Retour à Athènes (partie 2)

Entre expulsions de squats anarchistes, évictions à venir de propriétaires endettés, et révolte des habitants de Lesbos contre la gestion gouvernementale de l’afflux de réfugiés.

paru dans lundimatin#235, le 23 mars 2020

Nous publions cette semaine la suite d’un premier reportage en Grèce. Elle reprend là où le premier article s’était arrêté : la pression policière dans le quartier d’Exarchia, les opérations d’expulsions de squats et les résistances qu’elles provoquent, l’éviction avec violence (et ici la réoccupation) d’une maison à Koukaki. Enfin, notre reporter se rend sur l’île de Lesbos, où la situation, autour notamment de la prison à ciel ouvert de Moria, s’avère plus complexe qu’une simple opposition entre locaux et migrants. Le reportage se termine alors que les premiers cas de Covid-19 sont annoncés, sur l’île et en Grèce.

La bataille de Koukaki... suite

« It was a Magic Day », se remémore encore Kini en riant,« Je me repasse en boucle les live de cette soirée chez moi le soir ». Pour la réoccupation, les médias mainstream sont tous là, jusqu’à une chaîne d’infos en continu de la police qui filme de nuit les interminables images de casques et boucliers policiers aspergés de peinture, de parpaings et de mobiliers en tous genre. Pas du meilleur effet en réalité.

« Ils avaient tellement barricadé les lieux après l’expulsion de décembre qu’ils nous ont mâché le travail une fois dedans lors de la réoccupation », ironise Emi. « Ce qui nous stressait le plus, c’était de parvenir à entrer. On s’était fixé 15 jours. Un délai très court mais on avait très peur d’être repérés tout ce temps ».

Retour quelques semaines plus tôt. La communauté « expulsée » de Koukaki se retrouve au centre social de Petralona, Pikpa, le 24 au soir, pour les fêtes. « J’arrivais juste, après un temps à l’étranger. La soirée était grave cool. Ça m’a beaucoup étonnée. J’étais restée sur ce que les gens m’avaient transmis, cette peur, cette terreur d’État qui s’était implantée. Là, je voyais autre chose. Une vraie énergie collective. Tout le monde allait bien. Mais quand on a discuté, ça été un peu le choc. On se rend compte qu’on vient de perdre trois squats, nos maisons, nos lieux de vie et d’organisation depuis trois ans. [...] C’était instinctif, la seule réponse était »ils ont pris nos squats, on veut les récupérer« . Mais on n’avait aucune idée de ce qui pouvait se passer. La situation était tellement tendue après le scandale de la première expulsion. On a décidé d’ouvrir la discussion à d’autres collectifs. Pendant quinze jours, on a passé une grande partie de notre temps à informer, discuter, obtenir du soutien ».

Le vent a tourné, collectifs et individus se greffent et prennent des responsabilités, à commencer par le « message aux propriétaires », le grand hôpital d’Evengelismos dont les directeurs sont rappelés quelques jours plus tard à leur coresponsabilité dans l’expulsion d’un bâtiment laissé en ruine des années durant. Recontacter les voisins, saisir comment ils ont vécu la militarisation de leur quartier, tracter et afficher en prend vite le relais. Quant à la préparation de la réoccupation, elle tente de jongler entre discrétion et ouverture aux soutiens lors des assemblées. « En réoccupant, on savait qu’on proposait quelque chose d’à peu près égal à arrestation certaine. On ne voulait pas réoccuper symboliquement mais reprendre l’espace, le défendre. Pas mal de personnes ne voulaient pas se mettre dans cette situation-là mais presque toutes ont soutenu l’action. Ça a créé beaucoup d’anxiété, pour nous et pour eux, mais c’est ce qui nous a fait tenir à ce moment, nous dire »on n’est pas dix dans notre coin« , sentir ce mouvement derrière nous, que réoccuper et tenir ce squat, ça s’intégrait à un truc vieux de trente ans que l’État était en train d’essayer de détruire ».

Jour J, 12 janvier. La maison sur la colline, Paneitoliou, et celle du cœur du quartier, Matrozou, sont réinvesties dans l’après-midi. Des rassemblements d’une centaine de personnes les entourent. Emi se rappelle : « Les gens crient des slogans à l’extérieur, déploient les banderoles. Nous, on casse les briques aux fenêtres. Gros moment de joie collective. Les voisins sortent par les fenêtres, dans la rue, applaudissent, »Vous êtes de retour !".

Joie de courte durée. Le quartier est vite bouclé. Les anti-émeute contemplent les petites barricades. Emi détaille la suite : « Au bout d’une heure, ils attaquent sévèrement le rassemblement, lancent les lacrymos et pourchassent les gens. Les Delta arrivent par l’arrière et les prennent en sandwich. Il y a plein d’arrestations, sept au moins... Et ils font la même chose sur Paneitoliou, qu’on a par téléphone en permanence. On passe de plein de gens à plus rien. Le silence. Pendant des heures, on reste comme ça. Les flics s’amassent lentement. Partout. Il se met à faire nuit, l’angoisse monte... Des drones survolent le bâtiment, l’hélicoptère arrive avec l’énorme faisceau lumineux sur nos têtes. Le responsable des opérations s’adresse à nous depuis l’immeuble en face : »Si vous sortez maintenant, tranquillement, on ne vous fera rien.« Et il insiste, il insiste. En fait, ils ne savaient pas comment faire, ils n’avaient aucun accès, voulaient à tout prix éviter de passer chez les voisins. Ils n’avaient aucun moyen de nous faire sortir sans conflit... ».

