Retour du Convoi de la liberté

Trajets bleu (Convoi Ouest) et vert (Convoi Sud-Ouest) - Carnets de voyage

paru dans lundimatin#327, le 21 février 2022

Quelques amies de lundimatin se sont embarquées à l’improviste dans le « Convoi de la liberté » jeudi dernier. Elles nous font part ici de leurs impressions contrastées sur ce voyage inattendu de Toulouse à Bruxelles et de Rennes à Paris. Renouant avec le sens du partage, de la route et de la détermination propres aux Gilets jaunes, le convoi s’inscrit également dans l’actualité de la lutte contre le passe vaccinal, l’accélération de l’inflation et le gouvernement en général. Surtout, on découvre à travers les lignes que, de l’intérieur, le convoi a suscité un élan et une ferveur surprenants (certains pensaient pouvoir bloquer tout Paris plusieurs jours), tout en se confrontant à des limites importantes.

Nous sommes quelques unes à avoir pris part au convoi des libertés entre jeudi et lundi derniers et voici un récit à plusieurs voix et à chaud de ce road trip tout à fait singulier. Ce voyage jusqu’à Paris, et même Bruxelles pour certain.es, nous aura rempli de doutes autant que d’enthousiasme. Plusieurs longues journées de route, des heures de discussions déroutantes, des habitant.es qui ouvrent leur maison - ou leur dancing ! – et accueillent le convoi avec des banquets de sacs de courses sur des parkings, pour finir par descendre et remonter les Champs-Elysées, un samedi après-midi, sous les gaz et se perdre dans Bruxelles en bout de course. Tout cela rappelle bien sûr les premiers temps des Gilets Jaunes, mais après deux ans de pandémie, le paysage politique est bouleversé et ces quelques jours nous l’ont jeté en pleine face.

Plongé.es dans une organisation qui nous dépassait complètement, nous avons vu nos repères ébranlés, en particulier le bipartisme droite/gauche. Nous étions bien loin de penser que la nébuleuse de groupes facebook, influenceur.ses et collectifs locaux du mouvement anti-pass pouvait en une semaine organiser la mobilisation, le ravitaillement et l’hébergement de huit convois motorisés pour tenter de prendre d’assaut des capitales. Depuis la fin de l’été, nous avions déserté les manifestations, par lassitude de n’arriver à rien pour certains, par incertitude et à cause de la présence plus ou moins dissimulée de l’extrême-droite pour d’autres. Alors nous arrivions en partie alourdi.es par notre méfiance dans un mouvement majoritairement blanc soutenu au Canada par Trump et Elon Musk et dont une partie affiche là-bas des couleurs franchement fascistes, à l’affût de signes ennemis, comme ces organisateur.ices du convoi qui ont fait l’étrange choix de reprendre le nom d’un collectif islamophobe canadien, la Meute [1]. Mais c’est tout autre chose qu’un « noyautage » par l’extrême droite [2] qui se joue ici, plutôt une reconfiguration des coordonnées de la conflictualité politique.

Il y a un plan évident de partage avec les autres membres du convoi, la conviction qu’il se passe quelque chose d’important, comme à chaque fois que celles et ceux qu’on dirige à grand coups de communication et de matraque parviennent à se rassembler pour les rendre. Il était facile de sentir pourquoi nous étions heureux.ses d’être fatigué.es et de manger des sandwich ensemble pendant des kilomètres : non, les mesures sanitaires ne sont pas faites pour prendre soin de nous, non, une vie digne ne se résume pas à une courbe ; oui, nous voulons empêcher les puissants d’accroître encore leurs instruments de contrôle et de prédation au nom d’un chantage à la solidarité dont ils se moquent [3]. Et puis un gouffre s’ouvrait quand untel évoquait le "sang coagulé des vacciné.es", une autre le ’génocide’ en cours. Nos bulles ne se recoupaient qu’en partie, et nous avions parfois le sentiment de traîner le XXe siècle sur nos épaules avec notre analyse économique de la situation, face à des gens dont beaucoup étaient là d’abord contre le vaccin. Il serait absurde de vouloir partager entre bonnes – anticapitalistes – et mauvaises – complotistes – revendications, là où ce qui nous a le plus questionné dans ce mouvement, c’est précisément sa conviction de détenir une vérité tout aussi « scientifique » et indiscutable que celle du gouvernement.

