Retour à Athènes

« Mais c’est de la troisième maison que le scandale est venu. Celle qui avait déjà été évacuée, la première maison ouverte et située dans la partie plus populaire du quartier, en bas, alors que les hauteurs ont été totalement gentrifiées... La résistance a été plus importante... et les soutiens de voisins plus nombreux aussi. »

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

Reportage à Athènes. Nouveau pouvoir politique et « crise » continue des réfugiés, gentrification et expulsions. Et résistances...

Déjà plus d’une décennie de dites ’crises’, de cures d’austérité en restructuration des frontières. Plus d’un an aussi qu’on avait mis les pieds à Athènes... le 6 décembre 2018, pour les 10 ans de la mort d’Alexis Grigoropoulos [1]. Après six années d’allers et retours fréquents, de coups de main militants en rénovation et ouverture de bâtiments au printemps 2016. Plus d’un an et, en ce mois de janvier-février 2020, rien n’était moins sûr que ce qu’on allait y trouver, jusqu’au cœur d’Exarchia, le quartier dit ’sans flics’, ses dizaines de squats dont beaucoup accueillant de réfugiés. Après les intenses mobilisations contre l’austérité, jusqu’aux grandes nuits de février 2012, trois nuits d’émeute générale dans les rues du centre d’Athènes, l’épuisement militant et les redéfinitions du mouvement. Entre départs forcés (à l’étranger ou à la campagne) au plus dur de la crise et la lente redéfinition du ’mouvement’ pendant quatre années de dépression politique sous le gouvernement Syriza post-referendum [2]. Après le rebond militant pour accueillir la vague ’réfugiée’ de 2015 et 2016, la construction d’un archipel de squats, une relative liberté militante et des embrouilles incessantes, le temps du retour de bâton a été annoncé. En grand cette fois. Le retour d’une droite ultra réac’ au pouvoir depuis juin 2019 n’en a pas fait mystère, avec un Premier Ministre qui, dès son discours d’investiture, éructait ses priorités politiques : ’chasser les immigrés’, construire des centres de rétention partout, en finir les ’anarchistes’ et leur base arrière, Exarchia.

Six mois plus tard, plongée dans un Far East européen, à l’heure où, quatre ans d’amnésie plus tard, après la fermeture intérieure des frontières européennes et un deal passé avec la Turquie pour garder 3,5 millions de migrants sur son territoire, un deal qui satisfaisait jusqu’ici tous les adeptes du grand cimetière méditerranéen, la Grèce fait son retour dans le concert européen morbide et médiatique autour de la Grande Peur qui vient.


Arrivée de nuit. La longue route de l’aéroport à la place de la Constitution, Syntagma, scintille étrangement. Quelques années plus tôt, un commerce sur deux ou trois affichait ’fermé’ ou ’à louer’ sur la route, sous les flots d’une... de crises sans fin. Ce soir, les magasins de luminaire, de cuisine chic, de ventes de deux roues et autres commerces de bouche tournent à nouveau à plein régime.

Un tout autre ballet nous accueille pourtant au cœur d’Athènes, en remontant l’école Polytechnique vers Platia. Ce mardi soir, l’assemblée ouverte des squats, collectifs et isolés se termine. Six ou sept motos basculent. En couple, les Delta, ces BRAV [3] locaux qui se déplacent ici quotidiennement et pas uniquement pour les manifs, s’arrêtent à l’angle de la rue Stournari et de Spirou Trikoupi. Artère fémorale de Platia, la place centrale du quartier, épicentre militant, encore hier festif, parfois touristique, coeur du bordel athénien, des crises et des vagues migratoires accueillies dans le quartier depuis l’automne 2015. Un chaudron cathartique ouvert à tous les vents contraires qui soufflent sur la Grèce, jusqu’à la gentrification rampante et la multiplication des Airbnb qui font exploser les loyers. Et lentement fuir une partie des militants.

Sans gyrophare et sans bruit, les patrouilleurs surarnachés posent pied à terre, encerclent le bas de la rue, resserrent l’étau sur quelques hères restés à proximité... Silence de mort. Des gens attablés aux bars, au burger du coin, matent. Pas un son, que des murmures. Les Delta délaissent la place, son brasero et la soixantaine d’ombres plantées là qui ne bougent pas, ou si peu. Ils attrapent trois jeunes hommes, manient la lampe torche, et tout aussi vite, sans contrôle, sans cri, enfoncent les types dans des voitures sérigraphiées qui bloquaient la circulation aux deux angles. Cinq ou six flics en civil, cagoulés, postés, passent des infos, repartent aussi sec. Le convoi s’évapore sur Stournari. Les voltigeurs, eux, repartent dans deux ou trois directions opposées. Terminé.