Yannis voit les événements depuis l’étranger. Aux premières loges avec ces live : « Les flics sont dans une position vraiment pourrie, ... Ils prennent tout sur la tête, la disqueuse pète même sous le poids d’un parpaing, ils galèrent des heures ». Emi poursuit : « Ça reprend, ça s’arrête. Moi, je profite d’une de ces pauses pour aller à l’arrière. Là, je tombe sur deux flics qui viennent d’escalader la porte arrière. Un passage très étroit bloqué entre deux portes. C’était hyper risqué. Je crie, certains se replient, la bataille se livre sur les deux fronts. On les a en accès direct depuis la terrasse, c’est très dangereux. Ils reviennent au bélier, quelques-uns arrivent à passer, ils ont envoyé les acharnés, en mode ninja. Au bout de quelques minutes, on se replie tous sur le toit. On commence à être à court de munition. Juste avant qu’ils enfoncent la porte [...] Sur le toit, on n’a plus de visibilité. C’est tout noir, on entend juste les pas qui arrivent. Ils nous crient ’les mains sur la tête !’, on s’exécute. Ils galèrent deux minutes sur un caddie placé en travers, sans foncer sur nous. Puis ils nous attrapent, mettent les femmes d’un côté. A la vue des caméras des voisins qui crient »Les frappez pas ! Les frappez pas !« , les flics mettent les boucliers pour se cacher... On se dit »C’est foutu, on va se faire massacrer« . Mais le chef des opérations déboule »Il y a des caméras ! on ne fait rien !« . Ce professionnalisme, ça leur ressemblait pas du tout ».

Les ordres sont clairs, empêcher le fiasco de décembre de se reproduire. Une fois embarqués au milieu des voisins toujours présents, l’opération se redéploie sur les hauteurs de Paneitoliou. Les médias se sont repliés, et les inculpés arrivent plus amochés quelques heures plus tard au commissariat. Nez cassé, fractures à la main,...« Rien de très grave par rapport à ce qui s’est passé et à la brutalité ordinaire de la police grecque » résume Kristos, qui a rejoint la lutte à l’intérieur pour la réoccupation. Et la tension reste palpable : « Quand on approche de Gada [le commissariat central d’Athènes], insiste Emi, les flics se mettent à s’agiter, hyper stressés. Ils se parlent et se répètent »Y a peut-être des journalistes, faut les faire rentrer par-là ! Non par le parking !« Et ils foncent. Sauf que le van anti-émeute, il est trop haut, il passe pas... (rires) Et ils défoncent toute la toiture ! Et ça gueule »Qu’est-ce que vous foutez ?!! Sortez-les tous !! Ah non !! Mais si !!« Un bordel ».

Très vite, le tollé médiatique revient : « On allait passer devant le juge. Tout le monde nous faisait flipper. Même l’avocate nous annonçait des charges très lourdes, relevant de la cour d’assise, pour tentative de meurtre. Les flics sont venus en masse pour témoigner ou soutenir leurs collègues à l’audience. C’était très chaud », rappelle, plus grave, Emi, une des inculpées. « Quand le juge d’instruction a annoncé les charges, finalement en correctionnelle, le scandale a éclaté, explique Lefteiris, autre membre de la communauté inculpée. Chacun y est allé de sa déclaration, des syndicats de police jusqu’au Premier Ministre qui est monté au créneau pour dénoncer la tentative de meurtre, attaquant directement la Justice, qui ne faisait plus son travail... Les élus et grands médias ont suivi ... Si bien que les plus hauts magistrats eux-mêmes se sont exprimés pour dénoncer l’immixtion des politiques et rappeler l’indépendance de la Justice ».

Les avis ne sont pourtant pas toujours unanimes sur l’opération, même chez certains réoccupants : « La réoccupation était un échec médiatiquement comparée à décembre, selon Lefteris. Les parpaings en continu sur les flics, ça a été les images de trop pour certains. ça a permis aux syndicats de flics de se faire passer pour des victimes sur tous les plateaux télé alors qu’en réalité, très peu ont été blessés ». Kristos, lui, ne fait pas le même constat. Quinze jours après les faits, sous une banderole intitulée « on préfère crever de faim que de devenir flic », déployée à l’occasion d’un match de foot autogéré, il relativise : « La question de la violence envers la police ne divise que la middle class. Sur les réseaux sociaux, c’étaient des messages de partout du style »Mais pourquoi vous balancez les pierres de cette façon ?«  »Mettez-y plus de force !« (rires). Je crois que seuls ceux qui étaient déjà hésitants ont pu croire aux conneries déversées dans les médias ou par les syndicats de police ».

