Retour de bâton
Nous fabriquons des outils ; ils contre-attaquent. Ainsi s’établit la structure de la civilisation. Par exemple : nous créons des leviers en simulant la capacité de nos bras à soulever un objet inanimé. Le levier contre-attaque, et nous bougeons maintenant nos bras comme s’ils étaient des leviers. Ou : nous élevons des moutons en simulant dans un objet animé la capacité de nos poitrines à sécréter du lait. Les moutons contre-attaquent, et nous nous comportons maintenant comme des moutons, ayant besoin de bergers « spirituels », tels que des évêques ou des pasteurs. Nous simulons nos propres simulations. Et ce retour de bâton va grandissant ces temps-ci : les jeunes dansent comme des robots ; les guichetiers de banque se comportent comme des automates ; les scientifiques pensent comme des ordinateurs ; et les artistes agissent comme des traceurs numériques.
Une telle structure appelle la description suivante concernant l’histoire de la civilisation : à l’époque paléolithique, les gens chassaient avec des outils tels que des couteaux de pierre et des chiens-loups qu’ils avaient apprivoisés et entraînés pour les aider à chasser. Les couteaux simulaient des dents, les chiens-loups simulaient des jambes, et les gens se comportaient comme des couteaux et des chiens-loups. Un tel comportement était défini comme « magique ». À l’époque néolithique, les gens travaillaient avec des outils tels que des charrues et des bœufs. Les charrues simulaient des orteils, les bœufs simulaient des muscles, et les gens se comportaient comme des charrues et des bœufs. Un tel comportement était défini comme « mythique ». À l’âge de bronze, les gens utilisaient des épées et des chevaux. Les épées simulaient des couteaux, et les chevaux simulaient des bœufs, et les gens se comportaient comme des épées et des chevaux. Un tel comportement était défini comme « héroïque ». À l’âge de fer, les gens utilisaient des outils tels que des barres en métal et des fils de fer. Les barres en métal simulaient des os, et les fils de fer simulaient des nerfs, et les gens se comportaient comme des os et des nerfs. Un tel comportement était défini comme « scientifique ». Au lieu d’essayer d’analyser ce qui était entendu par « magie », « mythe », « héroïsme » et « science », nous devrions analyser le retour de bâton de nos outils. Ce faisant, nous pourrions programmer l’avenir. En construisant les outils futurs, nous pourrions programmer en eux le retour de bâton qu’ils exerceront sur nous.
Jusqu’à présent, l’histoire a été un processus aveugle car personne ne considérait les effets que les outils ont sur les humains. Les couteaux de pierre n’étaient pas conçus pour accomplir des danses magiques, et les fils de fer n’étaient pas conçus pour réfuter les théories de Newton. En fait, il est difficile de prévoir comment un outil va contre-attaquer son utilisateur. Prenons un exemple : les charrues demandaient que les gens construisent des maisons permanentes, ce qui conduisit à la vie de village et à la vie politique, donnant finalement naissance aux partis politiques. Mais qui aurait pu prévoir que les charrues contre-attaqueraient les gens sous forme de partis politiques ? Une telle futurisation est devenue possible à présent, toutefois, car la fabrication des outils est en train de changer.
Le premier changement a eu lieu durant la révolution industrielle. Les outils n’ont plus été conçus de façon empirique, en suivant des modèles traditionnels, mais sur la base de la recherche scientifique. Cela explique pourquoi les animaux (les outils animés) sont devenus obsolètes : il n’y avait pas de théorie scientifique permettant la production industrielle de chiens-loups et de bœufs. Les outils animés sont plus intelligents que les outils inanimés (un bœuf est plus intelligent qu’une charrue), mais ils sont mortels. C’est pourquoi, durant la révolution industrielle, leur comportement est devenu plus mécanique et moins intelligent : nous avons simulé des machines plutôt que des chiens-loups. Mais cela s’apprête à changer encore : dorénavant, nous avons des théories scientifiques en biologie, et des outils plus intelligents sont en train d’être conçus.
Nous commençons à construire des leviers équipés de simulations de notre système nerveux (intelligence artificielle), et bientôt, nous construirons des chiens-loups et des bœufs artificiels, par manipulation génétique. Ce sera la seconde révolution industrielle, et cela rendra les machines inanimées obsolètes –tout comme la première avait rendu les chevaux obsolètes. Ces outils nous contre-attaqueront et, à l’avenir, nous nous comporterons moins mécaniquement et plus intelligemment. Nous simulerons notre intelligence simulée. Mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus révolutionnaire dans cette seconde révolution industrielle. Car elle nous permettra de programmer le retour de bâton des outils, et d’inclure dans ce programme le design des outils futurs. L’histoire va devenir un processus délibéré.
