Reportage à Saulnières (35) : un lâcher de truites en soutien aux gilets jaunes

« Je ne sais même pas ce que je ferais de mes samedis si il n’y avait plus de mouvement. Qu’est-ce qu’on va foutre si ça s’arrête, y’a pas moyen. »

paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019

Lundi 22 avril 2019, les gilets jaunes de Rennes organisaient un « lâché de truites » dans un étang à Saulnières, un petit village breton situé à une trentaine de kilomètres de la ville de Rennes. L’après-midi, c’est une chasse aux œufs qui était organisée pour les enfants. Barbecue, buvette et pêche étaient au programme de cette journée conviviale en soutien aux gilets jaunes. Désertant le repas familial et dominical, une centaine de personne s’y est retrouvée. Romain Huet, pêcheur confirmé et maitre de conférence à l’université de Rennes s’est rendu sur place. Reportage.

À 7h du matin, une vingtaine de voitures arrivent sur place. L’ambiance est heureuse : on prépare le café, on organise le lâché de truites et on installe la buvette. C’est dix euros la canne à pêche. Pour l’essentiel, les participants proviennent des villages périphériques à la ville de Rennes. Tout le monde semble bien se connaître bien que, pour la plupart, ces amitiés soient récentes. Elles datent du début du mouvement en novembre 2018. Elles se sont densifiées et approfondies devant l’expérience commune d’une répression de toute intensité de la part des autorités. De toute évidence, l’adversité a rapproché celles et ceux qui la subissent.

À la buvette, les discussions fusent sans répit. Les arguments continuent à courir sur la pertinence du mouvement, sur son devenir et bien sûr sur la manifestation du samedi 20 avril 2019 à Paris. La plupart d’entre-eux participe à l’ensemble des manifestations. Pour se déplacer à Paris, la logistique est importante. Il faut organiser un covoiturage. Parfois, ils réservent un train. Généralement, ils louent collectivement une chambre d’hôtel. Chacun commence à avoir son adresse et ses habitudes. La consistance de ces rapports entre les uns et les autres se fait précisément au cours de ces trajets mais aussi dans les cafés avant les manifestations ou après lorsqu’on « se retrouve à une trentaine pour compter nos blessés et nos arrêtés ».

« Chaque samedi, on se dit toujours la même chose : soit on est heureux d’être tous là ensemble, sain et sauf, soit on compte nos blessés ou nos arrêtés. Et, on sait bien que la prochaine fois, c’est l’un d’entre-nous qui y passera ».


La possibilité de vivre une situation limite n’est pas une vague idée. Elle est un réel promit à chacun. D’ailleurs, sur la dizaine de personnes que je rencontre, au moins trois me racontent leurs blessures : tirs de LBD, éclats de grenade, matraques. Chacun a son histoire à raconter, sa blessure à montrer. Raconter sa blessure a pour effet de soutenir la colère et la détermination et d’excuser l’obstination à manifester. Mais cela témoigne aussi d’une certaine fierté à avoir rencontré physiquement le pouvoir. Le pouvoir s’est imprimé sur le corps, chacun en a la marque visible, la trace et la douleur. Cette promesse d’une blessure n’est pas sans susciter des inquiétudes pour l’entourage familial :

« Mon fils, il me demande de l’appeler à chaque fois pour dire comment je vais. Et, inquiet, il me dit aussi « bah maman, si ça ne va pas t’appelle tout de suite ».

Désormais, en France, il nous faut prendre la mesure qu’il est incontestable qu’aller manifester devient un acte quasi héroïque suscitant des inquiétudes, une préparation morale à la forte adversité et la fierté d’exposer « malgré tout » son corps au risque de la violence et de l’arrestation. Le sens d’aller à une manifestation, c’est de faire vivre les « nouvelles » amitiés, de rassembler son corps, mais aussi de tenir physiquement ensemble et de s’exposer collectivement à la blessure. Cette assemblée de corps est évanouissante. Elle ne dure que le temps de l’événement. Cette proximité momentanée entre les corps a une valeur fonctionnelle évidente : le fait de se tenir mutuellement protège et complique la possibilité d’une charge policière. Mais sa valeur réside également dans sa qualité affective. Elle place chacun dans une interdépendance, une solidarité concrète qui se manifeste par le fait que le corps est confié aux mains d’autrui. Pour faire face à la conflictualité, le manifestant est pris dans un entre-corps qui le protège.

