Réponse aux « nouvelles réflexions » de Giorgio Agamben

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

La semaine dernière nous publiions un article intitulé « Nouvelles réflexions » de Girogio Agamben. Un lecteur nous fait parvenir ces quelques critiques là où il estime que le philosophe est allé trop loin : concernant le Dr Raoult, la comparaison entre médecine et religion ou encore le rapprochement entre l’époque actuelle et les expérimentations eugénistes des médecins nazis en leur temps. Les critiques nous paraissent fondées, même si Agamben, clairement opposé au confinement et à l’état d’exception actuels, a le mérite de tenir une position ferme qui nous semble importante.

Dans un entretien publié sur le site lundi.am, le philosophe italien Giorgio Agamben nous livre ses nouvelles réflexions sur la crise sanitaire actuelle. Comme le résume le chapeau de l’article, cet échange porte sur une critique des mesures de confinement mises en place en Italie et en France. Pointant du doigt « l’absence de consensus médical » sur ces dispositifs, le philosophe entend décrire l’émergence d’une science « transformée en dogme » relevant davantage de la foi que de la raison. Ce texte relativement ambigu propose un éclairage politique discutable dans la mesure où, tout en étant très court, il livre des propositions philosophiques et politiques d’une grande force en l’absence presque totale de justification matérielle et analytique. Or il apparaît légitime voire indispensable de défendre l’exercice d’une analyse sociale et politique rigoureuse et exigeante, en particulier en ces temps de crise et de confusion où nous avons le plus grand besoin de perspectives politiques enviables et viables. Le texte qui suit se propose de relever et commenter quelques unes des argumentations jugées fallacieuses et d’y répondre.

Si on a « quelque connaissance en épistémologie », pour citer Agamben, peut-on reprocher au médecin le surdosage d’un traitement en argumentant que, puisqu’on en a guéri, la pathologie initiale devait forcément être sans gravité ? Si la manœuvre semble scabreuse, Giorgio Agamben s’y livre sans hésitation. Il est vrai que l’on serait tenté, dans cette période de stabilisation partielle de l’épidémie que nous traversons, de tirer les premiers bilans de l’épisode Covid-19 (alors ce coronavirus en fin compte, était-il si terrible ?). Cependant, toute analyse matérialiste se heurtera nécessairement aux limites inhérentes à notre appréhension du réel : si il est envisageable de mesurer et décrire la réalité présente, la comparer avec une réalité alternative liée à un scénario bis reste un exercice risqué. Dans notre réalité présente, les faits paraissent certes accablants : d’un côté, le coût social et politique des mesures gouvernementales est immense et incontestable, de l’autre, la surmortalité globale semble à peine perceptible en comparaison aux années précédentes. Alors on a fait tout ça pour ça ? Même pas un petit pic historique de mortalité ? Peut-être, et même si l’histoire est encore loin d’être terminée, ce serait davantage une bonne nouvelle pour l’humanité plutôt qu’une mauvaise. Mais critiquer les mesures de confinement sur la base du (relativement) faible nombre de morts revient à oublier que, si ce nombre est faible, c’est peut-être justement grâce aux mesures de confinement. Car il est clair que le coût politique de la gestion de la crise ne doit pas se mesurer au regard de la gravité actuelle de l’épidémie, mais bien en comparaison à la gravité potentielle que celle-ci aurait pu avoir en l’absence de réponse politique. Cet exercice périlleux, comme on l’a dit, appelle à toute la prudence et à la modération, dont le philosophe ne fait malheureusement pas preuve. Entre la politique ferme et partiellement efficace que nous vivons et une absence totale de réponse qui aurait sans aucun doute eu des conséquences absolument catastrophiques (une simple continuation de la croissance exponentielle du nombre de décès permet d’atteindre plusieurs centaines de milliers de morts en très peu de temps) , le scénario politique d’une parfaite proportionnalité coût/bénéfice reste difficile à estimer a posteriori, d’autant qu’il serait sujet à de nombreuses considérations éthiques. On aurait donc souhaité, dans ces analyses de Giorgio Agamben, plus de nuances et d’esprit critique. S’il était fortement discutable de chercher à défendre sans réserve la gestion gouvernementale de la crise, la manœuvre consistant à faire passer l’épidémie pour une hystérie politico-médiatique sans aucun fondement réel semble être tout aussi alarmante pour qui s’attache à l’idée de raison en politique.