Voici quelques récits de ces journées impressionnantes. Le voyage fut en définitive bien plus fou que les moments de cristallisations, même si voir des 206 défoncées narguer les blindés sur les Champs trois ans après les Gilets Jaunes, ça fait du bien à tout le monde. Nous n’avons pas fini d’y réfléchir et nous ne prétendons ni avoir absolument compris ce qui se joue, ni dicter une quelconque ligne : mais de toute évidence, quelque chose se passe, et quiconque prétend prêter attention aux mouvements réels qui agitent les corps et défient ceux qui les gouvernent se doit d’y être présent.e.

I. Jeudi, Rennes. Embarquement

Cela fait une semaine que je regarde ce groupe Facebook « Le Convoi de la liberté » grossir à vue d’œil. Les publications sont touchantes et me rappellent les grandes heures des Gilets jaunes. Les unes et les autres proposent d’ouvrir leur porte pour accueillir les participant.es aux convois ; ça se salue, s’encourage, se remercie. La sensation qu’il se joue quelque chose d’important se confirme lorsque nous allons accueillir les deux convois bretons au point de ralliement à côté de Rennes, le jeudi soir. Des centaines de véhicules sont garés dans tous les sens et on peut retrouver tous les standings de camping-car et de camions aménagés. Ce qui prédomine, c’est cette bonne humeur incroyable, il y a là une véritable joie d’être ensemble, de se retrouver. Le communiqué du collectif grand ouest organisateur du convoi est lu au micro. Bien qu’il ne soit pas évident de savoir précisément quelles sont les positions partagées par ses rédacteurs, le communiqué énonce des positions et des intuitions que nous partageons en bonne partie. En voici un extrait :

« (...) Pendant 2 ans, vous avez menti, vous les politiques, les médias, les médecins de plateaux, les pseudo-experts, vous avez constamment et sciemment menti.
Sur les masques, vous avez menti.
Sur le confinement, vous avez menti.
Sur la dangerosité du virus, vous avez menti.
Sur la santé de l’hôpital, vous avez menti.
Sur le Pass sanitaire, vous avez menti.
Sur l’efficacité du vaccin, vous avez menti.
Sur sa dangerosité, vous avez menti.
Sur la vaccination forcée, vous avez menti.
Sur la vaccination des enfants, vous avez menti.
Sur quoi d’autres avez-vous et allez-vous encore mentir ?

Maintenant, au bout de 2 ans, nous avons les données, nous avons les chiffres, pas ceux des « sites complotistes », non, les vôtres, ceux des sites officiels. Nous avons des rapports, des statistiques analysables, nous avons du recul.
Maintenant, au bout de 2 ans, nous pouvons voir, sans complaisance, la gestion catastrophique menée avec entêtement par nos soi-disant élites.
Maintenant, nous nous rendons compte de la manipulation extraordinaire, de cette hypnose collective dont vous avez usé pour cacher vos errances, votre incompétence, votre corruption.
Maintenant, nous voyons quelle société vous voulez construire dans votre monde d’après.

Nous sommes là pour vous dire : NON !
Nous ne voulons pas de votre monde d’après.
Nous ne voulons pas d’un flicage permanent.
Nous ne voulons pas d’un hôpital qui crie famine.
Nous ne voulons pas d’un QR code qui mène nos vies.
Nous ne voulons pas d’un monde où les devoirs priment sur les droits.
Nous ne voulons pas d’un monde fait de suspicion, de méfiance, et de haine.
Nous ne voulons pas non plus retourner dans le monde d’avant, celui-là même qui a permis que tout ceci se produise. (...) »

Un tracteur au départ du Convoi de l’Ouest

Face aux multiples revirements que la politique sanitaire nous a fait subir les deux dernières années, qui ne serait pas d’accord avec la désignation du caractère mythomane du gouvernement ? La politique sanitaire s’est caractérisée par une profonde précipitation ultra-affirmative qui s’illustre encore aujourd’hui dans la manière qu’a le gouvernement de lever les restrictions aussi vite qu’il les impose. Le désarroi, l’inconfort et l’impuissance que nous ressentons depuis deux ans sont largement partagés. Qui ne s’est pas étonné de ne pas avoir vu ressurgir plus tôt les Gilets jaunes avec la flambée de l’inflation et du prix de l’énergie ? Si un mouvement de contestation important surgissait, il devait forcément dépasser le cadre restrictif des manifestations contre le pass sanitaire. Et pêle-mêle, il devait rassembler en son sein à la fois l’inflation, le pouvoir d’achat, le prix du pétrole, les restrictions des libertés, l’infantilisation des discours gouvernementaux, etc.