Depuis août, Nea Democratika a fait recruter 1500 nouveau flics, parmi eux 1200 sont uniquement dédiés à la route, à moto ou scooter, les Delta’ détaille Kristos, membre de l’assemblée ouverte et d’un club de foot autogéré du centre d’Athènes, qui passe moins souvent dans un quartier qu’il a longtemps habité. Sous occupation avec des MAT [CRS locaux] en faction en permanence à deux autres extrémités de la place, sur Tositsa et Bouboulinas, le quartier dit ’sans flics’ semble avoir fait long feu.

Platia, c’est fini’, balance Kini, reporter indépendante qui scrute le mouvement depuis des années, à la sortie du Vox, un des rares bars occupés encore en place et attaqué deux ou trois fois depuis l’été. ’C’est tout ce qu’il reste’, enfonce-t-elle, en jetant un coup d’oeil désabusé sur la place, son brasero et ses ombres autour du petit muret. Avant de se raviser, ’J’exagère. Tout ne se résume pas à ce qui est visible sur la place, heureusement. Mais les raids sont quotidiens, deux ou trois fois par jour, depuis janvier. Et ouvertement racistes. Plusieurs camarades sont souvent sur la place pendant les raids. Si tu es blanc, ils ne te touchent ... en fait ils te regardent même pas. Que les immigrés. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ...’.

Les Delta, c’est ça. Le silence..., approfondit Gabriel, quelques jours plus tard, au vieux Kafenio situé au-delà des lignes de Platia, à l’angle de la rue Spirou Trikoupi et du grand marché du samedi. A Athènes depuis quelques années, investi dans un steki [un espace commun] plus au sud, il mène un projet de restaurant autogéré à Exarchia qui doit bientôt reprendre la place d’un café tenu par des amis turcs criblés de dettes en raison du loyer trop élevé à Exarchia. Enfin se payer un salaire et arrêter de flotter entre la Grèce et le chômage en France, en somme. ’Ils arrivent sur place, très vite, ils sont très mobiles. Ils n’ont pas d’ordre à recevoir pour agir, pas comme les MAT [en faction nuit et jour aux quatre coins d’Exarchia et qui se sont encore rapprochés d’une ou deux rues plus près de Platia depuis l’été]. Si quelqu’un crie, qu’une insulte part, ils foncent, tabassent, arrêtent. Ils sont formés pour ça. Les Delta, c’est eux qui imposent ce silence, cette sensation’.

Quelques minutes plus tard, une dizaine de deux roues bleue marine, avec leurs casques blancs, passent sous nos yeux à la sortie du café. Direction Platia. On hâte le pas, évitant cette fois le check-point de MAT. 500 mètres à peine à parcourir. Sur zone, déjà cinq ou six personnes encerclées par une vingtaine de Delta. Regards en coin, de loin, personne n’approche. Mêmes voitures en faction qui bloquent, mêmes allées et venues en cagoule qui scrutent, mêmes arrestations sans contrôle et départs en sens inverses qui évitent l’attroupement. Quelques fractions de seconde... Et un sentiment d’occupation, guerre de position larvée qui s’insinue, grandit.

La fin de l’archipel transitoire des réfugiés, camp autogéré à ciel ouvert

Plus bas, aux confins du quartier, Mohamed nous accueille sur le perron d’un vieil hôtel récupéré depuis le printemps 2016, Kaniggos. Si les yeux pétillent, comme d’hab’, le constat est grave : ’ça fait longtemps que je ne mets plus un pied à Platia. Pour le deal, avant, les contrôles, maintenant. C’est trop dangereux, ils ont tout militarisé là-bas. Toute la ville-même ! Partout où je marche, je me fais à nouveau contrôler ! À nouveau. Premier habitant des lieux fin 2016, quand la rénovation du bâtiment touchait à sa fin, Mohamed est déjà loin du néo-athénien arrivé depuis les côtés turques, comme beaucoup alors. Son arrivée à lui débute en 2008 à Athènes, dans le quartier populaire voisin de Kipseli. Quelques années de crise plus tard, il fuit la capitale pour les îles, pour le boulot mais aussi pour échapper aux contrôles incessants et à une peur rampante qui parcourt le centre-ville entre 2012 et 2013 : celle des attaques de plus en plus terribles du parti néo-nazi Aube dorée. Complicité flagrante du gouvernement Nea Democratika d’Antoni Samaras, et des policiers. Comme à Kipseli, les permanences du parti ouvrent, étrangement, à proximité des commissariats. Revenu pour raisons de santé deux ans plus tard, sous Syriza, il se mêle à la grande vague réfugiée et à l’occupation de nombreux bâtiments vides ouverts par le ’mouvement’ pour se loger, lui qui a alors ses papiers mais peine à payer un loyer. Un souvenir joyeux mais déjà lointain.

