre vie réelle est déjà imaginaire [5], que le rêve peut saisir une part de l’expérience diurne, la soumettre à ses lois, et l’amener ainsi à l’expression sous une forme énigmatique où s’entremêlent histoire personnelle et condition socio-historique. Entre ce que nous voyons dans le rêve et ce que nous voyons le jour, c’est le visible qui exerce toujours sa puissance, c’est l’image qui assure, en quelque sorte, le passage de l’un à l’autre. Mais l’image du rêve n’est pas une simple copie de la réalité : elle rend visible ce que je ne voyais pas, ou ne voulais pas voir, dans cette réalité. Dans nombre des rêves rapportés par Charlotte Beradt, la vérité de l’oppression apparaît dans toute son étendue, délivrée du refus de savoir et de voir que favorise l’activité consciente. « La vision reprend son pouvoir fondamental de manifester, de montrer plus qu’elle-même » écrit encore Merleau-Ponty, suggérant que le visible déborde toujours ce qui est donné à voir, qu’il se lie à d’autres images sur le fond d’un invisible qui les rend possibles. En ce sens certains rêves, en imposant leurs images, peuvent être considérés comme une incitation à faire face au présent, et à s’en soucier dans ce qu’il a de plus menaçant. Plutôt que de décrire uniquement le rêve à partir de la veille, ne faut-il pas aussi décrire la veille à partir du rêve ? 

Le monde du rêve, s’il abrite d’abord la vérité d’un individu unique, n’est pas absolument replié sur lui-même : il répond à sa façon aux événements où se nouent vie individuelle et vie collective. Pour Freud cette présence éventuelle de motifs politiques relève des « restes diurnes » que le désir inconscient utilise pour se manifester. Sans remettre en cause cette thèse, une phénoménologie du rêve peut-elle lui accorder une signification plus large, où le désir lui-même éclairerait une dimension de la politique ou de l’histoire qui échapperait en partie à la conscience ? En d’autres termes, ne peut-on considérer que le plus intime du sujet touche au plus intime du social [6] ? Une telle question n’était pas absente des préoccupations de Freud lui-même, comme on peut le constater en lisant « Psychanalyse des masses et analyse du Moi » [7], essai dans lequel il s’efforce de montrer que la psychanalyse n’a nul besoin d’être élargie ou appliquée au champ sociologique, étant elle-même « plus sociologique que toute sociologie, puisque les premiers rapports à autrui font tout l’objet de sa recherche » [8]. Sans entrer dans le détail d’une discussion des thèses de Freud, on propose ici plus modestement un déplacement du regard sur l’activité onirique, en la considérant avec l’œil de celui qui veut comprendre ce que les événements et les situations politiques font aux individus, et donc à leurs rêves.

Une histoire du rêve ?

Un tel déplacement permet d’inscrire le rêve dans l’histoire, celle de la subjectivité, en le considérant comme un document ou un témoignage qui « donne accès à des strates du vécu que ne nous livrent même pas les pages d’un journal scrupuleusement tenu », comme l’écrit l’historien Reinhart Koselleck [9]. En 1925, déplorant que les rêves soient à présent « des chemins de traverse menant au banal », Walter Benjamin affirmait que « l’histoire du rêve reste encore à écrire » et que « le rêve participe à l’histoire » [10]. Ce qui suppose de ne plus le réduire à ce résidu, à ce reste sur lequel aucune philosophie de l’histoire ne s’est jamais penchée.

Ce regard porté sur le rêve n’est pas sans rapport avec l’apparition de nouveaux régimes politiques, de nouvelles formes de domination qui, contrairement aux anciennes tyrannies, se sont données comme objectif une soumission absolue de la vie intérieure des hommes aux impératifs du pouvoir. Dans l’expression utilisée par Hannah Arendt de « domination totale » pour caractériser la nouveauté des régimes nazi et stalinien, il faut donner à l’adjectif sa signification la plus radicale : une domination totale est une domination sans reste, dont la clôture ne laisse place à aucun dehors, à aucune forme d’altérité, aussi minimale soit-elle. La domination totale obéit à un fantasme de l’Un, supposé capable de réduire la pluralité humaine aussi bien que la vie de l’esprit (la pensée, l’imagination, le rêve) à un objet intégralement visible et donc entièrement maîtrisable. L’objectif final étant de détruire l’âme humaine, en tant qu’elle est la source permanente d’une spontanéité qui « est précisément le plus grand de tous les obstacles à l’exercice d’une domination totale sur l’homme » [11], jusqu’à produire l’apparition d’hommes « sans âme », ce qui semble bien près d’être réalisé dans ces laboratoires de la domination totale que sont les camps de concentration. La spontanéité absolue du rêve peut sembler alors, en tant que telle, incarner la manifestation la plus irréductible d’une vie intérieure qui refuse de disparaître [12].