Un point de ravitaillement du convoi de l’Ouest

Ce qui réunit les personnes présentes dans les convois, c’est d’un côté le ras-le-bol de la politique gouvernementale, que l’on soit pour ou contre le vaccin, et de l’autre un profond désir de sortir de l’isolement. Les deux années de gestion de pandémie du Covid ont été un biais de politisation important, structuré largement par les réseaux sociaux. Aujourd’hui le mouvement révèle que ses liens sont loin d’être seulement virtuels.

Bien sûr, il n’est pas toujours évident de déterminer dans les discours quelles allusions se cachent et ce n’est pas chose aisée que de s’y confronter.

Par exemple, lorsque certain.es demandent « la justice pour nos morts », de quels morts parlent-ils ? Ceux dus au virus, au vaccin, ou à la co-morbidité massive liée à la mauvaise vie et malbouffe induite par le capitalisme depuis 50 ans ?

Pourtant, lorsque nous faisons la rencontre de ce convoi, nous décidons d’embarquer dans l’aventure. Quoi de mieux qu’un road trip spontanné pour se rencontrer d’égal à égal ? Et quelle aventure !

II. Jeudi et vendredi, trajet vert (convoi toulousain)


New age, génocide et télégram

Jeudi matin, nous allons à quelques un.es saluer les convoyeur.ses qui partent de Toulouse. Ça ressemble beaucoup à un rond point de Gilets Jaunes, tout le monde klaxonne, ça chante pendant qu’une équipe fait des sandwichs à la chaîne sous la rocade. La logistique est impressionnante et les dons s’empilent dans des sacs plastiques. Très vite quelqu’un nous demande comment on monte à Paris, parce qu’il reste des places dans un car affrêté pour l’occasion, pour la modique somme de 30 euros l’aller-retour Toulouse-Bruxelles. C’est irrésistible et en une heure tous ceux qui l’ont pu ont lâché leurs quotidiens pour rallier le convoi.

La première chose qui nous a impressionné, c’est le niveau d’organisation. À partir d’un grand groupe Facebook et des réseaux anti-pass et anti-vax, des dizaines de boucles Télégram se sont créées pour prendre en charge tous les aspects logistiques. A l’avant du bus, une cinquantenaire de Réinfocovid Toulouse discute de l’itinéraire avec les autres organisateur.ices de Convoy France. Nous réalisons à ce moment-là que cela fait des mois que ces groupes discutent, marchent, tractent ensemble dans les écoles et grandissent (4 groupes réinfo rien qu’à Toulouse).

La première pause du convoi est à Cahors, où l’on partage un goûter avec près d’un millier de personnes sur un parking. Le soir, on s’arrête à Limoges où un sympathisant nous ouvre son dancing en bord de route pour la nuit. Tout le monde est bouleversé de tant de solidarité : certains rient, d’autres pleurent d’émotion. Beaucoup sont convaincu.es qu’ils font le voyage de leur vie. À chaque nouvelle pause, nous prenons conscience de l’ampleur du mouvement. À tel point qu’on commence à y croire nous-mêmes : et si on prenait l’Élysé [4] ?
Le dancing de Limoges, au petit matin

La route est longue, le convoi est lent, on a donc du temps pour discuter. Beaucoup de gens sont d’abord préoccupés par l’obligation vaccinale. Mais nous avons été surpris.es, et dérouté.es, du nombre de personnes convaincues que le vaccin est l’instrument d’un génocide destiné à exterminer les 4/5e de la population. Lorsque nous posions des questions, on nous renvoyait à un univers de références que nous connaissions mal ou pas du tout : le comité Corona de Reiner Fuellmich, Rémi Monde [5], Bonsens.org, l’Alliance humaine [6], etc.

