Papy, Mamy
je vous parle d’ici
comme si j’étais là, près de vous
aujourd’hui
Trois ans que je ne suis pas venue vous voir
Dans ce cimetière
en bas de la vallée
Que je ne me suis
pas recueillie
sur votre tombe
au bord du sentier :
la nettoyer
à l’ombre des sapins
balayer les aiguilles
les pommes de pins
allumer une bougie
essuyer la poussière
poser une pierre
poser une pierre.
Trois ans que je ne suis pas venue vous voir
Dans ce cimetière de Galilée
où je venais chaque année…
Papy, Mamy
que s’est-il passé ?
Que s’est-il passé ?
Où est passée
la joie de l’enfant
qui vient retrouver
ses grands-parents ?
Et ai-je seulement le droit
de troubler votre repos
de venir vous parler
sur votre tombeau
de venir questionner
notre mémoire
le cœur lourd
d’amour
de désespoir ?
Papy, Mamy
je vous parle d’ici
comme si j’étais là, près de vous
aujourd’hui
Près d’ici où reposent
vos corps sous la terre
Où se trouvait un village
un autre cimetière
Une église, une mosquée
un hôpital
des champs d’oliviers
de céréales
Il y avait une école
pour garçons et filles
un système de collecte
de l’eau de pluie
on fêtait les naissances, les récoltes
les mariages
Al Mujaydil, le nom du village.
Puis, un jour
en plein hiver
à l’autre bout du monde
des États votèrent
de justesse
un plan de partage
du territoire
de ses voisinages
pour que les victimes
de la Shoah
puissent y bâtir
un nouvel État
sur les terres palestiniennes
contre l’avis des Indigènes
Et la guerre éclata
la guerre
la guerre…
A Al Mujaydil
des Juifs attaquèrent
au cœur de l’été
par les airs, par la terre
chassant hommes, femmes et enfants
à travers champs
à travers champs.
Et quand les habitants
tentèrent de retourner
chez elles, chez eux
dans leurs foyers
les femmes, d’abord seules
puis accompagnées
ils furent expulsés
ou assassinés –
Et pour qu’il n’y ait
nulle part
où revenir
pas un seul lieu
dont se souvenir
pas même un tombeau
où se recueillir
les Juifs décidèrent
de tout détruire :
le village fut brûlé
les ruines rasées
la mémoire effacée...
Comme à Al Mujaydil
furent ainsi expulsés
cinq cent trente villages –
huit cent mille réfugiés.
Et quand
cinquante ans plus tard
sur la colline
je venais vous voir
que vous me racontiez
nos origines –
personne
pour parler de la Palestine.
Papy, Mamy
je vous parle d’ici
comme si j’étais là, avec vous
aujourd’hui.
Je regarde vos tombes
je pense à vos vies
depuis la Pologne, le Maroc, l’Algérie
les années cachées sous Vichy
échappant aux déportations
et aux camps
d’extermination.
Depuis vos petits
ateliers de tailleurs
la recherche
d’un ailleurs
où ne plus vivre dans la peur
où être juif librement –
librement ?
Entendez-vous
les bombardements ?
Je pense à vos vies
à mes souvenirs d’enfance
une forme d’inquiétude
mais aussi : l’insouciance
la plaine de jeux, le bateau de pirates
les bougies, la prière, le soir du shabbat
le couscous qui mijote dans la cuisine
Mamy, tes boubelés, tes aubergines
le magasin de sport de l’oncle Avraham
le soleil qui brûle le macadam
les calembours, les parties de scrabble
les deux machines à coudre, irremplaçables
nos désaccords, Mamy, ta colère
vos rires, votre douceur
hospitalière
les soldats dans les rues
les soldats dans les rues
les soldats dans les rues
…
Trois ans que je ne suis plus revenue vous voir
que je n’arrive plus
à passer la frontière
parce que pour venir
il faudrait me taire
pour faire famille
ne pas la dé-faire
alors que la mémoire d’Al Mujaydil
lutte et survit depuis l’exil
des hommes, des femmes et des enfants :
les survivants, leurs descendants
en Galilée, Cisjordanie, à Gaza
et dans les camps
bombardés
du Liban
arrêtés, enfermés
torturés, humiliés
bombardés, affamés
massacrés, massacrés
…
Papy, Mamy, dites-moi,
au nom de qui ? au nom de quoi ?