Après s’être maladroitement attaqué aux faits, c’est à dire aux stratégies de confinement, Giorgio Agamben tente de renforcer son propos en leur donnant un mobile politique, une stratégie. Il le fait en citant le Docteur Gian Carlo Blangiardo : « Naît le doute légitime qu’en répandant la panique et en isolant les gens dans leurs maisons, l’on a voulu se décharger sur la population des gravissimes responsabilités des gouvernements qui avaient d’abord démantelé le service sanitaire national et ensuite, en Lombardie, commis une série d’erreurs non moins graves dans la façon d’affronter l’épidémie. » Là encore, si l’intention d’une critique des gestions gouvernementales de la crise est louable, l’argumentation proposée apporte peu au développement d’une critique politique éclairante. On comprend mal comment le confinement viendrait à décharger la responsabilité des gouvernements dans la crise. En France par exemple, la critique politique à l’encontre du gouvernement bat son plein et les responsabilités révélées à sa charge sont en constante augmentation. L’argument pourrait même paraître effrayant, si l’on en venait à préférer une situation sanitaire grave, en l’absence de mesures de confinement, afin que les gouvernements puissent payer cher en nombre de morts le prix de leur irresponsabilité. Le pouvoir politique a une immense part de responsabilité dans cette crise. Mais le peuple, sur qui pèse naturellement le poids de ces erreurs, n’a rien à gagner en empirant les conséquences de ces défaillances, et maximiser la crise et le nombre de morts n’entraînera aucunement la disparition de l’élite politique qui en est responsable.

On comprend donc ensuite que les scientifiques, désigné·es ici comme un groupe homogène en dépit de la forte structuration sociale caractérisant la pratique des sciences, seraient également en cause dans la crise. Ainsi, Giorgio Agamben prévient-il qu’il « est toujours dangereux de confier aux médecins et aux scientifiques des décisions qui sont, en dernière analyse, éthiques et politiques. » On pourrait d’abord noter que ce nouvel élément pourrait se lire comme une contradiction du précédent : les mesures de confinement, présentées d’abord comme des décisions politiques lâches et stratégiques, sont maintenant vues comme le résultat d’une doctrine scientiste. Ensuite, il aurait été bon ici de donner quelques précisions sur la nature des décisions dont il est question, et sur les éléments dont nous disposons pour penser que ces décisions ont été confiées à des scientifiques. En France, même si il est vrai que le gouvernement s’est souvent couvert en soulignant le caractère scientifiquement approuvé de ses mesures, il n’a pas échappé à la critique que ces décisions restaient éminemment politiques, allant même parfois jusqu’à contredire les recommandations initiales du comité scientifique rattaché à l’Elysée. Plutôt que d’illustrer son propos par des faits, Giorgio Agamben affirme sans aucune nuance ni justification que « les scientifiques (...) suivent en toute bonne foi leurs raisons, qui s’identifient avec l’intérêt de la science et au nom desquelles (...) ils sont disposés à sacrifier tout scrupule d’ordre moral », s’appuyant sans trembler sur une référence historique plus que contestable : les scientifiques nazis et la politique eugéniste en Europe dans les années 1940. Ce genre de rhétorique fallacieuse et dépourvue de tout esprit d’analyse complexe a de quoi effrayer, en particulier lorsqu’elle est produite par un philosophe particulièrement populaire dans une certaine sphère politique et que ses propos son repris dans un media politique de référence.

Une imposture classique concernant le traitement de l’information scientifique à des fins politiques consiste à dénoncer la science et les scientifiques comme des dangers pour le peuple tout en valorisant ici et là quelques personnalités et résultats scientifiques subversifs que les pouvoirs auraient cherché à dissimuler. Ici, Giorgio Agamben alerte sur l’absence, cachée par les grands médias, de consensus scientifique, en soulignant les prises de positions de celui qui est « peut-être le plus grand virologue français », qui a qualifié les mesures de confinement de « superstitions médiévales ». Il est difficile d’associer ce récit à une quelconque réalité si l’on note que Didier Raoult, incarnant ici la figure du chercheur subversif et invisible, est possiblement le médecin français le plus populaire du moment, que ses vidéos sont massivement partagées et visionnées sur les réseaux sociaux, et qu’il entretient des rapports cordiaux avec le pouvoir politique (voir "Coronavirus : Macron rencontre le Pr Raoult, défenseur du traitement à la chloroquine sur Mediapart). En outre, l’absence de consensus mentionné par Agamben reste largement discutable. L’émergence de consensus scientifique est un processus long et méthodique, et il repose sur l’idée qu’il est possible et souhaitable d’établir un faisceaux commun d’évidences matérielles permettant de produire une description collective de notre réalité. Cet objectif ne saurait impliquer la dénonciation des voix scientifiques dissidentes : au contraire, l’émergence du consensus repose sur la liberté scientifique et la contradiction basée sur des preuves matérielles établies en fonction de méthodes collectives éprouvées. En médecine par exemple on peut se convaincre, même en tant que non-spécialiste, de l’absolue nécessité de mener des essais cliniques contrôlés et « randomisés » dans le cadre de ce processus. Ainsi, souligner l’absence de consensus médical tout en valorisant un scientifique dont l’attitude et les travaux de recherches récents, qui ont été largement dénoncés pour leur manque de rigueur [1], sont accusés de ralentir gravement la recherche et d’aller à l’encontre d’un progrès scientifique et médical commun [2], ne manque pas de contradiction.