A supposer qu’elle soit possible, une histoire du rêve devrait s’attacher aux effets des formes de domination, de violence ou de terreur sur les rêves, ceux des opprimés comme ceux des oppresseurs. La pauvreté des sources, s’agissant de ces derniers, est particulièrement regrettable. Il existe malgré tout, parmi les rares exemples disponibles, un rêve noté par Goebbels dans son Journal, à la date du 17 décembre 1929 : « J’ai fait un rêve singulier : je me trouvais dans une école et j’étais poursuivi dans les vastes couloirs par plusieurs rabbins de Galicie orientale. Ils me criaient sans relâche : ‘Haine !’ Je les devançais de quelques pas et leur répondais par le même cri. Et cela continuait ainsi pendant des heures. Mais ils ne me rattrapaient pas, je les devançais toujours de quelques pas. Est-ce un bon présage ? » [13]. Le contenu manifeste de ce rêve paraît simple : la haine antisémite serait une réponse, sur un mode projectif, à celle que les juifs auraient manifestée (il faut noter qu’il s’agit de juifs de l’Est, donc immédiatement identifiables comme tels). La haine fait lien, c’est même sa fonction essentielle, car elle seule permet de susciter une image de l’Autre menaçant grâce à laquelle il est possible de tracer une différence, sur le fond d’une angoisse de l’indifférenciation [14]. Le rêve exprime ainsi un désir de haine : parce que la haine fabrique l’altérité répugnante qui garantit à Goebbels la « pureté » de sa propre existence, le soulage de la crainte de se découvrir lui-même « impur », et lui assure l’existence de cet Autre maléfique. Les images de ces rabbins menaçants évoquent celles dont le régime nazi va faire grand usage, à travers films, photos et caricatures. On trouve dans le rêve de Goebbels un motif qui va jouer un rôle essentiel dans l’idéologie chargée de justifier l’extermination des juifs : ils sont les ennemis mortels de l’Allemagne, la « guerre raciale » menée contre eux est une question de vie ou de mort, comme le déclare Himmler dans son discours de Posen du 4 octobre 1943 : « Nous avions le droit moral, nous avions le devoir envers notre peuple, de détruire ce peuple qui voulait nous détruire ». Mais en 1929 le scénario imaginaire de cette lutte à mort, qui circule dans les milieux de l’extrême droite nationaliste ou dans ceux de la droite conservatrice, parmi d’autres représentations constitutives de l’antisémitisme, n’est pas encore devenu une idéologie d’Etat (il faudra, pour cela, que des hommes comme Goebbels accèdent, quelques années plus tard, aux plus hautes fonctions [15]). Ce rêve n’annonce pas le génocide, dont la mise en œuvre relève d’un processus complexe initié en 1940. Pour l’historien d’aujourd’hui il constitue un document, parmi d’autres, sur l’importance et la profondeur de la haine comme affect politique [16]. La haine est un mode de subjectivation qui, au point de contact entre imaginaire et réel, façonne la conscience nazie et lui donne, à travers un ensemble de représentations, la consistance d’une émotion et d’une conviction partagées. En rendant cette haine visible, le rêve en fait un objet singulier où se croisent l’individuel et le social, l’intime et le politique.

« Dans l’éventail de l’historien, les rêves n’ont aucune place reconnue pour des raisons de prudence et de méthode, ou à cause des difficultés de documentation », remarque Koselleck [17], dans un chapitre où il revient sur plusieurs des rêves rassemblés par Charlotte Beradt dans son livre. Pour Koselleck, la signification politique de ces rêves est immédiatement lisible. Le monde extérieur pénètre l’espace du rêve sans rencontrer de barrières : un jeune homme rêve qu’il ne rêve plus que de formes géométriques, « parce qu’il est interdit de rêver », un médecin rêve que les appartements autour de lui n’ont plus de murs, « conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois ». L‘enveloppe protectrice du sommeil et du rêve se défait, le sujet est exposé, mis à nu au cœur même de son intimité la plus profonde. Les rêves d’angoisse, de défense, de résistance ou de soumission signalent les hésitations ou les désirs des individus contraints de vivre et de s’adapter au nouveau régime, enregistrent le déploiement de la terreur, donnent forme et visibilité à ce qui ne se présente encore souvent que comme une menace vague et indistincte. Mais lorsque la violence meurtrière se déchaine, dans les camps et les ghettos, les rêves se transforment en cauchemars où se répètent les situations les plus terrifiantes : ils semblent alors se faire les alliés de la terreur, se retourner contre le rêveur pour lui retirer toute protection, tout abri [18].