« Tu n’imagines pas la solidarité qu’on a les uns avec les autres. Samedi, par exemple, on avait une solidarité que je n’avais jamais vu. Tu vois je l’ai trouvé belle cette manifestation. Toi, tu dis qu’elle était dure et qu’on a mangé la répression. Mais moi, j’ai vu une solidarité comme jamais. Dès qu’il y en a un qui tombe, on va le chercher. Tout le monde se soutient, c’est dingue ».

En somme, les manifestants se rendent plus intimes comme si les manifestations exposaient une demande vitale de relations. En effet, la socialité s’éprouve dans l’ordre du mouvement, en particulier dans une solidarité imposée par une situation limite. Si, dans le cours de la manifestation, du commun affleure, c’est à partir de la rencontre d’individus en mouvement. Ceci contraste avec la tendance générale à une disparition de la création rythmique, aux mouvements bloqués des corps dans les manifestations syndicales traditionnelles. L’excitation que suscite ces manifestations correspond à une phase de mise en mouvement du corps, à un changement d’état où l’individu ne s’en tient plus à invoquer le pouvoir mais à le provoquer. C’est au cours de ces instants de désaccords des rythmes que les sensations se font les plus intenses ; le moment où l’individu ressent corporellement son action et ses effets. La manifestation est alors la création de corps assemblés en rythmes ; rythmes des bousculades, des confusions, des chutes, des contacts, des courses, des pas, et des débordements. L’excitation commence là où la manifestation met en crise les rythmes institutionnels et réguliers des marches syndicales. Elle est rythmicité chaotique.

On comprend aisément que les manifestations en sont pas seulement vécues avec anxiété. Elles sont aussi « l’événement hebdomadaire ». Autour de la buvette, on plaisante beaucoup à ce sujet :

« En fait, je ne sais même pas ce que je ferai de mes samedis si y avait plus de mouvement (…) Qu’est-ce qu’on va foutre si ça s’arrête, y’a pas moyen ».

Nul n’a vraiment envie de retourner à sa vie d’autrefois, à cette normalité qu’ils exposent aujourd’hui à la vue de tous tant pour la faire connaître que pour la contester. C’est bien sûr le propre des mouvements que de reconfigurer la vie normale, de suspendre le temps, les habitudes et les fréquentations. Mais pour chacun, cette rupture de la normalité est vécue avec enthousiasme comme si enfin les vies voisinaient les unes avec les autres :

« Quand tu vois nos amitiés, notre convivialité, tu ne peux pas vouloir que ça s’arrête (…) Moi, j’ai zappé ma vie d’avant (…) Franchement, à l’approche des manifs, tu n’as que ça en tête. Tu ne fais qu’en parler, tu attends ça avec impatience. En plus, samedi, c’est la régionale et ça va être mouvementé. Et puis y’a le premier mai qui arrive (ndlr : À Rennes, le 27 avril 2019, le 1er Mai 2019 à Paris) ».

Le politique gagne en amplitude. Il devient en chacun un souci constant mais surtout une épreuve vivante. Ceci n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur les vies familiales :

« Les couples, ils en pâtissent parce que quand tu participes, tu n’as que ça en tête. Et imagine si ton conjoint, il n’est pas gilet jaune, ben il ne peut pas comprendre ».

Ils sont littéralement débordés. Pendant le temps du mouvement, on peut dire qu’ils n’existent pas comme personnes privées. Pour autant, personne ne semble avoir envie de retrouver la vie d’avant, son logement obscur, où sans bruits chacun est condamné à mener une existence invisible, éternellement vouée à se lever pour exercer un métier qu’on n’aime plus tellement on lui a ôté tout ce qui en faisait sa qualité. Ce n’est pas seulement cette vie abandonnée à elle-même depuis des années qui est en train de disparaître. C’est aussi la vie pratique, l’obstination à tenir malgré tout un quotidien imposé par le dehors, privé d’assurance, sans horizon et qui donne parfois ce singulier sentiment d’une vie qui gémit et croule sous le poids des nécessités pratiques. L’engagement dans le mouvement laisse entrevoir la possibilité de refuser une existence fantomatique qui, pour une poignée d’argent, accomplit sans trêve les nombreuses tâches indispensables au déroulement de la vie de tous les jours. Le mouvement vient fissurer cet avant ; les gilets jaunes tissent de nouvelles amitiés, le temps s’organise autrement, et le travail lui-même est vécu différemment. Les soirs d’assemblée générale, les jours d’actions ou de manifestation viennent donner à chacun le sentiment qu’il y a bien plus important.