Rassemblements virulents en soutien aux inculpé.es devant Gada, atmosphère revigorée des assemblées, affluence en forte hausse les semaines suivantes, la geste de Koukaki rassérène le milieu, en reconnectant certains groupes. Après Koukaki, « Rouvikonas [L’organisation présente au Vox, à Exarchia] a même saccagé les locaux d’un des journaux, Espresso, qui avait fait paraître une tribune dégueulasse sur une occupantes, la fille d’un metteur en scène assez connu. Le journal en question a balancé toute sa vie perso, des détails dégueulasses. ça a été un calvaire pour la famille. En représailles, Rouvikonas a fait cette action, pas uniquement pour ça, aussi contre la campagne d’expulsion et pour des travailleurs en grève. Ils sont entrés, ils avaient le code, et ils ont fait un communiqué revendiquant l’action et déclarant »nous sommes partout, nous vous trouverons partout"...

Mais l’épisode n’efface pas le rouleau-compresseur étatique ni certaines questions en suspens : les procès s’enchaînent pour les militants, les enfermements se multiplient pour les exilés et les moyens déployés par l’État rendent certaines hypothèses plus fragiles. « C’était courant de réoccuper. Sous Syriza, on a réussi à réinvestir Zaïmi, Gare, Koukaki et d’autres lieux. Les règles du jeu ont changé. Qu’ils soient arrivés si vite, avec autant de monde, ça pose un truc ... Est-ce qu’on peut réussir à réoccuper les bâtiments comme ça ? Est-ce qu’on en occupe d’autres ? », pose sérieusement Emi.

Après avoir longtemps déploré l’attitude des groupes en tête des gigantesques manifestations contre l’austérité, entrainant la répression contre des ’gens profondément désarmés devant la violence’, Dimitri témoigne de cette schizophrénie propre à un système ne marchant qu’à la violence et au rapport de force : « Les groupes anarchistes savent se défendre mais ils sont très peu. Regarde, un des seuls endroits qu’ils n’ont pas vidé, c’est Vox [un des rares cafés-bars encore squatté et ouvert sur Platia à Exarchia]. Les dirigeants savent qu’ils sont non seulement très organisés mais qu’ils manipulent aussi la violence. Une opération pour les évacuer nécessiterait un énorme déploiement de force et un coût politique très élevé, même à l’heure actuelle, à Exarchia ».

Autogestion, gentrification et « burgerisation »

Retour à Exarchia, rue Thémistokléous, artère commerciale remontant par Platia [la place] jusqu’aux premières hauteurs de la colline de Strefi. Sur les hauteurs justement, la rue piétonne, ses perrons et halls d’immeuble, hier surpeuplés, est étrangement vide. A la nuit tombée, les jeunes anar’ s’y posaient sur les terrasses, les perrons ou les simples blocs de pierre, lentement remplacés par les jeunes célibataires arrivés de Syrie, d’Irak, du Maghreb. Désormais déserte, la rue s’est couverte de grilles qui grignotent l’espace public. Urbanisme sécuritaire à la va-vite, clôtures de coursives improvisées, la nouvelle architecture cheap à la NIMBY (not in my back yard) s’étend jusque sur Platia, où de petites grappes de jeunes hommes continuent à héler les passants à chaque enjambée.

« Certains habitants sont excédés, il faut dire qu’une minorité conservatrice supporte de plus en plus mal d’être cernée par les gauchistes », rappelle en souriant Dimitri. « Aube dorée a même réalisé 14% aux dernières élections locales dans le quartier ! ». « Je crois que c’était moins, plutôt 8% ! » rétorque Kristos, sans démentir le lien distendu avec certains voisins. « Ça faisait des mois, même sous Syriza, que la menace planait sur Exarchia... Des voisins ont participé à ces conneries au début de la vague d’expulsion en relançant les pétitions [entamées au printemps 2018] pour plus de sécurité dans le quartier. Quand les flics ont débarqué en masse, les voisins ont crié au scandale »Non mais on parlait des dealers et du bordel à Platia, pas des squats !". Du coup, les flics ont écouté. Enfin le gouvernement. Maintenant, ils chassent et les squats et les dealers, conclut désabusé Lefteris.

« C’est pas un quartier de rêve, où tout le monde serait ami et autogéré, comme par miracle... Exarchia, c’est empli de contradictions, c’est aussi un quartier en forte gentrification. ça fait partie du plan, le laisser à l’abandon d’un côté. Pour toute une partie de gens qui ouvrent des cafétérias, louent en Airbnb, font du tourisme et des trucs genre alternatif ... le bordel est moins vendeur. Des gens profitent aussi du grand nettoyage... », assure Emi. « Mais ils n’ont toujours pas remis un distributeur de billet à Exarchia ! » s’exclame Kini, journaliste indépendante pour le mouvement, peu bravache. Sur un trajet d’une bonne quinzaine de minutes pour se rendre au premier distributeurouvert, sur Omonia, Kini est moins sourire au moment d’évoquer son déménagement de l’été dernier : « Ils m’ont fait dégager de chez moi pour faire du Airbnb sur Strefi. J’ai dû virer toutes mes affaires et me retrouver chez ma mère. J’étais dans un état psychologique terrible. Après être partie à 18 ans et sans jamais y être retournée... Après avoir vécu en squat un temps, j’ai toujours habité seule, à Exarchia le plus souvent. Me faire virer et me retrouver chez ma mère... la honte. »