Au nom d’une histoire ancestrale ?
d’une étoile devenue nationale ?
d’une faute occidentale ?
d’un racisme colonial ?
d’une utopie meurtrière
devenue génocidaire ?
Papy, Mamy, dites-le moi,
comment transmettre notre mémoire
lorsqu’on tue des enfants
lorsqu’on tue des vieillards ?
… l’autre jour, votre fils chéri
l’autre jour, Papa m’a dit :
« Moi aussi, je suis pour l’égalité
et pour le retour des réfugiés
mais il faut que les Juifs restent majoritaires
sinon, où aller en cas de guerre ?
où aller, si les Juifs sont persécutés
menacés d’être exterminés ? »
Ce désarroi
au fond du regard
je le comprends
je le reconnais
on partage cette histoire.
Mais cette crainte
qui nous tient éveillés
s’avère être un piège
un abîme, un danger ;
cette même peur
qui empêche
si souvent de voir
que c’est l’Autre
que l’on voit
dans le miroir.
Parce que que signifie
être juif
aujourd’hui ?
Là-bas, ailleurs
ou chez nous, ici ?
Pourquoi, face à l’antisémitisme
la réponse serait le sionisme ?
Comment aspirer à la liberté
si l’on a peur, à son tour, des exilés ?
si l’on a peur des nouveaux-nés ?
si l’on a peur de leur vérité ?
Si, au nom de la sécurité
l’on redoute l’égalité ?
N’est-ce pas cela
le racisme ?
N’est-ce pas cela
le colonialisme ?
Quel est ce refuge
qui ne cesse de créer
par centaines de milliers
d’autres réfugiés ?
Où vont, aujourd’hui, les Palestiniens ?
Où vont-ils, nos amis, nos voisins, nos prochains ?
Eux qui n’ont pas même de lieu de sépulture
pas même un lieu où se recueillir
Ici, à Bruxelles, certains dorment dehors
dans nos rues, dans le froid, livrés à leur sort
D’autres se mobilisent, jour et nuit
pour la liberté
pour la survie
Et on criminalise le port du keffieh
On criminalise la solidarité
Au nom de la lutte
contre l’antisémitisme
on laisse l’État juif
s’enfoncer dans le fascisme
Papy, Mamy, si vous saviez
comme le droit, en notre nom
est bafoué
comme notre mémoire
est profanée.
Et alors qu’on se soulève
sur les campus, dans les rues
ça continue :
et on tue
on tue
Pourquoi vous parler
par-delà la mort
alors que vous ne pouvez
dire vos désaccords ?
Mais je vous parle
comme de votre vivant
Parce qu’il y a des choses
qu’on ne peut dire
qu’à ses grands-parents
Parce que souvent
je vous écoute
je vous entends
et je me demande
ce que vous diriez
si, à présent, vous me voyiez
écrire, me débattre et douter
si vous me voyiez aimer
aimer
—
Papy, Mamy
je vous parle d’ici
comme si j’étais là, auprès de vous
aujourd’hui
sur ce bout de terre
de votre dernier repos
de vos derniers repères
de vos derniers mots.
Autour de vous, la vallée, la colline
des oliviers, des restes de ruines
quelques cactus, les derniers figuiers
qui attendent le retour des réfugiés
ceux du village d’Al Mujaydil
qu’ils reviennent de leur exil
comme tous les habitants
de la Palestine
les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants
qui les ont plantés, y partagent leurs racines
Alors
je reviendrai vous voir
quand l’égalité nous sortira du brouillard
l’égalité, sur toute la terre
entre le Jourdain et la mer
Et je partagerai la joie de l’enfant
qui retrouve ses grands-parents.
Julia Galaski
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