Ce qui est frappant, c’est la façon dont chacun se sent sujet de l’histoire. La vie sort de son invisibilité pour devenir cette existence qui fait bégayer le pouvoir, qui vient le troubler sinon le ridiculiser. Je leur pose une question idiote comme, nous autres sociologues avons le don de poser :

« Quelles sont pour vous les victoires de ce mouvement ? »

Immédiatement, mes interlocuteurs comprennent ma question en termes de victoires institutionnelles, législatives et formelles. De ce point de vue, les victoires sont maigres : le préfet de Paris a démissionné, Castaner sera à son tour limogé prochainement. En cœur, ils m’assurent :

« Il faut plus que ça. On ne va pas se faire leurrer. C’est bien qu’ils nous donnent Castaner. Mais c’est un leurre. C’est bien que Castaner se barre, mais c’est une fausse concession. Tout le monde a compris que la République est pourrie. Je préfère que ce soient les pires qui restent pour que ça excite encore plus les gens (..) On fait l’histoire, disons qu’on essaie de faire l’histoire. Ce n’est même pas incarné car on s’en fout de notre gueule, on se bat pour tout le monde. »


Dans leurs esprits, les victoires demeurent nombreuses. La première d’entre-elles est que le mouvement a fissuré le pouvoir. Il est même probable que le pouvoir a davantage été plus que troublé ; il est gêné dans son développement. C’est là l’effet sur le long terme, le trouble que le mouvement sème, le sel qu’il jette sur le cœur du pouvoir. Le basculement autoritaire de l’État est objectivé de façon irréversible La seconde victoire est plutôt de l’ordre du vécu. Certes, les conditions matérielles d’existence n’ont pas changé. En revanche, la vie s’est désenclavée et s’est ouverte à une temporalité commune rythmée par les manifestations, les réunions, les assemblées générales, la restauration des quartiers généraux, ou encore les moments de lâché de truites comme ce lundi de Pâques à Saulnières. Cette expérience du temps commun est d’abord celle d’un temps où les vies voisinent les unes avec les autres, un espace qui accueille les échanges entre chacun tout et là où s’expérimente cette singulière capacité à agir sur le monde de concert.

Chacun semble être agité par l’idée qu’il y a quelque chose d’irréversible qui se joue dans ce mouvement. À mesure qu’il s’étend dans le temps, plus l’ampleur de la répression parvient à la connaissance de chacun, moins les gilets jaunes se sentent réussir à reprendre pied dans la vie quotidienne où rien ou presque ne change. Les jours sombres et dépourvues de couleurs leurs apparaissent maintenant comme baignées de lumières. Leurs récits de ce qu’ils considèrent comme des victoires politiques témoignent de la puissance des transformations qu’a suscité le mouvement des gilets jaunes.

Je fus particulièrement surpris par leurs opinions politiques. Pendant longtemps, je soupçonnais le mouvement de s’éterniser et de s’obstiner à demander des aménagements du système afin que chacun puisse participer à la société qui les expulse. En réalité, j’ai pu constater que leurs réflexions se font, au fil du temps, d’un côté de plus en plus vagues car elles portent sur une mise en cause du « système » dans sa globalité, mais de l’autre de plus en plus singulières et précises car elles pointent des sources précises d’oppression :

« Il y a ceux qui croient à la consommation et il y a ceux qui se posent des questions sur le système. Ceux qui n’ont pas de culture politique, ils sont en mode de survie. Ceux qui ont compris le système, ils luttent. Je crois que c’est à partir de Janvier qu’il y a eu une autre dynamique que ça a été vraiment constructif. C’est là qu’a démarré la vraie politisation. Y a plus que des extrémistes dans la rue, Macron a raison, si bien sûr un extrémiste c’est un individu qui le désigne comme responsable et qui est contre lui (…) Mais c’est difficile de s’actualiser. Tout va tellement vite qu’on du mal à s’actualiser. Alors on se raccroche sur le fait qu’on se bat pour la liberté ».