La brutale restructuration, au milieu de la crise, touche évidemment bien d’autres quartiers du centre, de Mataxourghiou aux rues de Monastiraki... « Un truc a beaucoup joué, rappelle Dimitri, l’ancien du quartier de Koukaki, et membre de Syriza : la ’carte de séjour dorée’, [titre de séjour longue durée] pour les étrangers qui investissent dans la pierre à hauteur d’au moins 300 000 euros. ça a très bien marché, beaucoup ont investi et transformé les appartements en Airbnb. Le vieux centre de Monastiraki, encore composé de touts petits ateliers, est en train d’être liquidé, il se fait complètement racheter ». Confirmation quelques jours plus tard. Au détour d’un magasion alimentaire en gros, avec les amis de Kaniggos, chez « Papa Africa ». Envers du décor touristique de masse à Monastiraki et des pentes de l’Acropole, le quartier déroule ses petites ruelles crades et pavées, à l’arrière du marché d’Athinas. Micro-boutiques, petits ateliers et ventes en gros. Passants et commerçants quasi-exclusivement immigrés croisent quelques Kafenio à l’ancienne où sont attablés les vieux Grecs du quartier. Face au magasin alimentaire tenu par des Pakistanais arrivés il y a quelques années, un vigile tout de noir vêtu, bien rasé sur les côtés, chasse devant nous les passants et les jeunes ados qui s’arrêtent parfois une fraction de secondes sur les dalles de marbre immaculé de l’immeuble à trois ou quatre étages d’à côté. Contraste glauque, encore un peu tâche dans le quartier. « Ils le rénovent pour en faire un restaurant de luxe, ça fait plusieurs mois, nous explique le vendeur. Là, ils posent l’air conditionné ». Ambiance. A l’angle, un homme fatigué qui dort visiblement là depuis un moment, repeint encore les dalles de marbre du futur restaurant.

Athènes, Eldorado à multinationales avec ses bâtiments en ruine et appartements à bas prix. Mais la déstabilisation provoquée par le Airbnb et la gentrification, au centre, a parfois des ressorts moins spectaculaires que les grands propriétaires venus d’ailleurs. Exemple à Exarchia, encore. Dès 2016, en pleine crise et au cœur de l’arrivée des exilés dans le quartier, nombre de militants solidaires investis dans les squats et les cantines collectives, sans boulot ou presque, arrondissent leurs fins de mois en sous-louant une chambre ou leur appartement, hébergés parfois un temps chez des amis. La pratique s’enracine lentement, parfois dérive. Rue Notara, un duplex sur les toits, ancienne collocation de proches du mouvement avec 4 chambres, mute lentement : en 2018, il a pris la forme d’une sous-location sur Airbnb, avec une seule occupante officielle qui n’y mettait plus les pieds sauf pour y retirer les loyers, au mois ou à la semaine. 1000 euros de bénéfice à la clé. A l’entrée, l’affiche du 6 décembre 2008, suite au meurtre du jeune Alexis Grigoropoulos lançant une vague d’émeutes sans précédent, fait désormais mauvais genre.

Mais entre ceux qui squattent toujours et ceux qui louent, la volonté de rester et continuer ses activités dans le quartier prend corps chez certains, souvent les plus âgés. Y refondre ses activités collectives, ou trouver un boulot travaille toute une partie du mouvement : ouverture de burgers sur Platia, pizzeria collective sur Thémistokléous (vite fermée à cause d’un loyer trop élevé), cafés ici et là ou, plus récemment, le projet de reprise en collectif d’un petit bar tenu par des militants turques, perclus de dettes lui aussi. Se payer à cinq dans un mini-bar de 27 mètres carrés : un défi. Comme de maintenir une structure collective et militante pour du travail, un point aveugle du mouvement jusqu’ici. « Avec les loyers qui explosent, ça devient d’autant plus compliqué » résumé A., « Nosotros [Bar-café-lieu historique de soirée à deux pas de Platia] tiennent encore mais avec 2000 euros de loyers, ils en sont complètement dépendants pour leurs activités ». Même Kini y réfléchit, parfois, pour sortir de la galère ou des coups de main de la famille. Les minima sociaux, ici, n’existent pas.

Mythes, catharsis et expropriations

« Exarchia is not an anarchist island » sourit le camarade Kristos, dénonçant la part d’exotisme qui pousse de nombreuses personnes dans le quartier. Lui-même parti un peu plus loin, moins cher, il continue a contrario de s’activer deux à trois fois par semaine à Exarchia. "Parce qu’il est central, et qu’il y a Polytechnique [voir https://lundi.am/Retour-a-Athenes], Exarchia reste le cœur des assemblées, de ce qu’on pourrait même appeler les « assemblées des assemblées », résumé Emi. « De nombreuses assemblées de quartier ont vu le jour après 2008, et elles se coordonnent fréquemment ici, font l’aller-retour entre les propositions locales et le besoin de centralisation. Pour ça, Exarchia reste une base-arrière essentielle ». La preuve ce mardi soir. A l’entrée de Polytechnique, se bouscule un nombre peu ordinaire de personnes, parfois très jeunes : « C’est notre deuxième journée de travail qui commence » ponctue en riant Lefteiris. « Tout le monde ne vient pas à l’assemblée ouverte des squats, collectifs et isolés. Ce soir, il y a aussi l’assemblée des Steki [espaces occupés] et des grèves étudiantes en cours et l’assemblée des prisonniers et des blessés... du mouvement ».