Les outils sont des objets conçus pour « fonctionner », ce qui signifie prendre des morceaux du monde, changer leur forme, et les mettre là où nous sommes (à notre disposition).Tel est le sens du mot « production » – littéralement, guider des parties du monde (pro-ducere) de là où elles sont vers là où elles devraient être. Cette action des outils est ce qu’on appelle « leur fonction économique ». Durant la majeure partie de l’histoire, ils ont été conçus dans cette optique. Récemment, il est devenu évident que ce déplacement de morceaux du monde change le monde dans son ensemble. Cet aspect des outils est ce qu’on appelle « leur fonction écologique ». Depuis peu, les considérations écologiques ont été prises en compte dans leur conception. Et il devient maintenant douloureusement évident que nos outils contre-attaquent. Cet aspect des outils pourrait être appelé « leur fonction anthropologique », et il deviendra à la fois possible et nécessaire de les concevoir en prenant en compte une telle fonction.
Cela impliquera un profond changement d’attitude face à la civilisation, que l’on peut illustrer par l’exemple suivant : à l’époque néolithique, il est devenu nécessaire de construire des structures permettant de stocker les récoltes. Ces « bâtiments publics » ont été construits sur les montagnes de déchets accumulées à proximité des villages, afin de protéger les récoltes des inondations. Un protecteur fut nommé pour surveiller cet entrepôt. Ce protecteur collectait les récoltes et les distribuait en hiver. Il a ensuite évolué en « grand homme », puis en prêtre, en roi, et en Dieu lui-même au sein du Paradis. La montagne de déchets a évolué en tour, puis en Kremlin et en Maison-Blanche. En outre, depuis là où il était assis, le protecteur pouvait voir le cours de la rivière voisine et ainsi programmer la construction de canaux. Ce fut le début de la géométrie et de la science moderne. Le refuge-à-récoltes était originellement un outil conçu pour des raisons économiques. Sa fonction anthropologique (la façon dont il a contre-attaqué ses utilisateurs) était à la fois politique, religieuse et scientifique. Rien de cela n’était programmé dans la conception de ce refuge, ce qui montre bien à quel point l’histoire a été un processus aveugle, jusqu’à présent. Dorénavant, nous sommes mis au défi de concevoir de futurs refuges en anticipant les retours de bâton politiques, religieux et scientifiques qu’ils exerceront sur nous.
En concevant les outils intelligents du futur, nous devrons savoir comment nous voulons qu’ils nous contre-attaquent, et cela implique que nous devrons savoir comment nous voulons changer l’avenir. C’est un lieu commun de dire que nous changeons le monde en vue de nous changer nous-mêmes, mais cet adage devient désormais un problème technique. Le défi : concevoir la forme à donner à l’humanité.
C’est un défi formidable. Il suppose non seulement que nous sachions comment nous voulons être à l’avenir, mais aussi que nous soyons d’accord entre nous sur ce point. À ce jour, il y a bien peu de signes qui attestent que l’humanité soit capable de prendre la responsabilité de sa propre destinée, et de la concevoir (to design it). Pourtant, cela ne saurait être évité. Si nous continuons à concevoir nos outils à partir des seules considérations économiques et écologiques, et si nous continuons à ne pas prendre en compte les considérations anthropologiques, il y a peu de doute que la civilisation nous étouffera ; les outils contre-attaqueront et nous transformeront en gelée amorphe. Car, les outils devenant de plus en plus intelligents, ils deviennent aussi plus puissants que nous. La seule manière de contenir les outils est de les concevoir pour leur fonction anthropologique. Nous devons décider comment nous voulons être, et nous mettre d’accord entre nous, ou ce sera la fin de la civilisation humaine. Soit l’histoire deviendra un processus délibéré, soit il n’y aura plus d’histoire à l’avenir.
C’est un constat radical. Mais la situation dans laquelle nous nous trouvons est radicalement nouvelle. Nos outils se mettent à contre-attaquer d’une façon que nous ne pouvons plus tolérer si nous voulons survivre en tant qu’êtres humains –et je ne parle pas seulement des outils conçus pour détruire les humains (comme les armes atomiques), mais aussi de ceux conçus pour servir les humains (comme les ordinateurs). Dire cela, c’est être optimiste pour l’avenir. Les gens ont toujours résisté aux défis susceptibles de menacer leur existence. Ils pourraient y être contraints une fois de plus et ainsi, pour la première fois dans l’histoire, façonner leur propre destinée, en concevant une civilisation qui contre-attaquerait sous la forme d’une existence humaine plus riche de sens.
Nous sommes les enfants de Marie Curie
Vilém Flusser
Textes choisis et traduits par Marin Schaffner
Aux éditions Wildproject