Certains ont déjà participé de façon épisodique à des mouvements comme celui du CPE, des retraites ou de la loi travail. Ils y ont participé « sans trop y croire ». Et, à cette époque, ils ne nourrissaient aucune aversion contre les forces de l’ordre :

« Avant, les flics, ils étaient tout pour moi (…) J’avais du respect pour eux. J’ai basculé le 8 décembre 2018, à Paris, quand les flics ont tapé sur le peuple. Ils matraquaient alors que nous on criait. Même des personnes handicapées ont été frappées. J’ai fini à l’hôpital ce jour-là (…). Avant, pendant le CPE, lors des mouvements de routiers ou au cours de la loi travail, je trouvais aux flics des circonstances atténuantes. Mais là, je vois que s’était systématique (…). A rennes, les baceux, ils pourchassent en voiture les manifestants dans la rue le soir bien longtemps après la manifestation »

Désormais, tout a changé à mesure qu’ils ont fait l’expérience à la fois de la violence policière mais aussi de leur arrogance. On me confie alors les insultes qu’ils subissent de la part des forces de l’ordre :

« Les flics, ils nous prennent pour des beaufs. Y’en a un, il m’a traité de cassos, un autre de sale pute, ou encore de sale alcoolo. A Laval, un CRS me fait un doigt d’honneur. Ils nous prennent pour des merdes ».

Leur aversion pour les forces de l’ordre est désormais totale et certains se mettent à rêver d’être en capacité de leur opposer une réponse à la hauteur de leurs offenses :

« Tu prends les motards Samedi à Paris, ils font leur spectacle. Les voltigeurs, les mecs c’est sur, ils bandent quand ils font leur show. Je te jure, tu te prends à rêver qu’ils chutent (…) A paris, y avait un baceux qui s’était déguisé avec un sourire de clown. Il était flippant le mec. Tu vois à quoi il s’amuse ? C’est une vraie milice. C’est clair, on a perdu notre souveraineté (…) ».

L’une des gilets jaunes, réputée pour son habituel calme, cherche les mots pour imaginer comment mettre en acte sa rancune :

« Si j’en chope un, je le fous à poil, je le mets sur un poteau et je le fais dormir là toute la nuit ».

Ses amies la taquinent et s’étonnent qu’elle ait abandonné son calme et son sens habituel de la modération. La rage de destruction et de vengeance à l’endroit de la police gagne sans cesse d’une manière ou d’une autre. L’humiliation qui se répète jour après jour et la violence arbitraire creusent en chacun le sentiment que la situation est sans retour et, qu’un jour ou l’autre, il faudra être à la hauteur de la situation. Je lis sur leurs visages que plus grand-chose ne les sépare du sacrifice et qu’il se dessine la possibilité d’une violence indomptée, non-domestiquée.

« On en a marre de ramasser nos blessés. Tu vois, ils n’arrêtent pas de dire qu’on a appelé les flics à se suicider. J’ai chanté ça, mais tu sais bien que c’est un chant. C’est atroce de dire à quelqu’un de suicider. Mais, quand les flics rentrent chez eux, c’est fini. J’espère qu’ils ont un peu honte, mais je n’attends pas beaucoup plus. Par contre, le gamin de 25 ans qui a perdu son œil à cause d’un tir tendu de LBD, lui, il a perdu son œil pour la vie »

En dépit de la durée du mouvement, personne ne semble épuisé ou habité par un sentiment de défaite. Leur impatience pour la manifestation de samedi est évidente. Ils donnent une impression d’énergie conquérante et sans cesse en mouvement. De ce point de vue, la stratégie du nouveau préfet de Paris ne change rien à la détermination et ne fait que probablement accentuer le sentiment d’évidence du recours à la violence pour se défendre :

« Samedi, à Paris, je n’étais pas surprise. Mais je t’assure à Belleville, tu sais quand ça cramait partout, et bien, j’ai vu la peur dans leurs yeux, ils ne pouvaient pas retenir leur peur, y’avait la terreur dans leurs yeux ».