« On peut dire ce qu’on veut, avoir perdu ses illusions sur le quartier, il reste à part », conclue Rosa « Ses rues étroites, ses murs, y retrouver des têtes connues en manif, dans des cafés pas chers ou des salles de concert à prix libre, c’est pas rien. Les contrôles continus, les bagnoles de flics en permanence ont terni le mythe du quartier sans police. Mais ils sont toujours nombreux pour pouvoir pénétrer ici. Les habitants ont changé en dix ans, la question de la drogue divise toujours autant les groupes, beaucoup ont du mal à se loger. Mais l’état des rues, le laisser-faire de l’État montre qu’on est loin d’une récupération complète. Ceux et celles qui restent, y habitent ou y travaillent ne sont pas là par hasard ». Et les changements sont parfois moins visibles aussi. « Début février, on est allé tracter à l’école primaire de Koletti. L’école est vraiment super mélangée entre grecs et réfugiés. Il y a beaucoup d’enseignants solidaires, malgré l’épuisement et les difficultés par rapport au manque de thune. La tension est toujours là, même si moins de monde s’y promène ou consomme, dans un quartier moins vivant avec plusieurs milliers de personnes qui ont été chassées par les expulsions ».

Mais, en tablant sur une oppression quotidienne et en promettant des expulsions à tour de bras, voire en finir en quelques mois avec réfugiés et anarchistes, l’État joue pourtant gros. D’abord pour les objectifs non tenus. Ensuite, car comme chacun sait, les finances grecques sont loin d’être infinies. Avant même l’invasion coronavirienne et le défaut de paiement qui se fait ressentir dès la fin du mois de février. « Le monsieur là-haut est arrivé au pouvoir avec tout un tas de promesses, commente Mohamed. Il a dit »je vais vous débarrasser de tout le monde et relancer l’économie« . Mais après une tournée pendant l’été, il n’a pas eu un sou des Européens. Ils lui ont renvoyé la question de la dette à la figure. La Grèce ne produit presque plus rien... Et tous ces déploiements policiers, ces expulsions et ces procédures qui coûtent énormément, ça finit par peser ».

D’autant qu’en expulsant un peu partout, les appartements d’amis et certains lieux-refuge, à Exarchia, Polytechnique ou à proximité, se remplissent lentement à nouveau, en sens inverse. Retour au pays. Comme pour plusieurs de Koukaki, qui ne désarment, pas loin de là.

« Très vite, il y a le risque d’une nouvelle crise dans la crise, avance Lefteiris. Ici, il y a énormément de petits propriétaires, à la campagne ou en ville qui ont contracté des prêts pour acheter leur logement, un appart’. Et une loi qui empêchait leur expulsion arrive à terme en mai. Les banques vont pouvoir saisir les biens en cas de non remboursement des dettes ». « Il s’agissait aussi de prêts à la consommation », ajoute Dimitri. « C’était très à la mode, tu peux tirer à crédit sans rien sur ton compte, provoquant un endettement considérable... Avec la crise, »ils« ont essayé de protéger l’appartement principal de ces confiscations, pour beaucoup de petits propriétaires qui n’ont qu’une maison ou un appartement principal ancien. Ils allaient tout perdre. Syriza a fait passer des lois pour bloquer le phénomène mais c’étaient des mesures temporaires. Elles arrivent à échéance le 1er mai prochain. ça concerne un nombre très important de personnes ».

Une sorte de deuxième crise des Subprimes à l’américaine. « Sauf qu’ici, ce ne sont pas les États-Unis », tance Lefteiris. « La famille, c’est quelque chose d’extrêmement fort. Si on vient retirer leurs maisons aux gens, ils vont devenir fous. Les médias font déjà des Live sur nous en cas d’expulsion alors tu imagines quand il s’agira des gens ordinaires. On le sent, ça connecte aussi ce monde des squats, de la gentrification et des Airbnb à une population parfois plus éloignée de ces questions. On réserve nos forces pour ce moment en préparant un grand événement avec l’ensemble des squats et collectifs d’Athènes et du pays là-dessus’. Optimisme que ne partage qu’à moitié Dimitri : »Ça peut mettre le feu aux poudres, le gouvernement a a priori refusé de prolonger les mesures de sauvegarde. Mais, si le coût social paraît trop élevé, il peut décider d’atténuer la mesure. Et rien ne bouge beaucoup en face pour le moment. Six mois après l’arrivée du nouveau gouvernement, il y a toujours ce temps de latence, c’est dur à prévoir« . »Un gouvernement qui parade en affirmant que tout sera plié au bout de six mois, ce n’est jamais très bon pour lui« , rappelle malgré tout Lefteiris. Et les premiers signes sont déjà là. La colère contre la police et en partie l’État est revenue en flèche. Sous Syriza, la polarisation s’était lentement déplacée entre anarchistes et fascistes. Une mise en balance très mauvaise pour le développement de nos idées. La situation est beaucoup plus propice : l’équation est redevenue celle d’une opposition de l’extrême gauche et du mouvement anarchiste voire d’une partie de la population à la police et au gouvernement ».