Les ambiguïtés et la complexité de nombreux rêves, qui enchevêtrent différentes strates de significations individuelles et sociales et les disséminent, les masquent derrière leurs images, font du matériel onirique une source de documentation particulièrement difficile à utiliser et à interpréter. Mais la créativité du rêve peut facilement prendre le sens d’une résistance à l’oppression, comme dans ces rêves typiques de la situation coloniale relevés par Franz Fanon (qui travailla comme psychiatre en Algérie) :

« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par une meute de voitures qui ne me rattrapent jamais » [19].

Ici, le rêve de l’opprimé apparaît clairement comme l’affirmation d’une liberté et d’une délivrance. Il ne s’agit pas de s’abandonner à des images pour y trouver « la paix, l’éternité, le calme et la durée » [20], mais pour y trouver la garantie et l’exercice d’une force, celle d’un corps prêt à se redresser pour manifester son refus d’une vie diminuée. Le rêve propose au sujet une image vivante de sa propre puissance, réserve d’énergie et d’espoir dont il se découvre l’origine cachée. En se donnant les conditions d’une vie libre, le rêve ouvre dans le temps de l’oppression un lieu qui lui échappe, offre les images dans lesquelles le désir de cette vie peut se reconnaître, et se préparer le jour. Rêve de résistance, donc, qui rejoint la protestation consciente et la nourrit, comme la nourrissent le travail secret de la pensée et de l’imagination, à l’abri de l’invisibilité qui leur est propre.

Mais qu’en est-il lorsque l’oppression prend les formes les plus extrêmes, dans les camps, dans les prisons, quand les rêves eux-mêmes semblent ne pouvoir opposer à la vie diurne que les images fragiles d’un monde et d’une vie définitivement perdus ? Moustafa Khalifé, qui a passé douze ans dans les geôles du régime syrien d’Assad, écrit dans son témoignage : « Je rêve que je me lave, rien qu’une fois, au hammam du marché, dans la vapeur et l’eau chaude qui déferle. Je rêve que je me tiens sur le trottoir devant un marchand de falafels ; je mange un sandwich en buvant du lait caillé. Je rêve que je marche dans une rue calme et ombragée, que je traîne, sans but et sans contrainte de temps. Je rêve de ma mère quand elle me réveille le matin : je ne veux pas me lever, j’enfouis ma tête sous les couvertures » [21]. Ces rêves d’une vie libre, résumée ici à ses moments les plus simples, ne contiennent plus de signes directement interprétables en termes politiques. Cette « pauvreté » du rêve le réduit-elle à n’être que la trace ultime d’une vie défaite, les dernières images d’une existence ruinée ? Les rêves concentrationnaires permettent de donner à cette question une réponse plus complexe.

[1Carl Gustav Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, Folio Essais, 1988, p.38.

[2André Green, « De L’Esquisse à L’interprétation des rêves », L’espace du rêve, Folio essais, 2001, p.288.

[3Opposante de la première heure au régime nazi, Charlotte Beradt a rassemblé, de 1933 à 1939, 300 rêves de femmes et d’hommes ordinaires faits dans les premières années du Troisième Reich. Tous ces rêves témoignent, au-delà de leur diversité, d’une commune dépendance du rêveur à l’égard de la nouvelle situation politique. Publié en 1966, Das Dritte Reich des Traums a été traduit aux éditions Payot en 2002.

[4Pour la psychanalyse, le sens du rêve ne se découvre qu’à travers les associations auquel il donne lieu de la part du rêveur, pendant la cure.

[5Cet imaginaire logé au cœur du réel est au centre de toute relation intersubjective, en particulier dans l’expérience de l’amour et de la haine. Il joue un rôle central dans le racisme et l’antisémitisme, où la perception de l’autre est entièrement façonnée par un imaginaire du sous-homme, de l’ennemi répugnant et menaçant. Claude Lefort, à propos des régimes nazi et stalinien, parle de « condensation du réel et du fantastique ». Mais on retrouverait une telle condensation au cœur du capitalisme moderne, dans ce que Marx appelle « le fétichisme de la marchandise ».

