Résistance-transit

Notes autour de La Gare de Raphaël Geffray

paru dans lundimatin#442, le 9 septembre 2024

A se demander si le monde de La Gare est habitable, il nous vient un profond sentiment de malaise. Il s’agit d’un univers de flux, de mouvements, de croisements, de réseaux et de branchements. Comme si, ici, les lignes de chemins de fer formaient des constellations dans un ciel artificiel plutôt que dessiner des routes terrestres.

Une reine répondant au nom d’Hannah pilote ce royaume, enveloppée dans une robe rouge. Cette directrice de la Gare siège sur un trône à roulettes au 112è étage d’une tour de métal et d’acier. Les couleurs fauves et criardes de son pays de couloirs, d’escalators, de rames et de galeries, nous font douter de sa réalité factuelle. Et, dans le même temps, nous donnent une impression d’étrange familiarité. Quel est ce monde où le moindre geste est enregistré par des caméras de surveillance ? Où l’identité de n’importe qui est associée à un numéro matricule ? Où la liberté de circulation est conditionnée par la conformité d’un passeport numérique qui peut être, à tout moment, modifié par les caprices d’un pouvoir aussi diffus que tentaculaire ? C’est au milieu de cette forêt de signes et de chiffres, d’images et d’opérations, de portiques de sécurité et d’écrans, de gestion des risques et de contrôle des foules, que s’ouvre la Bande Dessinée de Raphaël Geffray.

Est-ce un hasard si le nom du protagoniste principal est Adam ? C’est-à-dire celui du premier homme, mais aussi celui de la terre. Comme s’il en allait d’une interrogation sur la condition de l’homme moderne au cœur même de cette fable que résume, lapidairement, la citation de Bernanos qui ouvre la BD : « Aller vite ? Mais aller où ? ». Adam est le bassiste du groupe Kosmos et s’imagine quitter la Gare après la dernière date de la tournée. Mais c’était sans compter le crush d’Hannah qui a décidé de le retenir dans ses filets par tous les moyens techniques qui sont à sa disposition… La puissance du récit est de nous montrer que s’ils sont infinis, ils ne peuvent, cependant, pas tout. Car si la possibilité de faire de lui un clandestin en quelques clicks l’assure de le piéger dans le périmètre de la Gare en bloquant manu militari ses capacités de mouvement, il n’appartient pas au pouvoir d’obliger la proie à désirer sa propre captivité. Cette équation une fois posée, le véritable motif peut se déployer de case en case et de planche en planche. Qu’est-ce qui permet d’arrêter la machine ? Comment ouvrir des issues dans un labyrinthe qui semble avoir recouvert l’entièreté de la ville ? Avec quelles énergies s’allier pour renverser l’asymétrie absolue des forces en présence ? Une fois dit que la prison peut s’avérer un nid très confortable dont il devient chaque jour plus difficile de s’arracher…

Pour affronter ces questions, tout se passe comme si l’auteur de C’est pas toi le Monde, publié par Futuropolis, en 2015, faisait d’abord et avant tout appel aux lignes, aux tons, aux formes et aux angles de vue. Comme si les mots étaient définitivement dépassés pour traduire l’ampleur du problème. Comme si les dialogues n’étaient là que pour marquer un écart, un décalage, une frontière avec la violence massive des infrastructures et la sidération qu’elles imposent aux corps et aux âmes. Comme s’il ne s’agissait que de capter un souffle de cette course effrénée, parfois immobile, pour tenter de fuir vers le dehors. La sortie d’Adam important finalement peut-être moins que la trajectoire qu’il dessine pour conquérir sa chance. Les traits apparaissent alors comme le sillage d’une percée quasi abstraite, avec quelques moments d’arrêt qui sont comme l’éclat d’un réel, d’une sensualité à fleur de peau, toujours sur le point de voler en miettes. Ce qui ne va pas sans un certain humour. Autant de coupes dans une matière mouvante et incertaine faite de processus et de bifurcations, une physique de particules et de lumières constamment en train de se métamorphoser, de se disperser ou de se briser à la manière d’une révolution moléculaire. Que reste-t-il comme espace de liberté pour l’action humaine là-dedans ? Comment des rencontres amicales peuvent-elles encore surgir et échapper au surcodage algorithmique ? Question de rythme et de couleur, de découpage et de montage. Cette méditation proprement politique autant que poétique se pose à hauteur de visage, ou plutôt de figure. Nous faisant douter de ce qu’il y a derrière les masques des personnages, derrière les uniformes, les rôles, les fonctions. La Bande Dessinée creuse ce vertige avec une rigueur jouissive. Comme si c’était là, dans le tourbillon des apparences, que se jouait le sort du vivant. Et, aussi, celui des amours toxiques avec ce qui jaillit de contrepoisons troubles pour s’en déprendre.

Mais dans cette parenthèse dorée qu’est la captivité d’Adam nait une passion qu’il lui faudra embrasser jusqu’au bout. Un emballement du cœur d’Hannah qui voit, en miroir, se dérégler l’ordre des échanges et l’organisation de la circulation de la Gare. Une autre musique la déchire, la consume de l’intérieur. C’est sur fond de cette lutte entre la démesure des sentiments et la métrique du système en place que l’histoire menace de dérailler. Des intérêts s’opposent, les actionnaires font face aux syndicalistes. Tous demandent des comptes. Le monde de la Gare devient bientôt le théâtre rugissant d’une grève qui s’étend de couloir en couloir jusqu’à devenir générale. Si nous n’en dirons évidemment pas plus sur le dénouement, Raphaël Geffray excelle à jouer des échelles d’espace et de temps pour saisir les vagues de l’évènement en train de se produire sous nos yeux, et à nous emporter avec lui dans la turbulence des courants où l’insurrection ne fait plus qu’un avec notre propre besoin d’air.

Élias Preszow

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