Nous sommes opposés à l’obligation vaccinale déguisée par le pass sanitaire ainsi qu’au système médical plus global qui nous domine ; nous partageons également l’intuition selon laquelle l’État ne devrait pas légiférer comme il le fait sur le destin de nos corps et de nos âmes. Pour autant, il nous semble aberrant d’avancer que le vaccin soit l’instrument d’un génocide de masse. D’abord parce que le mot génocide a un sens et une histoire qu’il ne faudrait pas escamoter si vite ; ensuite parce qu’on voit mal pourquoi les puissances occidentales iraient massacrer d’abord leurs propres populations ; enfin parce que nous n’avons pas vu les gens vaccinés autour de nous « tomber comme des mouches ». À nos arguments, nos interlocuteur.ices souriaient parfois d’un air entendu en rétorquant « t’inquiète, c’est parce que t’es mal informé ». C’est désarmant, et énervant parce que face à la manipulation et aux mensonges de l’État s’opposent alors d’autres chiffres et d’autres paroles tout aussi douteuses. Il y a les éveillé.es, et il y a les endormi.es. Cette rhétorique nous a profondément déplu. Elle réduit la politique au partage sectaire d’une croyance pour ou contre le vaccin. Pourtant dans ses pratiques et ses ambitions, le mouvement porte aussi une autre idée de la politique : le partage d’une condition et d’une détermination à la transformer.

Nous avons eu d’autres discussions plus classiquement ’politiques’. Sur le rapport à la police et à la violence, puisque beaucoup de convoyeur.ses faisaient coucou aux gendarmes tandis que d’autres, plus marqués par le mouvement des Gilets Jaunes, voulaient en découdre. L’omniprésence du drapeau français, principal marqueur de l’appartenance au convoi, a aussi ramené des questions posées pendant les GJ : est-ce qu’on peut vraiment se réapproprier le symbole national ? Nos cœurs d’anarchistes ont bondi en entendant notre convoyeuse demander à la Cibi ’s’il n’y avait pas des militaires à la retraite prêts à venir aider le convoi’ de leurs compétences logistiques. Nous avons discuté longuement, évoquant les révolutions arabes et la tribune des généraux. Les points de désaccords étaient clairs, et les discussions parfois houleuses, mais possibles car nous étions dans le même bus.

Le convoi du sud-ouest arrêté en rase campagne

Pour le reste, c’était le grand flou. Le doute a toujours été présent dans nos têtes : où se cachent l’extrême-droite et le fascisme ? La plupart des gens haussaient les épaulent quand on leur parlait des liens avérés de Louis Fouché avec la mouvance anti-avortement [7], ils et elles sont sceptiques et pas au courant. D’autres parlaient de rejoindre Philippot à Denfert. L’islam ou l’immigration n’ont jamais été un sujet (au contraire, pour certain.es les attentats des dernières années étaient évidemment une mise en scène gouvernementale), il n’a jamais été question d’antisémitisme non plus. Il faudrait évidemment approfondir l’enquête sur les figures de Convoy France ou sur la Meute. Mais en demandant autour de nous, il était difficile d’identifier une seule tendance politique. Il y avait des soutiens d’Asselineau, des t-shirts anticapitalistes, et beaucoup de gens qui ne croyaient ni en la droite ni en la gauche. Pour plusieurs personnes, c’était leur premier mouvement politique, et elles étaient là parce qu’elles croient en la médecine naturelle ou refusent d’obéir aux ordres du gouvernement. Les foules qui composent les comités d’accueil sont très blanches, assez âgées, les métiers sont divers – beaucoup de chômeurs.euses, des salarié.es suspendu.es, des agriculteurs.trices, des retraité.es, des pompiers, des profs, un électricien, une comédienne, d’anciens militaires, des employé.es, un cuisinier, etc - et les corps sont usés.

Nos réflexes politiques fonctionnent mal pour comprendre ce mouvement. Il ne s’inscrit pas dans une généalogie de luttes, sauf dans celle des Gilets Jaunes. Pourtant, beaucoup d’idées nous font écho : le refus des partis, de la vaccination obligatoire et des technologies de contrôle, la critique des médias, le sentiment de précarité et de marginalité, le désir d’horizontalité, etc. Pour la première fois depuis 3 ans, nous partagions avec des inconnu.es notre sommeil, notre nourriture et un enthousiasme débordant pour attaquer ceux qui nous gouvernent.