C’est ainsi que l’analyse se poursuit jusqu’à sa principale substance : l’érection de la science au rang de doctrine religieuse du pouvoir. Les virologues, qui « admettent ne pas savoir exactement ce qu’est un virus » et prétendent « décider comment doivent vivre les êtres humains » en son nom, y sont comparés « à la lettre » aux théologiens de jadis qui « déclaraient ne pas pouvoir définir avec clarté ce qu’est Dieu, mais en son nom (...) n’hésitaient pas à brûler les hérétiques ». Si la comparaison semble une fois de plus odieuse, la question de fond - la science est-elle un dogme ? - n’en est pas moins importante. La proposition du philosophe au sujet des virologues se décompose en deux points. D’abord, les virologues « admettent ne pas savoir exactement ce qu’est un virus ». La encore, une référence ou un développement auraient été souhaitables, mais on peut penser que l’on fait référence ici à l’ignorance partielle assumée des scientifiques, dont l’activité consiste justement à faire la distinction entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Loin d’être une faiblesse cachée, cette approche humble est absolument inhérente à la démarche scientifique, et c’est notamment ce qui la distingue de facto d’une approche dogmatique. Par ailleurs, ce que l’on sait peut toujours être remis en question sur la base d’évidences matérielles (et cela se produit régulièrement), à l’inverse d’un dogme, qui par définition, ne peut être contesté. Le second point de la proposition de Giorgio Agamben dénonce le caractère prescriptif de la science : elle décide « comment doivent vivre les êtres humains ». Cette affirmation relève d’une confusion courante entre connaissances scientifiques et technologies. Or la distinction théorique entre ces deux objets est fondamentale, car elle permet de penser séparément l’action de la recherche d’une description objective de notre réalité d’une part, et l’utilisation de ces connaissances d’autre part, cette dernière appartenant principalement au champ politique. Dans la pratique scientifique courante, les interactions fréquentes entre ces deux champs invitent à critiquer et à repenser continuellement l’organisation de la recherche et son utilisation politique. En revanche, le rejet en bloc de la science vue comme un dogme relève d’une confusion politique délétère pour qui s’attache à l’émergence de projets politiques dans lesquels l’émancipation par la connaissance et le rejet des dogmes occupent une place importante (ce qui par ailleurs, peut-être contesté et discuté).

Dans la situation actuelle, on pourrait certes affirmer que le pouvoir politique se caractérise pas son adhésion à une rationalité basée sur les connaissances scientifiques. Bien que leur stratégie et leurs intentions pourront être critiquées sur de multiples aspects, on peut supposer qu’elles visent généralement à diminuer le nombre de personnes infectées sur la base de l’état actuel des connaissances scientifiques. Cette stratégie relève donc d’un choix politique et d’une adhésion massive de la population ; une doctrine si l’on peut dire. Cependant, s’opposer à cette démarche, en proposant par exemple d’ignorer volontairement l’état actuel des connaissances au risque de provoquer un nombre incontrôlable de décès, ne relèverait pas moins d’une prise d’une position doctrinale, qui en outre ne serait pas davantage aisée à défendre sur le plan politique.

Enfin, Giorgio Agamben conclut : « la médecine qui devait soigner nos maux risque de produire un mal encore plus grand. C’est aussi contre ce risque que nous devons lutter par tous les moyens. » Une fois de plus, on peut regretter ici l’absence de détails sur le « mal » dont il est question et sur les liens de causalité qu’il entretient avec la pratique de la médecine. En complément de nos luttes contre ce mal potentiel, on pourrait également lutter pour le développement d’une recherche libre et abondante en sciences naturelles et sociales, d’une médecine accessible à tous·tes, pour la ré-appropriation populaire des connaissances scientifiques, pour la culture collective d’un esprit critique émancipateur, pour l’exigence et la rigueur intellectuelle ; et aussi contre toutes les formes de manipulations rhétoriques, fussent-elles au nom de la liberté des peuples.

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