[6Le psychanalyste Daniel Sibony fait cette remarque judicieuse : « Il n’y a pas à ranger le discours et les agissements politiques d’un sujet du côté des pures fuites et méconnaissances, par opposition à la scène a priori authentique de son drame personnel où se joueraient pour lui les vrais conflits ». (Ecrits sur le racisme, Christian Bourgois, 1988, p.27).

[7In Essais de psychanalyse, Payot, 1981.

[8Mikkel Borch-jacobsen, Le sujet freudien, Flammarion, 1982, p.164. Les problèmes soulevés par les thèses de Freud dans son essai sont discutés de façon remarquable dans le chapitre « L’an-archie » de cet ouvrage.

[9Reinhart Koselleck, Le futur passé, Editions de l’Ehess, 2016, p.298.

[10Walter Benjamin, « Kitsch onirique » in Rêves, Gallimard, 2009, p.76.

[11Hannah Arendt, Le système totalitaire, Gallimard Points Essais, 2002, p.273.

[12Cette remarque vaut pour les rêves de résistance. Les rêves de soumission, rapportés par Charlotte Beradt, relèveraient plutôt d’une forme de servitude volontaire, que le désir inconscient prend en charge et manifeste.

[13Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006. Un autre parmi les rares exemples disponibles est celui du rêve qu’une surveillante-chef SS du camp de Ravensbrück a raconté à Margarete Buber-Neumann : « Un matin, elle entra dans le bureau, l’air abattu. Un mauvais rêve la tourmentait. Elle se mit à le raconter, me priant de l’interpréter. Une escadrille de bombardiers atterrissait au camp, puis les avions se transformaient en tanks d’où descendaient des soldats étrangers qui s’emparaient de Ravensbrück…Je ne suis pas experte en matière d’interprétation des rêves, mais en l’occurrence l’explication sautait aux yeux. Je répondis donc sans hésiter : ‘ Madame la surveillante-chef, vous avez peur que l’Allemagne ne perde la guerre ‘ » (Margarete Buber-Neumann, Milena, Seuil, 1986, p.239).

[14Cette angoisse de l’indifférenciation est traitée sur un mode comique dans le roman de Romain Gary, La danse de Gengis Cohn, paru en 1967, dans lequel un ancien SS se découvre littéralement habité par le dibbuk (l’âme) du juif qu’il avait assassiné à Auschwitz, au point de se sentir irrépressiblement devenir juif lui-même. Je remercie Carine Trevisan de m’avoir signalé l’intérêt de ce livre.

[15Depuis mai 1928 Goebbels faisait partie des 12 députés élus au Reichstag. En 1930 Hitler le nommera responsable national de la propagande du NSDAP, et ministre de la propagande le 11 mars 1933.

[16S’agissant de la haine antisémite, on ne fera pas de distinction entre ses manifestations les plus brutales, chez les dignitaires nazis comme chez les simples membres du parti ou de la SS, et ses expressions plus sophistiquées chez des intellectuels comme Carl Schmitt ou Martin Heidegger.

[17Reinhart Koselleck, op.cit., p.298. Le recueil, la mise par écrit et le partage des rêves est une activité sociale nouvelle au XIXe siècle, associée à l’essor de la psychologie et à la recherche d’une « science des rêves ». Cf. Jacqueline Carroy, Nuits savantes, une histoire des rêves (1800-1945), Editions de l’Ehess, 2012.

[18On rencontre ici l’objection bien connue faite à la thèse du rêve comme accomplissement d’un désir, celle du cauchemar ou du rêve traumatique, à laquelle Freud tente de répondre dans Au-delà du principe de plaisir. On trouvera de nombreux récits de cauchemars dans l’article de Barbara Engelking, « Des rêves comme source pour l’histoire de l’Holocauste ? », ainsi que dans la présentation qu’en fait Hélène Dumas (où elle évoque également les cauchemars des survivants du génocide des Tutsis au Rwanda). Cf. revue Vingtième Siècle, 2018, n°139.

[19Franz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, p.53-54.

[20Walter Benjamin, « Le lointain et les images » in Rêves, op.cit., p.103.

[21Moustafa Khalifé, La Coquille, Actes Sud, 2007, p.129-130.

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