Je sors très peu ici. Parce que même quand tu as tes papiers en règle comme moi, tu sais comment c’est, les flics, ici, ils te collent toujours quelque chose, parfois sans même le dire. Et quand tu vas renouveler tes papiers, on t’apprend qu’il y a un problème dans ton dossier... Alors j’évite Exarchia’

On se faufile aux étages, le mobilier et l’électricité ont pris un coup de vieux. Et le son de cloche n’est pas plus réjouissant : ’ça fait trois mois qu’on nous a coupé l’eau, déplore un jeune originaire de Guinée, Madi, présent à Kaniggos depuis deux ans. La compagnie d’eau, l’Eydap, est venue, accompagnée de flics et a arraché tous les raccords à l’eau. Pendant un mois, chaque soir, ils venaient observer discrètement pour voir si on se raccordait dehors. On a pris l’habitude de collecter des bidons un peu partout et on se débrouille depuis...

Dans la grande vague d’expulsion depuis la fin de l’été 2019, Kaniggos fait figure de rescapé avec d’autres comme Notara, premier refuge installé en novembre 2015. ’En sursis’ précise Mohamed car le bâtiment appartient à l’Etat. D’autres évacués, comme à Bouboulinas, vieux bâtiment appartenant au ministère de la culture, refusent collectivement la dispersion. Ils savaient qu’au cours des précédentes expulsions, les flics ’éclataient les gens en trois ou quatre groupes pour casser les solidarités et empêcher toute contestation, dans des camps hyper éloignés du centre. Après avoir arrêté le chauffeur, ils ont fait demi-tour’, précise Gabriel. Direction Polytechnique, et une aile de l’école, ’Ghini’, seule à même de les rassurer sur d’éventuelles expulsions [4]. Mais où tout manque jusqu’à l’électricité, étrangement coupée fin janvier.


Là où la propriété était moins claire, petite propriété tombée en désuétude souvent où l’indivision des biens se perd parfois comme à Kaniggos, là aussi où les propriétaires retrouvés n’ont pas voulu porter plainte, le gouvernement s’est mis à ruser. Couper l’eau était la moindre des politesses. ’Ils nous ont collé une facture de 11 000 euros d’électricité quasiment au même moment, parfait Mohamed. Quand l’expulsion peine, mécanisme bien connu à l’Ouest et qui prend ses marques ici, favoriser l’auto-expulsion : en harcelant, en épuisant... Les effets ne se sont pas fait attendre. Débordant encore à l’été avec plus de 60 occupants, ils sont 37 quelques mois plus tard. ’Les familles sont parties. Les squats, ça fait trop peur aux gens maintenant’, insiste Madi, toujours choqué par ces mises à l’amende en pleine vague de froid, et alors que les bâtiments vides restent légion dans le centre d’Athènes. ’Moi-même je dormais plus. Pendant des mois, tout le monde avait peur, parce qu’ils [les flics] arrivaient dans le quartier et vidaient un squat après l’autre. Chaque matin, on se réveillait en regardant par la fenêtre pour voir s’ils venaient ici. Je dormais une heure, je me réveillais, j’allais regarder, je pensais que c’était nous à chaque sirène. J’ai commencé à aller dormir chez des amis, se rappelle encore Madi. Mais, à un moment, tu peux pas rester indéfiniment sans payer un loyer... Alors je suis revenu’. ’Je mangeais plus, j’ai perdu 11 kilos depuis l’été’, renchérit Youssef, jeune Marocain qui attend le retour de ses papiers depuis près de huit mois après avoir obtenu l’asile. ’Moi, je pars, je reste pas ici... mais j’attends toujours mon passeport et ma carte périme en septembre. S’ils tardent jusque-là je serai dans la vraie galère’. Harceler, retarder,... ’Empêcher les points de fixation et les solidarités, invisibiliser’ comme le rappelle le collectif Babels dans sa Police des Migrants (Le passager clandestin, 2019).

Et au besoin, emprisonner. Trois ou quatre occupants de Kaniggos au moins sont en prison ou en rétention à notre passage. D’autres ont réussi à passer, beaucoup attendent de le faire. Même la petite ONG espagnole qui versait des dons alimentaires a tourné les talons, quand le gouvernement a coupé une partie des aides et menacé nombre d’organisations de poursuites judiciaires pour ’soutien aux passages illégaux’, en particulier sur les îles.