Par la suite, je fais la connaissance de « Jo le Rouleur ». Il est un peu « la mascotte des gilets jaunes de Rennes ». En fauteuil roulant, il ne rate quasiment aucune manifestation :

« Au début, j’avais peur. On nous a traité de tout : d’antisémite, d’homophobe. Mais le meilleur moyen, c’est de voir par soi-même. Et je peux te dire que si je dois crever, ce sera pour quelque chose de bien ».

En fauteuil, il ne se tient pas à l’écart des tourbillons étourdissants des moments émeutiers :

« Je mange les gaz. La dernière fois, ils ont visé exprès sous mon fauteuil pour pas qu’on puisse en lever les palets de gaz lacrymogène coincés en dessous. Y’avait dix palets en train de fumer ».

De toute évidence, Jo Le Rouleur est particulièrement touché par la solidarité qui s’improvise au cours des manifestations :

« A Toulouse, y a un camion à eau qui m’a visé. Et ben tu sais quoi, le black bloc, ils se sont jetés sur moi pour me protéger. On dit que ce sont des violents, mais je peux te dire qu’ils ont sauvé mon cul bien des fois (…). Mon meilleur souvenir de manifestation est récent. C’était à Toulouse le Samedi 13 avril 2019. Je n’avais rien pour me protéger ce jour-là. Et on a été gazé à mort. Beaucoup de gens s’occupaient de moi, tout le monde m’entourait pour me protéger. C’était super beau. Je n’arrivais pas à me dire que c’est possible. Avec ce mouvement, je vois que les gens ne sont pas individualistes ».

Leur engagement ne tue pas les questions. Chacun a conscience qu’ils ont tendance à rigidifier leurs rapports aux autres. Il devient difficile de parler aux gens qui ne font pas partie du mouvement :

« Je n’aime pas que les gens, ils me disent : les gilets jaunes, vous voulez quoi ? Ils ne t’écoutent pas, ils sont bourrés de préjugés (…). Même ma belle-sœur, on ne se parle plus. Elle ne veut pas que des gilets jaunes franchissent le seuil de sa porte. Ben j’y vais plus (…) On ne peut plus aborder quelqu’un de normal dans la rue. On vit comme si on était en guerre civile. Mon voisin, l’autre jour, je vais le voir. Il ne voulait pas m’ouvrir la porte car j’avais un pull jaune. T’imagines. Après, quand il a vu que c’était moi, il m’a ouvert et il m’a dit « moi je ne veux pas des gilets jaunes, mais toi ça va » (…) Le danger, c’est qu’on regarde un peu trop notre nombril et qu’on se sépare du peuple. Faut faire gaffe, c’est si dur de faire société (…) Le piège, c’est qu’on fasse une contre-société. ? C’est ça le risque, c’est qu’on ne fasse plus société. ».

Ces témoignages pointent un problème courant dans les mouvements sociaux qui durent et les limites d’une politique de la fragmentation du monde. On est en effet conduit à rigidifier ses socialisations, à accentuer la séparation avec le reste de la société. C’est la menace de l’entre soi. Le fait d’être placé dans une condition minoritaire et de vivre sous la menace de la répression a non seulement pour effet de renforcer la solidarité à l’intérieur du groupe mais également d’intensifier la vie affective, si bien que chacun a le sentiment de traverser l’épreuve d’une même vie intense. Se développe alors une espèce de passion panique pour une nouvelle forme de vie en commun. Mais, on peut sans doute voir là l’origine de la fuite sectaire. La rigidification de ces socialisations peut entraîner chez certains une distance avec les précédentes et plus largement le reste de la société. Ce desserrement de l’étreinte familiale ou des amitiés d’autrefois bascule chacun dans une solitude qui sera ensuite compensée par la sociabilité du groupe militant.

Il faut néanmoins souligner que l’engagement dans un mouvement révolutionnaire suppose en premier lieu un abandon du passé récent. Cette séparation expose le sujet à un devenir étranger. En assignant le pouvoir par l’action et avec une obstination déroutante, le sujet s’arrache à une partie de lui-même. Il y a ainsi un geste d’arrachement au fondement de l’attitude insurrectionnelle : et si fort qu’il nécessite, comme son moteur, la puissance furieuse de l’émotion.

Romain Huet est maitre de conférences en sciences de la communication à l’Université de Rennes

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