III. Vendredi, trajet bleu (convoi Ouest)

Le convoi a sa propre dynamique, elle ferait pâlir quiconque chercherait à en dessiner les contours, la capturer ou la modéliser. Son principe est de grossir à chaque étape, pour devenir de plus en plus long et serpenter dans la nuit interminable. Parfois, un malheureux relief nous offre la vue hallucinée de son défilé de warnings. Parfois, une malheureuse erreur d’itinéraire peut le retarder d’au moins une heure le temps que ce long serpent fasse demi-tour. À chaque village, hameau, rond point traversés, nous recevons les hourras de locaux qui soutiennent le convoi à leur manière même si cela fait certainement des heures qu’ils et elles attendent l’impossible escargot dans le froid. La fatigue qui commençait à piquer s’estompe, et nous voilà ragaillardi.es dans notre étonnante aventure. Avec la bande originale du film Convoy de 1978 en fond sonore et les conversations sur la cibi moderne via l’application de routiers Zello, on pourrait presque aller au bout du monde.

Une partie du convoi de l’Ouest

Sur la D923 entre Le Mans et Chartres, chacun.e se figure à quoi pourrait ressembler un débarquement sur Paris, avec sa dose de fantasmes puisque nous suivons la trace d’une des « voie de la liberté » comme en attestent les bornes kilométriques (comble du destin !).

Il est 22h30 lorsque nous arrivons à Chartres, il nous aura fallu 13h pour l’atteindre depuis Rennes, contre les 3 heures habituelles. Si c’est une réelle épreuve, elle est boostée par l’accueil que l’on y reçoit. Chaque véhicule de notre convoi d’environ 35km de long est accueilli par une haie d’honneur de personnes qui sifflent, chantent, tirent des feux d’artifices, s’encouragent, se félicitent.

Accueil à Chartres

Que faire maintenant ? Quelle décision prendre à 23h compte tenu de l’absence apparente de plan et du retard patent du convoi ? Certains proposent courageusement une assemblée malgré le risque que cela comprend d’entamer une discussion collective à cette heure, avec ce niveau d’excitation et de fatigue. Contre toute attente, non seulement l’assemblée fonctionne, mais la perception de la situation semble être largement commune et partagée par la plupart des personnes. Une grande majorité souhaite aller à Paris, et pour se donner le plus de chance d’y arriver on s’accorde sur un départ à 5 heures du matin. Bloquer Paris ? Oui. En voiture ce serait le mieux, parce qu’à pieds, nous ne serons rien que quelques milliers perdus dans la capitale avec au moins 4 rendez-vous de manifestations possibles, et des forces de l’ordre rodées. Alors, allons bloquer le périph’ ! Faisons des tours, en attendant les autres convois. L’opération médiatique de grande ampleur portée par le gouvernement la veille du convoi avec ses défilés de blindés, l’annonce de la mobilisation de 7200 forces de l’ordre, ses dépanneuses, etc., ne semble pas avoir entamé la détermination des convoyeurs.es. C’est étonnant. Comme est étonnant le fait que personne à l’assemblée ne propose d’aller rejoindre telle ou telle manifestation en fonction de son affiliation politique.

Cette assemblée a montré la possibilité d’une prise de décision collective, alors que les organisateur.ices de Convoy France avait initialement décidé de contourner Paris pour rejoindre directement Bruxelles tout en maintenant que « chacun est libre de faire ce qu’il veut ».

Banderole dans le convoi de l’Ouest

Le lendemain, le convoi s’ébroue dans la nuit glaciale et s’élance vers Paris. Notre entrée sur le boulevard périphérique est fracassante et très vite stoppée par les motards de la Brav-M. Elle constituera finalement notre seule action de blocage réussie avec le barrage de la porte de St Cloud pendant plus de deux heures. Malheureusement, le convoi de l’ouest, avec ses milliers de véhicules, s’évapore dans la capitale et n’est pas rejoint par les autres convois. Aucune coordination tactique n’a pu se mettre en place entre les convois stationnés aux abords de Paris pour une action concertée. Le périph’ avale les véhicules perdus dans la normalité écrasante de son flux, pourtant nous étions des milliers quelques minutes plus tôt ! Que nous reste-t-il à faire ? Les plus courageux le proposent et osent : remonter l’avenue des Champs Élysées !!