En plein creux militant post Koukaki, début février, l’affirmation semble exagérée. Mais c’est un fait depuis maintenant tant d’années. Sous le calme parfois apparent, ou les illusions d’une reprise économique vantée dans les médias et par les créanciers européens, les conditions de l’explosion sociale sont toujours là. Pas forcément où on l’attend. Fin février, c’est à l’autre extrémité de la Grèce qu’elle s’étend, en grand, sur le point limite de l’Europe : Lesbos.

Lesbos... Mon Amour

Le 3 février, après des mois, des années d’entassement dans le plus grand camp d’Europe, à Moria sur l’île de Lesbos, des émeutes éclatent. Récurrentes dans un camp prévu pour 3 000 personnes et qui en compte désormais entre 22 à 25 000, où les morts sont désormais quotidiennes, et les droits, comme l’accès à l’hygiène, un vague souvenir. Matées violemment par la police anti-émeute grecque, les exilés y sont seuls. Plus que jamais. Sans plus la moindre notion de droit. Ils y sont épaulés par de rares ONG et militants solidaires aux liens avec les insulaires lentement distendus. "C’est une catastrophe pour les réfugiés, dénonce encore Dimitri. Le nouveau gouvernement a décidé de mettre fin à l’accueil mais les arrivées ont repris depuis un an. Là où le désengorgement de Moria se faisait encore il y a quelques temps, même de façon défaillante, le camp ne fait que grossir. Ils sont désormais plus de 20 000 à Moria et près du double sur l’ensemble des îles. Le gouvernement veut donc passer à l’étape d’après en mettant en place des camps clos’.

Quelques jours plus tard, on recroise Kristos, ancien de Kaniggos et de l’assemblée des squats, qui prépare des affiches en soutien aux révoltes sur l’île. « Le moins qu’on puisse faire... Même si à Athènes, on sent que l’épuisement a gagné face à l’avancée des camps. En vérité, Moria, qu’est-ce que c’est aujourd’hui ? Une gigantesque prison à ciel ouvert, sans droit. Les gens sont là en attente d’une demande d’asile, des mois, des années, dans un camp. L’Europe y apprend aux réfugiés la leçon du capitalisme à l’Ouest, à être de bons travailleurs avant de partir plus loin. Par la peur, en imprimant l’idée que leur place est temporaire, qu’ils ont pas à faire d’écart ». « Depuis peu, la population sur le camp dépasse celle du reste de la population sur l’île. Dans de telles conditions, les réactions hostiles naissent chez des habitants. La situation est explosive. Mais ça va retomber sur le gouvernement dans pas longtemps » lance prophétique, Dimitri, en pleine annonce du gouvernement pour ériger une barrière flottante anti-migrants au large de Lesbos. Choquante, l’initiative est précisément faite pour masquer les promesses intenables du gouvernement d’en finir avec ces migrations et faire passer la pilule des constructions de centres fermés sur les îles, qui doivent être lancées au même moment.

Le 5 février, des manifestations des insulaires rejettent violemment l’idée d’une construction d’une nouvelle prison géante sur l’île. Les tensions autour de barrages à proximité du camp de Moria, d’où les habitants peuvent encore sortir, attirent quelques médias, grecs et européens. Ils s’émeuvent à intervalles réguliers du sort des réfugiés croupissant là depuis des années et repartent après quelques images de la poussée de fièvre d’un soir. Répétition en miniature de la nouvelle « crise » aux frontières, trois semaines plus tard.

Parti début mars « en mission » sur les îles, Lefteiris, raconte : « Les premiers incidents se sont produits sur l’île les 25 et 26 février autour des camps fermés que le gouvernement a voulu construire sur Lesbos. Moria était jusque-là encore semi-ouvert, au moins pour les habitants et les ONG. Pas d’entrée extérieure sans carte d’ONG. Sur cette situation déjà catastrophique, le gouvernement décide de construire cette prison géante, au milieu de l’île, près des montagnes, à proximité de villages, de fermes, de champs cultivés. Et ils exproprient en urgence des terres et certains bâtiments publics pour y enfermer les migrants. Une prison que nous nous appelons camp de concentration. ça a été le casus belli pour les locaux. Pour les plus progressistes, ils ne voulaient pas d’une prison, encore, sur leur île, encore moins sur leurs terres. Ils ont commencé des actions de désobéissance. Pour les habitants apeurés, les racistes ordinaires et quelques fascistes présents sur l’île, eux aussi ont compris qu’en guise de départ des migrants, le gouvernement faisait en réalité exactement l’inverse. Qu’avec cette prison, les migrants resteraient durablement et qu’il en arriverait d’autres, rapidement. Cette décision a fait l’unanimité contre elle dans la société locale, qui s’est coalisée. Et pour beaucoup, il y avait ce sentiment que placer au milieu de l’île, éloignées de tout, ces personnes sans rien, en attente, ça allait forcément conduire à des vols, des déprédations sur les champs. Les gens n’ont rien, il faut bien qu’ils trouvent quelque chose. ça a créé cette rage pour de nombreux résidents de l’île, qui ont commencé à bloquer les routes et encerclé le chantier de construction ».