On est totalement indépendants. Mais on n’a plus rien’ conclut, amer, Mohamed. Renvoyant implicitement aux profondes embrouilles qui ont émaillé, aussi, l’histoire du lieu. Sa revendication d’autonomie a accru un temps les tensions avec les groupes militants à l’origine de l’ouverture et ceux qui gravitaient autour. Entre espoir d’un passage à l’Ouest bloqué par la fermeture des frontières intérieures de l’Europe au printemps 2016, attente et contrainte sont souvent restées en rivalité constante avec l’hospitalité, l’effervescence collective du quartier, et la possibilité de s’y projeter plus durablement. Après le profond rebond militant dans le quartier, voire dans le centre d’Athènes, les ouvertures de squat à la chaîne, pour loger, cuisiner ou stocker collectivement, les malentendus et usures se sont multipliés. Le départ de nombreux internationaux, parfois frayant avec les ONG, qui peuplaient aussi le paysage, a enfoncé le clou. Au moment de sa progressive autonomisation, un an plus tard, Kaniggos s’est lentement retiré, jusqu’à se replier. La claustration ne s’est pas améliorée avec la répression constante depuis l’été 2019. Mais la disparition d’une partie du matériel et de la cuisine collective au rez-de-chaussée, emportée et revendus par un occupant parti sans demander son reste, a d’autres ressorts. Petit pense-bête contre l’amnésie consistant à trop vite oublier que tout n’était pas rose, bien avant le retour de Nea Democratika. Même si, rappelle Dimitri, psychiatre à quelques pas de là, le gouvernement actuel a considérablement durci la situation : ’Nea Democratika a déjà retiré les minimum sociaux pour les réfugiés ou immigrés sur le territoire depuis moins de 10 ans, et pour les Roumains... Le 10 ou le 12 juillet dernier, ils ont même retiré l’AMKA, l’équivalent de la CMU, la couverture universelle de santé pour les étrangers, donnée en 2017 par la gauche’.

Les faits sont là mais la vie des squats aussi a joué. Le turn-over infernal dans les étages a lentement lessivé la vie collective : se renouvelant à plus des deux tiers tous les ans, l’impossible enracinement a aussi charrié son lot de résignation ou de préoccupation se reportant ailleurs que dans l’investissement dans le quartier. Une rotation pas toujours négative pour ceux qui trouvaient un logement officiel plus loin. ’Sous Syriza, tu avais plus de départs des camps sur les îles avec une obligation de relocalisation ailleurs en Europe ou d’un logement sur le continent. ça n’a pas été toujours mis en pratique [Sur les 100 000 relocalisations prévues après l’accord avec l’Union européenne - date - seules 10 000 étaient effectives un an et demi plus tard], mais maintenant c’est carrément fini’, soutient Mohamed. Dans les faits, les logements proposés par les ONG grâce aux subventions européennes et dans l’attente d’une relocalisation n’arrivent parfois jamais. Et l’ONG endosse alors le rôle du bailleur, qui met à la porte. Un vrai drame, rappelle Yannis, dont le père travaille justement dans l’une de ces ONG : ’La situation est devenue schizophrénique [...] Les programmes devaient durer un an et demi. Pour tourner, accueillir d’autres personnes. Au bout de ces périodes, ils se sont retrouvés à devoir mettre les gens qu’ils avaient aidé, des familles en attente et à qui l’asile avait été accordé, à la rue’.

Une chose est sûre, le phénomène accélère encore un peu en parallèle la rotation dans l’archipel des squats réfugiés, et transforme les équilibres dans ces derniers. Les importants contingents de réfugiés du Moyen-Orient, et les familles laissent lentement place à une part grandissante d’Africains, de Maghrébins, de Kurdes, et notamment de jeunes hommes seuls, pour qui l’asile ne vient jamais ou très difficilement. Pour pas mal de militants grecs, la vitesse, l’éternel recommencement d’une vie collective ou militante à récréer creuse parfois l’écart, la fatigue aussi. Teintés chez certains d’un peu d’acidité. Longtemps investi à Kaniggos, sorti après les embrouilles entre groupes militants, Kristos s’interrogeait déjà deux ans plus tôt sur le fait d’avoir été ’les idiots utiles de Syriza’. Il réitère :

Cette histoire de réfugiés, ça a fait partie de la stratégie de Syriza de laisser le mouvement la prendre en charge tout en négociant des subventions pour les ONG et pour le contrôle aux frontières... Et aujourd’hui, tous les partis de gauche hurlent encore contre l’accord entre l’Union européenne et la Turquie [qui a limité les arrivées et fermé les passages depuis les côtes turques au printemps 2016]. Qu’est-ce qu’ils réclament en fait ? Le retour des subventions pour la Grèce. Ils veulent un accord Grèce - Europe, que ce soient eux qui touchent l’argent pour l’enfermement et le contrôle des migrants

Écart quotidien grandissant, allées et venues rapides, et certains soucis de fond, récurrents :

La position est souvent intenable avec les groupes anarchistes, comme dernièrement à Ghini où beaucoup continuent à nous voir un peu comme des membres d’ONG, qui peuvent leur apporter toutes les réponses à leurs problèmes. Nous, de notre côté, au même moment, on aborde la question du soutien aux expulsions de squats. On a des camarades en cavale pour des braquages, après l’expulsion de Gare en septembre ou comme ces jours-ci plusieurs membres de Révolution combattante et de la conspiration des cellules de feu. On en a discuté avec eux mais ... La discussion était très drôle. Quand on leur a dit ’On a des camarades en cavale, on peut plus être vu comme des humanitaires, les occupants de Ghini ont répondu : on peut peut-être faire une collecte pour votre ami ...

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Au Steki de Nomikh, espace autogéré occupé par des étudiants et leurs potes à la fac de droit, attaquée par la police lors d’une soirée afin de prouver la mise en œuvre de sa première loi de l’été, la fin de l’asile universitaire, Lefteris est plus direct encore : ’C’est une catastrophe. Il n’y a plus un migrant dans nos rangs [ceux de l’assemblée ouverte des squats]. Et le seul qui reste, c’est le plus grand trou de balle de l’histoire’, assène-t-il un sourire en coin. Après avoir vécu trois ans dans un ensemble de squats à Koukaki, près de l’Acropole, dont une année houleuse avec pas mal de migrants qui revenaient des centres de rétention de Petroughali et d’ailleurs, le copain n’a pourtant pas perdu de sa lucidité : ’Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On n’a pas les mêmes conditions de vie, les mêmes priorités ; on ne parle pas toujours le même langage, ni forcément la même langue ; et surtout, on [les militants grecs] parle beaucoup trop de théorie’.

Pas irréversible pour autant. Eternel optimiste, il a d’autres arguments de poids :

la répression est très forte, c’est sûr, en particulier pour les migrants. Mais la situation a aussi rétabli une cible de choix : la police. Elle a toujours été une cible pour sa collusion avec la dictature [de 67 à 74] ou plus récemment avec les néo-nazis [d’Aube Dorée]. Là, sous Syriza, ça s’était considérablement affaibli.

Syriza a été très fort pour ça’, renchérit Kini, reporter indépendante qui scrute le mouvement. Un an et demi plus tôt, elle nous rappelait que l’idée d’en finir avec Exarchia et les squats avait déjà bien démarré sous Syriza, entre laisser-faire dans le quartier, plaintes en hausse des voisins et harcèlement des grands médias sur les délinquants, le trafic, les terroristes anarchistes.

Ils ont laissé tout le bordel et les gens s’entretuer... Les gens pouvaient fumer leur shit pépère, ils étaient jamais contrôlés. Le bordel était en partie laissé, attisait les tensions mais les jeunes, du coup, étaient plus du tout dans le conflit. Là, avec un tel niveau de répression, dans les universités, les squats, et même dans certains bars moins politiques ou proches du mouvement comme dernièrement dans un bar queer-lesbien à Gazi, où de jeunes femmes se sont faites humiliées par les flics, ça renforce la politisation, ça reconnecte les gens et des groupes qui se côtoyaient moins. Sur les réseaux et dans les actions, la tension est revenue. Les jeunes sont beaucoup plus politiques depuis l’été.

Misère de l’anarchie et de l’autogestion ? Suspendues à la force d’un ennemi commun, maugréait déjà fin 2017 Stefanos, au milieu du Vox. Cinquantenaire à la voix rocailleuse, de toutes les luttes des dernières années, il pestait alors contre la fin proche d’Exarchia, ses armées de célibataires oisifs tournant sur Platia et les embrouilles à répétition entre groupes... au point d’attendre, plutôt qu’espérer, un retour de la droite pour y mettre un terme, et faire front commun... ’C’est comme ça ! C’est la triste réalité ! Sous Syriza, on s’est trop battus entre nous, embraie à nouveau Lefteris, rasséréné par les dernières résistances à Koukaki. Désormais, les choses se reconnectent. ça se fait lentement, mais il y a des rapprochements intéressants et des projets de lutte à nouveau avec des groupes avec qui c’était devenu impossible’.

Kristos, ancien de Kaniggos et rare à y retourner par moments au milieu de ses innombrables assemblées et occupations anarchistes, enfonce le clou.

Tu n’as qu’à voir par toi-même. A l’assemblée ouverte du mardi, on était plus d’une cinquantaine. Avant, ça tournait à une vingtaine. Le Steki à Assoe, l’école d’économie, depuis l’attaque très médiatisée de la police et les vidéos en boucle de pseudo cache d’arme dans l’espace, ils étaient cinq, maintenant ils sont au moins 25 [5]. Pareil à Nomiki, l’école de droit. Les groupes retravaillent ensemble, et pas uniquement sur des trucs spontanés mais sur des analyses de fond, les liens avec l’international et sur les actions directes et réponses concrètes à mener en cas d’expulsion, dans les heures qui suivent. C’est important ça, pour ne pas rester dans la sidération après toutes ces expulsions.

Car ce 6 décembre, comme le 17 novembre dernier, pour la commémoration de la fin de la dictature des colonels [6], ’ça a été fou’, se souvient Maria, posée ici depuis deux ans, investie dans l’Antifa League de foot et sur un petit jardin collectif longtemps abandonné dans le quartier ravagé par la crise près d’Aristotélous. ’Drones, hélico, arrestations préventives, tabassages cruels et humiliants’. ’Les gens n’ont pas pu bouger, tous les lieux qui s’ouvraient avant chaque 6 décembre pour préparer, organiser, stocker du matos, ont été attaqués, vidés, les gens arrêtés’, enchaine Kini. ’Et les gens sont à peine sortis, on sent que la répression a gagné dans les esprits à ce moment, c’était dur’, rappelle Emi. Quand intervient la résistance à l’expulsion dans un de ces lieux de vie, à Koukaki.

La bataille de Koukaki

(partie 1)

Le 18 décembre, le gouvernement décide de lancer ce qu’il a appelé la dernière phase d’expulsion qui devait clôturer l’année avant une pause, juste avant les fêtes, détaille Emi, une des occupantes de Matrozou, à Koukaki, ’un quartier assez calme du centre, près de Syntagma et aux abords de la colline de Filopapou, très résidentiel mais qui est devenu l’épicentre de la gentrification et de la Airbnb’isation ces dernières années’. Ce que le vieil habitant des lieux, Dimitri, confirme, lui qui a vu les flots de la crise chez ses patients comme dans l’ancien quartier gentrifié : ’à la suite du 3e Mémorandum [qui institue les mesures d’austérité et les brutales coupes dans les salaires, retraites, etc.], entre 2010 et jusqu’en 2013, les deux rues principales de Koukaki ont littéralement fermé. Tous les petits commerces locaux ont pris de plein fouet la crise. Aujourd’hui, ça ne se voit déjà presque plus. Tout ou presque a rouvert mais essentiellement en Airbnb pour le logement, plus de 500 dans le quartier, et avec des petits bars, le seul moyen de s’assurer un minimum de revenu pour de petits propriétaires ruinés ou des jeunes’.

C’est pourtant là, au milieu des collines et des résidences souvent cossues, que le gouvernement déploie ’la grosse artillerie. Pour évacuer, les trois squats ouverts depuis trois ans, avec les brigades anti-terroristes’, détaille Emi. ’Matrozou avait déjà été évacué deux ans plus tôt, avec un peu de résistance mais sans occasionner trop de dommages. Le lieu avait été réoccupé. Du coup, ils ne savaient probablement pas à quoi s’attendre cette fois. Évacuer trois squats en même temps, à 500 mètres les uns des autres, c’était pas simple. Une grosse opération... On s’attendait pas à ça. Ils sont arrivés à 5 heures du mat’, ont quadrillé tout le quartier, avec des bus anti-émeute partout. Ils ont tout militarisé. Et ils ont commencé à défoncer les portes pour entrer. Les copains se sont réveillés en sursaut et ils ont commencé à se défendre comme ils pouvaient. Dans la communauté, il y avait un accord antérieur sur le fait d’agir de façon combative en cas d’expulsion. Mais c’était très chaud : dans la Maison bleue [une petite maison avec une laverie collective, un jardin partagé et un lieu de trocs de vêtements ouvert sur le quartier], ils étaient que deux à l’intérieur. Ils ont essayé de s’enfuir par l’arrière mais ils se sont fait cueillir. En haut, sur Panaitoliou, où nous avions notre bibliothèque et qui donne sur la colline, les habitants sont vite montés sur le toit. Les flics ont réussi à entrer par la maison de derrière, qui donne accès à la terrasse. Ils ont tiré à bout portant au Flash Ball sur une copine qui défendait les lieux. Elle a été à l’hôpital pendant quelques jours... Tous ont été arrêtés’.

Mais c’est de la troisième maison que le scandale est venu. Celle qui avait déjà été évacuée, la première maison ouverte et située dans la partie plus populaire du quartier, en bas, alors que les hauteurs ont été totalement gentrifiées... La résistance a été plus importante... et les soutiens de voisins plus nombreux aussi. A l’intérieur, ils ont balancé un nombre énorme de trucs sur les flics, près d’une heure et demi d’affrontements’. Très excité par les souvenirs de l’événement et un brin moqueur, Kristos relance : ’Il y a absolument toute la maison, de A à Z, qui est jetée sur les flics par les gens qui résistent à l’intérieur. Meubles, bibelots, peinture, tout ... Et quand ils pénètrent dans les lieux par la terrasse d’un voisin, ils ne trouvent personne. Pas une arrestation. Tous les gens ont réussi à s’enfuir. Tu imagines le fiasco ?’ Qui tourne vite au scandale, précise Emi : ’Les flics finalement ont réussi à entrer par la maison d’à côté, comme sur Paneitoliou... Mais c’était la maison d’un réalisateur assez connu, Indare, un gars plutôt de droite, qui a beaucoup de connexion... qui avait refusé d’ouvrir au départ. ça a pris du temps. Et là, ils ont pété un câble. Après s’être pris pendant une heure tout sur la tête, ils ne trouvent personne. Alors ils sont revenus, ils ont menotté puis tabassé le mec, sa femme, ils ont embarqué tout le monde, même ses gosses’.

’Tous les gens ont été choqués de la manière dont ça s’est passé, et ont dénoncé l’opération. Jusqu’au sein même de Nea Demokratika, renchérit celui qui a grandi ici, Dimitri. Car, dans la foulée, le réalisateur est invité sur un paquet de plateaux télé. ’Et les flics ont tenté de justifier l’opération en disant que ses gosses en fait étaient liés au squat, aux anarchistes... Personne n’y a cru, enfonce Emi. ’Les gens ont commencé à dire que ça allait trop loin. ça a été un désastre en termes de communication pour le gouvernement’, conclut Dimitri.

On arpente les rues du centre, d’Exarchia à Koukaki, des pentes de Lycabeth à Victoria, début février, les affiches en soutien à la résistance de Koukaki et sa réoccupation le 12 janvier égrainent encore une partie du parcours... Noires, turquoises, blanches et violettes, noir et rouge... ’On ne sait même pas qui a fait tirer certaines d’entre elles’, rit encore Lefteris. ’No Pasaran [l’autre assemblée en lutte contre les expulsions lancée dès la fin août], a publié plusieurs communiqués de soutien. Rouvikonas, l’organisation qui est au Vox, à Platia, pareil. En fait, de Revolutionnary Struggle, le groupe armé, à No Pasaran, tout le monde a soutenu l’action’.

Il ne faut pas oublier qu’ici, le mouvement anarchiste et les squats sont à la Une des Mass media deux ou trois fois par semaine’, rappelle Kini. ’C’est un truc délirant. C’est un ennemi prioritaire mais, du coup, il existe énormément aussi’. ’Après en avoir fait un thème récurrent pendant des mois, et l’avoir traité sur le mode ’on s’est fixé cet objectif... on va le remplir’... Koukaki et cette dernière phase étaient censés être le point d’orgue de leurs opérations le 18 décembre’, décrit Emi. ’La déclaration de guerre lancée par Nea Democratika avec son ultimatum au 5 décembre, un jour avant le 6, en disant ’tous les squats qui n’auront pas évacué d’eux-mêmes seront expulsés à cette date-là’, ça a été le truc de trop, ça a rendu les gens fous ... Koukaki, c’est arrivé à ce moment-là, quand les gens commençaient un peu à sortir du tunnel’, se réjouit a posteriori Kini.

L’opération était déjà très coûteuse, fermer des quartiers entiers à chaque opération. Mais, aprèsdébut décembre, il y a plus d’une quinzaine d’attaques en représailles qui ont fait de nombreux dégâts, des incendies de voiture de luxe, même de yachts, la nuit’, affirme Kristos. ’Des yachts, j’en ai pas entendu parler, peut-être. Mais les trois grands Van de luxe pour touristes, oui, réaffirme Lefteris. Et les voitures ont commencé à brûler un peu partout la nuit. ça s’est vraiment répandu à la mi-décembre, jusque dans des quartiers très bourgeois, à Kolonaki, chaque soir’. ’On sent que c’est reparti sur un mode plus positif depuis... Même à la télé, les élus de Syriza narguent à nouveau Nea Democratika sur la question...’ moque un peu Kini. ’Il n’y a pas eu que Koukaki, évidemment, rappelle Lefteris. A Maroussi, le squat Kouvelos aussi a résisté à l’expulsion. Il y a eu pas mal de casse dans des manifestations qui ont suivi : banques, commerces, etc. Au point que le représentant des commerces locaux a déclaré à la télévision : ’Nous n’avons rien contre les habitants des squats. Nous ne savions même pas que c’étaient des squats jusqu’à l’intervention policière. Nous vivions paisiblement. Depuis, des commerces et des banques ont été vandalisés, la situation doit cesser’.

Ils ont annoncé qu’ils faisaient une pause mais, sur la reprise, personne n’a donné de date’, ponctue en souriant Kristos. Plus mitigé, Gabriel rappelle pourtant la cause principale des arrêts : ’Nea Democratika a réussi à expulser tous les lieux qui avaient des propriétaires qui avaient accepté de porter plainte. Ensuite, ça devient une affaire beaucoup plus compliquée pour eux, juridiquement’. Ce qui n’entame pas la réjouissance d’Emi, malgré les poursuites judiciaires en cours : ’On allait dans les assemblées, il y avait beaucoup plus de monde, de gens qui affichaient leur soutien, d’autres qui relevaient un peu la tête. ça nous a fait chaud au coeur. Et il y a un truc qui est peu à peu monté dans les discussions qui ont suivi. On s’est dit qu’il fallait reprendre les espaces de vie qu’ils nous volaient. C’est là qu’on a pris la décision de réoccuper’.

Fin de la partie 1

[1Tué par un tir policier en plein quartier d’Exarchia, et inaugurant une vague d’émeutes sans précédent pendant un mois en Grèce, signant en partie là la fin d’une certaine forme de consensus politique depuis la chute de la dictature des Colonels en 1974.

[2Menacé d’une sortie de l’UE et d’une absence de refinancement de ses banques dans le bras de fer qui l’oppose à la Troika (Banque centrale européenne - FMI - UE) pour renégocier sa dette, le gouvernement Syriza, élu en janvier 2015, lance fin juin son va-tout, un référendum pour voter oui ou non aux nouvelles mesures d’austérité proposées (dites Memorandum). Le Non l’emporte avec plus de 60% des voix mais, quelques jours plus tard, et après un lavage de cerveau orchestré par l’ensemble des dirigeants européens, Alexis Tsipras signe sa reddition, et une certaine fin des illusions sur la possibilité du jeu électoral à changer la donne économique et/ou européenne face aux marchés financiers.

[3Les Brigades de répression de l’action violente (BRAV), binômes à moto, souvent avec un binôme muni d’un LBD à l’arrière, sont créées après l’acte 18 des Gilets Jaunes en mars 2019. Elles réinstaurent la notion de ’volitgeurs’ dans le maintien de l’ordre à la française, dissouts après 1986 et le tabassage à mort par ces derniers d’un certain Malik Oussekine, pendant les manifestations étudiantes contre les lois Devacquet. Le nouveau préfet Lallement affirme par là le renversement de paradigme et à rassuré les élites contre le saccage de leurs lieux fétiches, style Fouquet’s et Champs Elysées.

[4Symbole mythique depuis la résistance des étudiants à la dictature des colonels en 1973, longtemps intouchable et sanctuaire militant pour les groupes de gauche et anarchistes, toute intervention y reste un exercice périlleux pour le pouvoir, même avec la fin de l’asile universitaire.

[5Développement paradoxale de l’histoire, quelques mois plus tard, le 24 février, c’est finalement un agent de la police infiltrée qui brandit une arme en pleine cour de l’université d’économie ’Assoé’, filmé, menaçant de s’en servir et déclenchant une grande manifestation de protestation cette fois-ci, https://www.youtube.com/watch?v=P45q13cxxCY

[6Le 17 novembre 1973, la dictature des colonels ordonnait l’évacuation de l’université Polytechnique, au coeur d’Athènes, et occupée trois jours plus tôt au cri de ralliement ’« Ici Polytechnique ! Peuple de Grèce, Polytechnique est le porte-drapeau de notre combat, de votre combat, de notre combat commun contre la dictature et pour la démocratie  ». Faisant intervenir l’armée pour éviter la contagion dans le pays, après avoir enfoncé l’entrée principale de l’université à l’aide d’un blindé, la répression fait entre 39 et 80 morts selon les décomptes. Les blessés se comptent par milliers, cf. la dernière commémoration sous tension déjà sous le gouvernement de droite précédent en 2014, https://blogs.mediapart.fr/jpc13/blog/171114/17-novembre-1973-commemoration-du-soulevement-grec-contre-la-dictature

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