IV. Samedi, Paris. Les retrouvailles

Après avoir laissé notre convoi bivouaquer à Orléans la veille au soir en traversant les barrages qui contrôlent l’accès à la capitale, nous commençons ce matin par rejoindre le rassemblement des GJ à Place d’Italie. Peu de temps après, une rumeur parcourt le rond-point : les Champs sont pris ! Mais la place est cernée, impossible de partir en cortège. Nous prenons le métro.

Lorsque nous arrivons sur les Champs à 14 heures, nous remontons vers la place de l’Étoile pour trouver les premiers véhicules stationnés au milieu de l’avenue. L’émotion est palpable de nous retrouver à nouveau dans ces rues, le soleil nous tape sur le crâne et nous guettons nos ami.es parmi les passant.es en entonnant les chants GJ.

Je discute avec des automobilistes, les premières viennent de St Nazaire, convoi Ouest. Bien que nous soyons entouré.es de forces de police, elles paraissent tellement heureuses et sereines d’être là, que je n’en reviens pas. C’est comme si elles n’avaient pas conscience du risque qu’elles encourent pour leur permis, leur voiture, les amendes. Ou alors peut être qu’elles s’en moquent, qu’elles sont au dessus de ça. D’autres viennent des Alpes de Hautes Provence, à l’autre bout du pays, plus précisément Manosque. Il y a là des véhicules provenant de tous les convois, les klaxons retentissent sans que l’on puisse savoir si ce sont des parisien.nes excédé.es ou des convoyeurs.es en furie. Vraisemblablement, la décision de la préfecture fut de laisser la circulation et les magasins ouverts, certainement dans le but en partie réussi d’invisibiliser la présence des convoyeurs.es, usant pour cela d’un dispositif inédit. Quelles étranges scènes lorsque les forces de l’ordre repoussent indistinctement des manifestant.es et des touristes en bas des Champs, quitte à lacrymogéniser quelques beaux 4*4, pour laisser ensuite la foule remonter, parfois se lancer dans d’éphémères barricades en retrouvant des véhicules amis, puis la disperser à nouveau et ceci pendant des heures, jusqu’à ce que leur brutalité finisse par faire déguerpir les dernier.es porteur.ses de sacs Vuitton une fois la nuit tombée ! Les Brav-M et la nouvelle CRS 8 spécialisée dans le maintien de l’ordre des manifestations occupent les Champs massivement devant un nombre de manifestant.es relativement réduit, bien qu’une partie des différents cortèges nous ait rejoint en fin de journée. Ils brisent des vitres et embarquent quelques voitures du convoi. Quelqu’un crie ’liberté’ et il est visé par une charge, un autre, très jeune, se fait violemment plaquer au sol et arrêter. En tout, 97 interpellations et 513 verbalisations d’après la préfecture.

Dans cette ambiance, rester sur place, continuer de monter et descendre cette avenue, d’en perturber la circulation, est déjà un acte fort. La détermination est grande et nous jouons au chat et à la souris pendant des heures, sans cependant que les convoyeur.es semblent désireux.ses de s’attaquer directement à la police ou aux magasins de luxe. Et malgré cette brutalité, il leur a fallu attendre 21h pour réussir à évacuer les Champs, une fois que les magasins de luxe ont fermé et qu’enfin la proportion de forces de l’ordre a atteint celle des manifestant.es et des touristes réuni.es quelques heures plus tôt.

Fin de soirée sur les champs Élysées

Reste que, d’un point de vue tactique, la simple menace d’un blocage par les voitures a fait trembler le pouvoir, qui a du s’y prendre à grand renfort de communication la veille, de barrages filtrants et autres détournements pour éviter que Paris ne soit complètement paralysé. Ce faisant, la préfecture a du bloquer la ville pour bloquer les bloqueurs.euses tant il était difficile de distinguer entre manifestant.es et badauds. Et malgré cela, certain.es sont arrivés sur les Champs en voiture. On retiendra donc la potentialité de ces blocages routiers, même si celui-là aurait pu être largement plus efficace.