« Là, le gouvernement a envoyé 17 compagnies de MAT [la police anti-émeute] à Lesbos et sur Chios », précise Dimitri. « Ça a été le point de non-retour. Les locaux ont tenté de bloquer les arrivées de MAT à l’entrée des ports, » rappelle Yannis, toujours rivé sur les réseaux sociaux. « Ils ont fait n’importe quoi acquiesce Lefteiris, détruit des voitures de locaux » et « tabassé les manifestants, blessé gravement plusieurs d’entre eux, le tout abondamment filmé », finit Dimitri, l’élu Syriza. Les images ont circulé en boucle. Sur certaines, on voit même les flics crier aux locaux « fils de Turcs », renchérit Yannis. « Le lendemain, l’insurrection s’est généralisée sur l’île. Elle a mêlé ces différentes factions venues de partout, prof’, patrons, armée, une insurrection populaire avec ses contradictions : certains entonnaient l’hymne national, voire des slogans fascistes, et quelques minutes plus tard, attaquaient les MAT et les camps militaires. Les locaux ont même tiré au fusil à plusieurs endroits », poursuit Lefteiris. « Ils ont pourchassé les flics jusque dans leurs hôtels, brûlé leurs uniformes. Là où les jeunes les poursuivaient ou les insultaient sur les ports, les flics leur lancent des grenades encore en jogging », précise Dimitri. « Ça venait de partout, continue Lefteiris. Les MAT ont essayé de se réfugier dans les camps de l’armée. A la nuit tombée, les habitants de l’île y ont mis le feu. Pour résumer, le front s’est divisé principalement entre une partie, d’un côté de l’île, proche de la droite conservatrice, avec certains fascistes aussi. De l’autre, notamment autour du village où devait démarrer le chantier, Mantamados, un village beaucoup plus proche des communistes, l’insurrection a surtout été menée par la gauche. Ce sont eux qui ont mené le plus d’attaques sur les anti-émeute. Après deux jours de grève générale, l’île était à l’arrêt complet. Une grève appelée non pas par les syndicats, mais relayée par les patrons eux-mêmes qui autorisaient les travailleurs à fermer les commerces, tout. L’ambiance sur l’île a vrillé ».

Corona... Virus réfugié

« L’ensemble des compagnies de MAT a été retiré depuis hier soir. Plus un flic sur l’île. Le gouvernement est dans une merde noire », annonce Yannis le 28 février. La panique prend au plus haut niveau, suivie de l’annonce d’une grande réunion de conciliation avec les différents représentants autonomes des îles. « Une manière de calmer l’insurrection et les manifestations de milliers de réfugiés à Athènes le soir-même », rappelle Dimitri. Et se rapprocher d’une population que le gouvernement pensait en partie dans son camp. « Après deux jours, les locaux ont totalement oublié la question des migrants », relance Lefteiris. La cible principale, c’étaient les flics, et ce projet de prison. Deux jours plus tard, les locaux n’avaient même pas eu le temps de réaliser la situation, leur pouvoir, la fuite des flics, qu’Erdogan annonce la réouverture des frontières et l’envoi des réfugiés vers la Grèce, au beau milieu des célébrations de l’insurrection. La situation a vrillé, en sens inverse« . »Le pire est en train de se produire, annonce très grave Dimitri, après s’être réjoui de la débandade gouvernementale. « Des fascistes ont empêché l’accrochage d’un pneumatique avec 50 réfugiés à Lesbos. Ils ont tabassé les représentants d’ONG, ont mis le feu à un bateau de secours d’une ONG. La police est invisible ». « En fait ceux-là ont continué l’insurrection mais seuls, explique Lefteiris. La partie conservatrice, voire fasciste, déjà présente sur le versant oriental de l’île, le plus proche de la Turquie. Quelques centaines de personnes alors que l’insurrection, c’étaient des milliers. Leur cible principale ce sont les ONG, tous ceux qui ne sont pas conservateurs sont vus comme ONG. Pour les migrants, c’est l’enfer. Ils ne peuvent plus sortir. Quand ils tentent rallier le port, ils sont reconduits au camp par des MAT encore présents, épaulés quelques fois par des fascistes ».

Après le silence sur l’insurrection, la partie entre États et l’ouverture annoncée des frontières sonne le grand retour de l’Europe et de médias qui troquent quelques jours la peur coronavirienne qui vient pour l’invasion migratoire qui (re)vient. Mitsotakis tient là une revanche éclair, à peu de frais, annonçant quelques jours plus tard la fin temporaire de l’asile pour plus d’un mois, le temps d’arrêter et de refouler toutes celles et ceux qui franchissent la frontière près d’Evros, sur le continent. « En se présentant comme seul rempart en Europe, Mitsotakis a obtenu 500 millions d’euros en deux jours auprès de l’UE. Il se présente comme le grand gagnant de la crise pour protéger les Grecs », se lamente Yannis.« Ces crises, tu sais, ça a été de grands spectacles pour soumettre les gens, dit avec recul Kristos. L’austérité pour imposer un système néo-libéral qu’une partie des gens et le modèle grec refusaient, et la dite crise des migrants pour accélérer l’importation des camps, la transition vers l’Ouest ». Restructurer, normaliser : rendre la périphérie à son centre, centraliser la périphérie.

La partie qui se jouait en interne sur l’île, exportée entre États Grec et Turc sinon entre continents, remodèle en quelques jours les principes de l’accord de 2016 entre Union européenne et Turquie, qui octroyait ses milliards à Erdogan en échange d’un contrôle accru sur son territoire et son aide au refoulement. La rupture du Deal laisse planer les appétits et les doutes de chacun. Milliards pour l’un, turc, millions pour l’autre, grec, s’agitent dans un grand coup de poker morbide où chacun joue sa partition avec les flux d’exilés comme monnaie d’échange, avec Frontex et ses tireurs sur embarcations au milieu. Jusqu’aux groupuscules identitaires et néo-nazis qui prétendent venir défendre leur espace vital et repartent parfois aussi sec après s’être faits rosser par les insulaires, comme ces néo-nazis autrichiens et allemands à Mytilène le samedi 7 mars.

Point-limite, Lesbos, symbole et symptôme d’une faillite générale et de son invisibilité aux périphéries qui resurgit à chaque « crise ». Point-limite qui fixe l’attention, restructure pour imposer méthodiquement le modèle importé de l’enfermement généralisé. Origine et ventre de la liquidation de l’archipel réfugiés sur le continent au profit des camps, destructeur permanent de l’asile et du virus réfugié sur les îles, aux frontières. Le dur du bâti enracine, imprime : l’enfermement et le « centre de pré-renvoi »
 [1] mettant déjà un terme temporaire, encore semi-ouvert, devient non-droit permanent de la prison et de la suppression de l’asile. Unilatéral, toujours, intermédiaire et temporaire en temps de crise entre États, suppression sans fin en temps de propagation du virus planétaire.

D’ailleurs l’Europe ne pipe mot sur l’insurrection fin février. Encore moins sur les milliers d’Athéniens défilant de nuit une semaine après les événements et encore le samedi 7 mars, dans les grandes et petites villes de Grèce jusqu’au port de Mytilène pour crier leurs colères et ouvrir les frontières. L’Europe pleure ses frontières perdues, souillées, préfère s’horrifier des violences fascistes qu’elle a méthodiquement orchestrées en posant et imposant ici et là sa gangrène puis repartant. Europe-forteresse des prisons qui se plaindrait presque du comportement de châtelain et de maton de certains de ses rejetons.

Lesbos, cœur d’Europe bradée à ses confins : ici, la biopolitique des populations, gestion du vivant, redevient thanatopolitique [2] des non-populations, orchestration méthodique de la mort ou de la non-vie. Dans cette « guerre totale des États aux étrangers » [3], invasion et immunité se réactivent et se renforcent sans cesse.

Se coronavirisent même. Quand les guerres commerciales et le tourisme international répandent le virus aux quatre coins du continent, des continents, par voie aérienne, la ruée pédestre vers l’Ouest bute sur les barbelés et la mer, sur des mercenaires de Frontex vite arrivés sur zone pour couler des pneumatiques et porter secours à la colonie européenne un peu dépassée.

Le virus se réfugie en Europe, le virus des réfugiés s’arrête à ses portes. Des crises et des chocs, indétectables et invisibles en temps de paix, éruptifs, qui s’étendent et font loi en temps de crise, qui se stabilisent et se pérennisent en milieu viral. Ainsi va la vie en périphérie, à Athènes et sur les îles, autels de crises systémiques et de rénovations du cœur européen. Dans le vaste laboratoire humain, de l’austérité économique à la propagation virale, une même idéologie immunitaire se reconfigure à l’extrême : virus et réfugiés se (main)tiennent ... à distance. Une idéologie sans fins et auto-immune. A l’heure du confinement pour tous.

Sauf à Moria, justement.

L’Europe vaut bien un virus réfugié.

Post Scriptum : Dimanche 15 mars, l’aile de Polytechnique occupée, Ghini, aura finalement été évacuée. Raisons sanitaires, occupants disséminés, sans nouvelles depuis ; à Kaniggos, toujours aussi isolé, les habitants reçoivent eux aussi la visite de la police ce weekend-là. Autre motif officiel, recherche de drogue et lutte contre le trafic. Repartis sans rien, les habitants sont laissés à leur isolement, le propriétaire étant contre l’expulsion ; début de semaine, les réflexions allaient bon train sur l’évacuation possible-impossible et la sécurité sanitaire à Moria, après la découverte d’un premier cas de Coronavirus sur l’île...

[1Léna Coulon, A Lesbos, contre les barbelés de la Mer Egée, CQFD, 185, mars 2020.

[2Emmanuel Taïeb, « Du biopouvoir au thanatopouvoir », Quaderni, n°62, 2006, p. 5-15, https://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_2006_num_62_1_1697

[3Marc Bernardot, Camps d’étrangers, Bellecombes-en-Bauge, Croquant, 2008.

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