V. Bruxelles : la débandade


Dimanche

Après une journée parisienne en demi teinte, beaucoup de gens sont accueillis ’chez l’habitant’ pour passer la nuit. Le convoi reprend sa route le lendemain, n’empruntant que les nationales. Nous le retrouvons dans la banlieue lilloise, à Faches-Thumesnil, sur le parking d’un centre commercial. L’ambiance est la même que durant les autres arrêts du convois : fumigènes, feux d’artifice, haie d’honneur accueillant voitures, camions aménagés et campings car, chants, drapeaux et ravitaillement salutaire. On entend au micro que le maire France Insoumise de la commune où nous nous trouvons propose d’ouvrir une salle pour héberger les covoyeur.euses pour la nuit.

Sur le parking de Faches-Thumesnil

Il est question de faire une AG pour décider de la suite. En lieu et place d’une assemblée, un ’médiateur civil’ branche un micro à une enceinte et organise les prises de parole : quelques témoignages dans un premier temps, puis un semblant de discussion sur la suite : faut-il ou non aller à Bruxelles et si oui quand ?

Quelques personnes, notamment deux de Convoy France, proposent alors d’aller à Strasbourg car c’est là-bas que siègent les députés la semaine qui vient. Elles évoquent même un rendez-vous qui aurait été pris avec les députés le mardi suivant. On apprend aussi que le convoi n’a pas pris dans les autres pays et que la convergence espérée sera probablement un flop. Mais, à quelques kilomètres de la Belgique et après avoir traversé une bonne partie de la France, la grande majorité ne veut rien savoir et scande ’Bruxelles, Bruxelles, Bruxelles’ ’Cette nuit, cette nuit’. L’option Strasbourg ne l’emporte pas et décision semble prise de traverser la frontière pour se rapprocher de la capitale Belge. Convoy France publie néanmoins un communiqué appelant à converger à Strasbourg tout en respectant ’la liberté de chacun’.

Nous nous dirigeons donc de manière totalement désorganisée vers le dernier point de pause et de ravitaillement, en Belgique cette fois, au bord de l’autoroute. En partant de Faches-Thumesnil, à la sortie du parking, deux policiers français distribuent des tracts envoyés par la police belge. C’est bien la première fois que nous recevons un tract de la police. Ils nous « déconseillent » de participer à la manifestation et au blocage du lendemain mais indiquent un parking à 7km du centre de Bruxelles où nous seront « tolérés ».

<Tract de la police belge distribué par les flics français sur le parking de Faches-Thumesnil

Malgré l’approche de l’heure fatidique de la prétendue ’’fermeture des frontières’, nous ne croisons aucun autre flic sur le chemin. Nouveau parking, ambiance brasero/ palettes, thé à la menthe et discussions animées. Un hélicoptère de la police survole. On ne sait toujours pas ce qu’il va se passer le lendemain mais on est heureux d’être ensemble.

Lundi

On se branche sur Zello. Les informations fusent mais rien n’est clair. Nous suivons finalement un vague appel pour se retrouver place du parlement, dans le quartier où se trouvent les sièges de plusieurs institutions européennes. A notre arrivée la place est presque vide, à peine quelques camions de police. Nous retrouvons sur les trottoirs des visages déjà croisés. Quelques centaines de personnes parviennent tant bien que mal à s’agréger mais la foule est clairement désœuvrée. Après plusieurs tentatives infructueuses de sortir de la place en groupe et des soupirs frustrés, nous décidons de lâcher l’affaire comme beaucoup d’autres.

La journée nous laisse un goût amer : avoir traversé la France pendant plusieurs jours pour se retrouver incapables de se rassembler au moment fatidique. Comment expliquer la raison de cet échec ? N’y avait-il finalement aucun but réel ? Bloquer Bruxelles, bloquer les institutions européennes ? Les propositions de Covoy France ont-elles désorganisé le mouvement ? La profusion des discussions sur les réseaux a t-elle été néfaste ? Le dispositif policier a t-il eu raison des convoyeur.euses ? Avant de se jeter sur des explications douteuses (comme celle qui accuse Rémi Monde d’être un Franc Maçon), peut-être faut-il y voir aussi la rançon d’une organisation rapide, via les réseaux et à laquelle plusieurs groupes ont pris part.

Conclusion

Une logistique impressionante, des tactiques intéressantes qui auraient gagné à mieux se coordiner et une relative confusion autour des cibles, sans doute due à des désaccords et au manque de coordination dans la dernière ligne droite. De retour dans nos contrées respectives, on se demande si ce mouvement éclair aura des suites. On n’arrive pas à croire que les choses en restent là : la détermination est intacte, comme la volonté de rendre les coups après deux années difficiles. Reste que ce mouvement, au sens propre, nous aura sortis d’une certaine sidération par rapport à la situation actuelle. Ce que les médias associent souvent à une opposition irrationnelle et complotiste à la politique sanitaire ne peut pas simplement se réduire à une somme d’opinions et de croyances plus ou moins douteuses sur laquelle chacun donne son avis. En rester là, c’est en rester aux réseaux sociaux, à la politique de l’écran et du clavier, aux fake news et aux debunkeurs qui vont avec. Au reste, pour ce qui est des opinions, le fascisme et l’extrême droite nous sont apparus minoritaires dans la version française du convoi (contrairement à l’Allemagne ou au Canada), ce qui ne signifie pas qu’ils soient absents, ni qu’il faille s’en accommoder. On peut raffiner les analyses à l’infini sur ces questions, mais le convoi, malgré ses limites, appelait autre chose : il a produit du mouvement, permit des rencontres, des discussions, une mise en jeu commune avec des gens venus d’horizons sociaux relativement divers dans une situtation gelée depuis deux ans. Bref, tout ce qu’il nous faut amplifier si nous voulons sortir par le haut de la morosité électorale des temps à venir.

[1La Meute OBT, principaux organisateur.ices du mouvement à côté de Convoy France, favorables au blocage de la capitale. Leur logo douteux (un loup bondissant aux couleurs de la France) nous a interrogé, mais iels se défendent sur telegram de toute affiliation aux racistes canadiens. Il s’agit du groupe organisé autour de Rémi Monde, qui a rejeté la récupération de Philipot au nom de leur neutralité politique.

[2Nous n’avons pas vu de drapeau, logo, groupe virtuel ou réel se revendiquant explicitement d’une idéologie identitaire (après vérification, le « Bloc lorrain » croisé à Paris est en fait un groupe anarchiste et anticapitaliste). En revanche, nous avons croisé une foule de références, individus ou médias appartenant à la sphère dite « complotiste », sur lesquelles nous reviendrons.

[3À ce sujet, voir les revendications de la lettre ouverte de Convoy France à Emmanuel Macron, qui nous semblent tout à fait censées bien qu’insuffisantes : fin de l’état d’urgence, fin de l’obligation vaccinale et enquêtes indépendantes sur la gestion gouvernementale de la pandémie, réintégration des soignant.es, abrogation de la loi sécurité globale et contrôle démocratique de l’identité numérique.

[4Le mouvement a en partie échoué sur ses objectifs tactiques, d’une part parce que les convois n’ont pas pu coordonner leur arrivée, ensuite parce que ses quelques milliers de véhicules ont été avalés par la capitale, sans doute enfin parce que les deux principales structures organisatrices, La Meute et Convoy France, n’étaient pas d’accord sur le but de l’opération : les premiers, ainsi que la plupart des participants, voulaient bloquer Paris, les seconds se sont arrêtés pique-niquer à Fontainebleau pour continuer sur Bruxelles, avant de bifurquer finalement sur Strasbourg en apprenant l’absence d’autre convois européens conséquents. De notre côté nous avons surtout voyagé avec des personnes de Convoy France.

[5Un peu comme Éric Drouet, Priscilla Ludowsky ou Fly Rider, Rémi Monde est l’une des figures du mouvement anti-pass devenue les dernières semaines l’un des principaux relayeurs du convoi de la Liberté.

[6Clairement affiliée à Q-anon et dont nous avons croisé les goodies (le camping car et les casquettes) et les drones à plusieurs reprises. Voir leur site par ici.

[7Cf. L’article paru dans lundimatin

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :