Violences policières, généalogie d’une violence d’État

[Entretien avec le sociologue Michel Kokoreff]

paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020

Alors que le dégoût de la police semble gagner chaque jour un peu plus de voix dans la population française, le sociologue Michel Kokoreff vient de publier Violences policières. Généalogie d’une violence d’Etat aux éditions Textuel. Pour celles et ceux, notamment parmi nos confrères médiatiques, qui s’échinent à dénoncer quelques « pommes pourries » exceptionnellement responsables de regrettables « bavures », cet ouvrage permet au contraire de recontextualiser et d’historiciser le travail policier. Du massacre de Sétif, aux émeutes de 2005 en passant par les manifestations des Gilets jaunes, le sociologue identifie des continuités et des ruptures dans les pratiques policières. Pour lundimatin, il revient sur cet ouvrage, sa construction, ses choix d’archives et les questions politiques qu’il soulève.

lundimatin : Tu fais dans ce livre une histoire sérielle, ou tu choisis des séries d’histoires brèves que tu réinscris dans une histoire longue des pratiques policières. Cette méthode, elle pose toujours un problème sur le choix archivistique et sur ce qu’on sélectionne comme étant significatif d’un état de fait. Toi, tu repars de 1945, de la Guerre d’Algérie et puis de la gestion sur le territoire français des immigrés, des éléments qui marquent une première rupture, une espèce de rupture fondamentale dans le déroulement du travail de police. Est-ce que tu peux expliquer pourquoi commencer cette chronologie en 1945 à Sétif ?
Michel Kokoreff : Il s’agit de proposer une généalogie des violences policières, c’est-à-dire au sens de Foucault une « histoire du présent », son inscription dans un processus long. Bien sûr, d’autres choix ou cadres temporels étaient possibles. J’aurais pu repartir de 1938 et de la distinction entre les juifs étrangers et les juifs nationaux par l’État français, du 23 avril 1941 qui voit la naissance de la police nationale, suivie en 1944 de la création des CRS, pour se dissocier de cette police de Vichy, qui écraseront les grèves des mineurs en 1947-48, suscitant le fameux slogan « CRS-SS », repris en 68... À la Libération, l’institution policière, telle qu’elle fonctionne toujours, est en place.

Le 8 mai 1945 est doublement symbolique. On célèbre la victoire des alliés, mais c’est aussi à cette occasion en Algérie qu’apparaissent des drapeaux algériens et des slogans indépendantistes qui provoquent un massacre à Sétif et dans d’autres villes. Cet événement préfigure le 14 juillet 1953 et le « novembre rouge » d’août 1954, avec une série d’offensives organisées par le FLN, qui marque elle-même le point de départ de cette guerre longtemps restée « sans nom » que fut la Guerre d’Algérie. Cette date marque donc un basculement. Ce n’est pas un hasard si cette séquence a marqué toute une génération sociale et militante dans les années 1960. Exhumée et inscrite dans les mémoires militantes, j’en ai souvent entendu parler dans mes enquêtes dans les quartiers populaires et de l’immigration.

Après, j’essaye de montrer dans ce livre ce que j’appellerai les « continuités discontinues » de la violence d’Etat depuis l’après-guerre. On retrouve dans les divers épisodes abordés les mêmes logiques - des « massacres d’État », selon l’expression d’Alain Dewerpe [1], aux violences ordinaires dans les quartiers populaires à l’origine de toutes les émeutes depuis les années 1970, des opérations militaires dans les zads à la révolte des Gilets jaunes. D’abord, une stratégie du déni. Le déni historique qui fait qu’aucun manuel d’histoire de lycée ou de collège n’évoque Sétif, ni le 17 octobre 61, ni mars et mai 67 en Guadeloupe, etc. C’est à peine si la police de Vichy et son rôle aux côtés des nazis est évoquée [2]. Ca ne fait pas partie du roman national ! Le déni concerne aussi le nombre des personnes tuées par l’armée et/ou la police toujours minimisé. Un exemple, au soir du 17 octobre 1961, l’infâme Papon annonce 2 morts. Il est loin du compte, alors qu’en vérité, ce sont des centaines de personnes qui ont été abattues, jetées à la Seine. On ne parle pas plus des centaines de blessés en 68, des bombes au phosphore utilisées par la police, des sept morts en juin. C’est encore le déni qui consiste à inverser la responsabilité sur les militants, à les présenter comme des « terroristes » portant atteinte à la sûreté de l’État et à faire des policiers les premières victimes à protéger – la protection étant une obsession de l’institution policière jusqu’à nos jours, un trait récurrent de son histoire récente.

Donc, commencer par-là, ce n’est pas simplement reprendre une histoire (post-)coloniale qui ne passe pas, c’est restituer une historicité plurielle – ou sérielle comme tu dis. Cela consiste, plus généralement, à retrouver et décortiquer trois logiques qui se recouvrent : des pratiques policières particulièrement violentes faisant usage de la force de façon « disproportionnée » ; favorisées et couvertes par la hiérarchie (des préfets et ministres de l’Intérieur au sommet de l’Etat) ; bénéficiant d’une totale impunité, une sorte de « permis de tuer ». Compte tenu du rapport très singulier de la société française aux pages sombres de son histoire (à la différence de l’Allemagne ou des États-Unis), la conséquence, c’est que cette histoire est invisible, peu ou mal connue, sorti de quelques cercles fermés. Il me semble que notre rôle en tant que chercheurs est de conjurer cet oubli, de restituer l’épaisseur du temps présent par-delà les effets d’actualité. Pas par simple érudition, mais pour réinscrire l’histoire des violences policières dans une critique de la violence d’État, de ses institutions, afin « de les critiquer et de les attaquer de telle manière que la violence politique qui s’exerçait obscurément en elles soit démasquée et qu’on puisse lutter contre elles » [3].

La police s’est aussi structurée dans des quartiers urbains de grandes agglomérations industrialisées comme étant une institution de régulation de la force de travail lorsque celle-ci avait tendance à trop contester. La police s’est aussi formée là et dans des épisodes révolutionnaires, 1830, 1848, etc., et commencer la généalogie de la police dans une filiation coloniale et postcoloniale, ça tend à assombrir une autre filiation de la police constituée pour réguler et marquer une nouvelle classe jugée dangereuse. Pourquoi cet oubli archivistique ?
Ce n’est pas un oubli, c’est un choix. C’est vrai, je ne pars pas du premier XIXe siècle, ni du second, oubliant la (les) Commune(s) [4] et ses milliers de morts. Bien sûr, le prolétariat des usines et des mines a souvent dû affronter les fusillades des régiments de ligne, aux charges de cavalerie sabre au clair et aux canonnades contre les barricades. Même l’ancien ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, le dit [5] ! Cependant, les forces répressives n’étaient pas les mêmes. Mais pour abonder dans ton sens, je citerai volontiers le beau livre d’Anne Steiner [6]. Il montre comment, entre 1908 et 1910, des manifestations violentes rassemblant des milliers de participants que le sentiment d’injustice et d’impuissance face à la répression transforme en émeutiers et en criminels dès lors qu’ils entonnent « Vive le 17e », par allusion aux soldats du 17e régime d’infanterie qui, en 1907, avaient refusé de tirer sur des viticulteurs insurgés.

Cela dit, si cet arrière-plan historique met en scène d’autres forces répressives que la seule « police », telle qu’elle est organisée et utilisée depuis 1941, il me semble qu’il est désormais bien connu – à la différence de l’histoire qui m’intéresse et qui ne passe pas justement. De plus, il s’agit d’un livre d’intervention non pas sur LA police, mais sur les violences illégitimes et autres illégalismes politiques qu’elle commet, donc avec un objet relativement « calibré », comme on dit. À l’inverse, on m’a reproché d’avoir un point de vue « biaisé » et de ne pas parler de la violence subie par les policiers, des « casseurs » et des Black Bloc aux guet-apens dans les cités Je ferai la même réponse, même si le processus d’escalade réciproque suscite beaucoup d’interrogations – y compris du point de vue d’une critique anti-autoritaire de la violence de rue. Enfin, c’est une histoire vivante, dont les témoins vivent parfois encore et dont les rebonds actuels sont nombreux.

Ne pas vouloir trop embrasser, c’est aussi mettre au centre la dimension factuelle de la violence de la police. Comprendre ce qui travaille le présent, étudier les mécanismes de sa construction – au risque de me mettre à dos tout le monde : des historiens qui considéreront que ce n’est pas un travail d’histoire, des sociologues qui me reprocheront de ne pas parler assez de stratification sociale ou du jeu des acteurs, des militants qui auront un sentiment de dépossession au profit du point de vue de l’institution policière et des policiers -, c’est s’en tenir aux faits, aux archives, aux récits [7]. Il m’a semblé important de restituer longuement ces témoignages d’une violence extrême de la police, parfois les propos de policiers d’hier et d’aujourd’hui, d’avoir un regard assez factuel sur ce qui a pu se passer. D’où le côté "pédagogique". Que ce petit livre puisse être lu par les nouvelles générations et rafraichisse la mémoire des plus anciennes en proposant une synthèse des connaissances me paraît utile face aux dénégations sans fin et au « régime de post-vérité » (pour reprendre Hanna Arendt) dont elles participent.

Lorsque tu évoques l’écrasement des soulèvements ouvriers, quelle différenciation fais-tu entre la police et l’armée ? Lorsque Clémenceau réprime les grèves de mineurs, c’est avec l’armée. Et pendant les Gilets jaunes, on est arrivé à ce moment après l’acte 3 ou l’armée a été appelée même si elle n’a pas eu un rôle à proprement parler de « maintien de l’ordre ». A ce moment précis, on n’est plus vraiment du côté du maintien de l’ordre.
Plus du tout, non ! On est dans une stratégie d’écrasement de la contestation passant par les escadrons de CRS et de gendarmes mobiles, mais aussi les BAC et d’autres unités non-formées au maintien de l’ordre, sans parler de l’exhumation des voltigeurs en BRAVs, ou encore de l’affaire Benalla dans le rôle d’officier de réserve tendance barbouze. Déjà, pendant les guerres de décolonisation et d’indépendance, comme en Algérie, on attribue à l’armée des pouvoirs de police ; il y a porosité. En 1968, il y a ce voyage secret de De Gaulle à Baden-Baden pour voir le commandant Massu. Le militaire a toujours été un foyer d’expérimentation de technologies appliquées ensuite dans l’ensemble de nos sociétés, comme l’a montré Paul Virilio. Mais ce qui m’intéresse, c’est la tendance à la militarisation de la police, à la fois dans son apparence, son équipement et son armement de plus en plus sophistiqués, le souci de protection des forces de l’ordre, les dispositifs de quadrillage de l’espace urbain, voire l’usage de blindés comme à Notre-Dame-Des-Landes, ou lors des Gilets jaunes sur les Champs Elysées. On n’est plus dans des missions de « préservation de l’ordre public », on est dans autre chose qui relève de logiques militaires. Il n’y a pas plus d’adversaires mais des ennemis – mieux : un ennemi quelconque, n’importe qui pouvant se prendre un tir de LBD ou une grenade en pleine tête (comme Manu le 16 novembre 2019 Place d’Italie et tant d’autres) ou se faire arrêter (comme on l’a encore vu samedi 12 décembre lors de la Marche des libertés).

La banalisation des armes à létalité réduite (mais mortelles) illustre cette rupture. Fondé sur la doctrine du zéro mort, « le maintien de l’ordre à la française » a pu subir un temps ce que l’on a appelé le « syndrome Malik Oussekine » entre 1986 et 2014, marqué par la mort de Rémi Fraisse à Sivens. Or, l’actualité nous montre que ce « syndrome » n’est plus. Le discours guerrier, viriliste, de Sarkozy, puis de ses successeurs en aura été la traduction. Sur le terrain, on l’a vu dans toutes les manifs depuis 2016. Il ne s’agit plus de maintenir à distance les foules mais d’une mise en contact direct avec les manifestants (ou journalistes !) en vue « d’interpellations ciblées » - alors qu’il ne se passe rien. On a encore assisté à ces scènes ce même 12 décembre, dernier, avec un harcèlement systématique et violent du cortège par des charges répétées, des interpellations aléatoires dans le tas semant la panique. À nouveau, il s’agit de dissuader de revenir, comme le recommande la hiérarchie : « Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter. Ça fera réfléchir les suivants ».

Au fond, ce qui est étrange historiquement, c’est que le maintien de l’ordre visait à se détacher de la répression armée, et aujourd’hui la transformation des stratégies et des tactiques de maintien de l’ordre font dériver le champ policier de la « préservation de l’ordre » - si ambiguë soit sa définition - à l’escalade et à la guerre. Bien sûr, on peut considérer que le vers est dans le fruit et que la police est par définition fascistoïde ; « si l’État n’est pas fasciste, sa police peut le devenir », disait Sartre. Reste que cette tendance à la militarisation est quelque chose de nouveau en France et partout visible, tant dans les rangs des forces de l’ordre et de la police en tenue — qui n’a plus rien de « gardiens de la paix » — que dans les brigades de la RATP ou de la SNCF, par exemple, dans la même exaltation d’une hexis viriliste. Le sociologue Dominique Monjardet [8] l’avait très bien montré : substituer une police d’État à une police de service public, urbaine, au service de la population, imposer que la police c’est l’État qui se défend, dans le mépris des colères qui grondent, c’est rendre inévitables aussi bien les émeutes que les violences policières. C’est un cercle vicieux, une sorte de piège difficile à contourner.

Dans ton livre tu parles d’une triple radicalisation de l’institution policière, par le bas, par le haut et par le milieu est-ce que tu peux expliquer en quoi est-ce qu’elle consiste ?
Cette généalogie conduit à mettre en relief une triple logique. Une logique « par le haut » qui passe non seulement par cette militarisation du maintien de l’ordre déjà évoquée, mais par une politique de répression tous azimuts articulant police, justice et prison. Oublions la thèse comportementaliste des « pommes pourries » - symétrique inverse de la peur des « foules haineuses ». Si les flics sont excessivement violents et font n’importe quoi, c’est qu’ils en reçoivent l’ordre dans le cadre d’une stratégie guerrière décidée en haut lieu. Après avoir fait ses classes à Bordeaux, la mutation du préfet Lallement à Paris aura été symptomatique à cet égard. Elle a été la validation de cette « stratégie offensive » à l’œuvre dans d’autres villes comme Bordeaux ou Nantes, conduisant à rendre impossible toute manifestation et à multiplier les blessé.e.s et les mutilé.e.s ; ce qui, en retour, ne peut qu’amplifier la colère et la rage des foules dans les cortèges, des gestes d’auto-défense et des tactiques offensives.

Il y a ensuite une logique « par le bas » qui amène à considérer la spécificité du métier de policier. Le travail de police repose sur le principe « d’inversion hiérarchique », pour suivre encore Monjardet. Ce mécanisme, qui vient doubler la descente des ordres et consignes et la remontée de l’information, consiste en la nécessité, tout au long de la hiérarchie et de bas en haut, de filtrer, classer, formater un certain nombre de décisions initiales pour qu’elles rentrent dans les codes et les cadres de l’organisation (et si ce n’est pas le cas, il y a des sanctions disciplinaires sous le regard de l’IGPN). Ce qui implique donc une autonomie d’action d’ordinaire des effectifs de sécurité publique et des services de police judiciaire dont les actes s’imposent à leur hiérarchie. Ce pouvoir discrétionnaire inhérent à toute police ne concernerait pas les forces de l’ordre qui se caractériseraient par un professionnalisme discipliné, des techniques et une idéologie basée sur l’obéissance traduisant le rôle de l’encadrement. Or, ce qu’on peut observer notamment depuis 2016, c’est la banalisation de situations de grande violence engendrées par des initiatives personnelles couvertes par les gradés et l’institution. Je pense, entre autres exemples, au tabassage en règle des Gilets jaunes dans un fast-food en décembre 2018, ou en janvier 2019 avec ce fonctionnaire sortant son arme de service à la suite de l’envoi d’une grenade explosive à bout pourtant.

Entre les deux, il y a une logique du « milieu », les pressions exercées par les syndicats de police. Force est de constater une radicalisation du paysage syndical policier, qui est passée en une trentaine d’années d’une gauche plutôt social-démocrate, rose, voire rouge (à l’image de la FASP) à une droite extrême proche du RN actuel, avec en position dominante Alliance annonçant 40 000 adhérents sur 140 000 fonctionnaires de police. Je ne reviens pas sur les raisons de leur syndicalisation encore massive (près de 70 %) qui tiennent à l’histoire et à son rôle dans l’avancée des carrières (ou sanctions disciplinaires). Mais le fait est que l’on assiste depuis les « années Sarkozy » à une quasi co-gestion du ministère de l’Intérieur et des syndicats majoritaires. Leur conflit implique la fragilité – voire le départ - du premier et le renforcement des seconds. Dans ce contexte, les discours et pratiques de haine raciale se sont banalisés, la tentation de « se faire justice soi-même » est portée par toute une économie morale soutenant une sorte de justice immanente [9]. Masqués, sans RIO visible, portant des insignes fascistes, manifestant sur la voie publique en uniforme de façon lancinante, ces unités échappent au contrôle et sont capables du pire – on l’a assez vu.

Ces trois logiques qui s’emboitent permettent de comprendre ce durcissement des violences policières et le déni d’État dans une situation paradoxale où ce n’est plus le politique qui dirige la police qui "tient" littéralement le politique.

Tu fais de 2016 un moment charnière du travail de police dans la gestion des foules. À la fois parce qu’il y a une imposition de la part des militant.es d’un rapport de force conséquent avec la police et une expression que tu reprends à Maurice Rajsfus d’un retour du refoulé, d’une vengeance prise par l’appareil d’État sur les personnes qui l’ont mis à mal et ça passe par un durcissement de l’institution policière, une militarisation croissante de leur équipement et ça conduit à une gestion des foules extrêmement particulière et à un effet de seuil. Est-ce que tu peux expliquer en quoi selon toi 2016 marque un effet de seuil dans le travail de police ?
Il me semble que nous avons été nombreux à éprouver un tel sentiment. La coupure, ce sont les attentats de 2015, l’intensification de la menace terroriste dans les imaginaires et la déclaration de l’état d’urgence qui donne tout pouvoir à des institutions d’exception (police et justice pénale). Le gouvernement Valls se lance alors dans une sorte de « stratégie du choc » avec la loi El Khomri en particulier, qui suscite le mouvement social que l’on connaît contre le détricotage du code du travail. Ce que l’on observe lors de cette séquence, c’est la mise en place de nouvelles tactiques de gestion des manifs. Segmentation, harcèlement, pénétrantes pour procéder à des incursions ciblées, sur-utilisation des grenades (lacrymogènes, assourdissantes, de désencerclement), etc., de mémoire, on n’avait jamais vu ça. Manifester avec des flics devant, qui donnent le rythme, sur les côtés, derrière – véritable nasse mobile – est aussi nouveau. Tout comme l’obligation de venir manifester avec du matériel de protection pour au moins se prémunir un peu des effets des gaz.

On dira que parler d’un durcissement de la répression n’est pas un phénomène nouveau mais cyclique. L’histoire n’est pas linéaire. Pourtant, c’est aussi l’ambiance des manifs qui a changé. Elles finissaient par devenir franchement ennuyeuses ; elles sont redevenues vivantes et joyeuses, avec le cortège de tête, les départs en « sauvage », mais aussi la musique vivante, les fanfares, etc. Il y a avait de l’intelligence collective en acte pour échapper aux nasses, fatiguer les forces de l’ordre, s’en moquer et chercher des failles. Et face à l’expérimentation de ces nouvelles tactiques et à la mobilité des manifestants, elles se sont trouvées souvent débordées.

L’effet de seuil, il s’est vu clairement au moment des Gilets jaunes. On a assisté à une violence sans précédent depuis 1968. Elle a été largement documentée et chiffrée, par les médias indépendants, le « Allo ! place Beauvau c’est pour un signalement » de David Dufresne. Plusieurs centaines de blessés graves, 25 éborgnés, 5 mains arrachés, deux morts si on compte Zineb et Steeve, 3000 condamnations, 1000 incarcérations, etc. On sait aussi que le nombre de grenades lacrymogènes et de tirs de LBD a été exponentiel [10].

Pour comprendre cette coupure de 2016 et ses suites, il me semble qu’une ligne de transformation importante passe par les émeutes nationales de 2005, et les émeutes survenues à Villiers-Le-Bel, en 2007. Elles ont en effet conduit à un réaménagement des stratégies et tactiques des forces de l’ordre (police et gendarmerie). Protection, armement, moyens vidéo et aériens, renseignements, tout y est passé. C’est là où on se dit que les BAC sont utiles afin de disposer de « forces légères », mobiles, faire des interpellations en nombre (selon la culture du chiffre). « L’opération César » à Notre-Dame-des-Landes en 2012, puis la mort de Rémi Fraisse en 2014 sont la traduction de ces nouveaux dispositifs.

De même que « le racisme n’est pas en train d’empirer, il est juste enfin filmé », selon la formule de l’acteur Will Smith, les violences policières ne sont pas nouvelles mais elles sont filmées et diffusées de façon quasi instantanée. Ce qui est nouveau, c’est que ces images contredisent désormais la version officielle de la police et la parole des forces de l’ordre. Si celles-ci ne sont pas nouvelles, elles n’étaient pas filmées auparavant et ne pouvaient pas être des preuves à charge ; il y avait d’autres recours pour arriver au même but, mais ils empruntaient des chemins semés d’embûches et d’incertitudes, synonymes de criminalisation des militants, comme le montre l’histoire du MIB (Mouvement-immigrations-banlieues). Dans les deux cas, les conséquences au plan politique et judiciaire sont-elles si différentes ? L’effet images à charge n’est pas mécanique. Ainsi, dans l’affaire des six jeunes du Bois de Boulogne datant de mars 2019, Me Raphaël Kempf, indique avoir mis plus d’une année à obtenir la copie des images de vidéo-surveillance, après de multiples relances. J’ajoute que le rôle des réseaux numériques et des vidéos dans les mouvements contestataires s’inscrit dans un processus plus large et international qui remonte aux « Printemps Arabes ».

Est-ce qu’il n’y aurait pas un lien entre d’un côté l’effondrement de ce que l’on pourrait appeler une « police positive » : le pastoralisme, le Welfare et tous les dipositifs qui visent à produire de la société ; et la montée en puissance d’une police purement négative, seulement tournée vers la répression ? Est-ce que tu suis ce fil d’une société de contrôle, de moins en moins tournée vers le consentement et d’un contrôle de plus en plus rapproché et de plus en plus violent des corps populaires ?
C’est vrai de dire que l’Etat ne tient que par sa police, c’est engageant comme slogan, j’ai presque envie de dire, c’est sympathique ; mais c’est oublier, d’une part, le fonctionnement des institutions de la Ve République, et d’autre part, la combinaison des logiques disciplinaires et de contrôle [11]. Il me semble qu’il y a un processus qui est plus général et consiste en une crise des périmètres d’interventions des États sociaux-démocrates. À partir du moment où la sphère de la souveraineté ne fonctionne plus sur une base économique et sociale ou l’État n’a plus de légitimité sur le plan économique, qu’il est beaucoup trop petit pour la vaste mondialisation et qu’il est trop grand pour la régionalisation, il trouve un nouveau foyer de légitimité dans la production de discours et de pratiques sécuritaires. Une espèce de mécanisme circulaire a été mis en place où l’on nous abreuve de faits divers qui hypostasient les questions de violence et viennent justifier le durcissement sécuritaire et la répression de la petite délinquance.
N’y a-t-il pas un risque en se concentrant sur la généalogie du maintien de l’ordre, d’oblitérer sans le vouloir les mouvements et phénomènes nouveaux auxquels ces techniques de police sont censées répondre ? Si le maintien de l’ordre a évolué en 2005, c’est parce que l’appareil d’État a été confronté à une forme de soulèvement inédite : des émeutes qui se propagent en quelques jours à des centaines de banlieues sur tout le territoire. Si en 2016 on constate à nouveau une mise à jour des techniques de maintien de l’ordre, c’est en réaction à l’invention ou à l’apparition du cortège de tête qui déstabilise les habitudes de la police et produit un grand enthousiasme chez les manifestants. Est-ce qu’on ne risque pas, en ne regardant que du côté de l’action et des stratégies policières, de flater une sorte de victimisation qui ne permet pas de saisir et comprendre l’élément « positif » que la police sert à réprimer ? Est-ce qu’il ne serait pas plus juste de considérer que le soulèvement, la révolte, sont premiers et que la répression vient ensuite ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Ce qui est intéressant, d’un point de vue sociologique, c’est l’interaction entre les deux. Pour ma part, je m’efforce de resituer le contexte dans lequel survient cette violence de la police, dans les années 1945-2000 – ce qui est déjà assez ambitieux. Mais il ne s’agit pas de hiérarchiser les objets et les phénomènes, de les dissocier - sauf à l’insu de mon plein gré ! On conviendra que mener de front une généalogie de la force de l’ordre et des mouvements de contestation ne va pas de soi. Cela aurait nécessité de faire un très gros livre et tel n’était pas mon ambition. [12] Depuis 2016, des nuits debouts aux Gilets jaunes, je suis et observe de près l’émergence de ces nouvelles formes de contestation à bonne distance du champ politique et syndical et des mouvements sociaux classiques [13]. Evidemment, la question de ce que certains sociologues appellent « la police des foules » est incontournable – comme l’est celle des quartiers depuis belle lurette. Les deux lignes de recherche ne sont pas incompatibles, elles se croisent.

Il ne s’agit pas donc de privilégier l’une sur l’autre, pour une raison qui est aussi stratégique. S’intéresser aux violences policières c’est regarder un peu plus du côté du pouvoir, et pas seulement des groupes mobilisés ; c’est décortiquer les stratégies et les tactiques de neutralisation ou d’annihilation des révoltes, en s’inspirant de l’enquête « philosophico-historique » très stimulante de Chamayou sur les Etats-Unis [14]. Autrement dit, la science des mouvements sociaux et les analyses de leurs contradictions internes ne suffisent pas à comprendre leur échec ou inachèvement. Encore faut-il prendre en compte les effets de pouvoir que cette machine de guerre produit. Ne pas en faire un angle mort du travail critique me semble important intellectuellement et politiquement.

La diffusion d’images de violences policières a une puissance affective forte, il s’agit de dire quels affects est-ce que ça produit ? Et est-ce que ça participe à une puissance fédératrice, à une conscience collective ?
Ça produit des affects mélangés, entre la peur, la rage et la joie, si on est attentif à la dimension sensible du politique qui se donne à voir de multiples manières et galvanisent les acteurs. Çà provoque des petites indignations numériques qui deviennent virales mais aussi une vraie sidération, comme le dit bien un texte Amal Bentounsi [15]. Çà en dissuade beaucoup de descendre dans la rue, mais ça en mobilise d’autres. L’expression de la « rage » est une marque du temps. « Rage des peuples », comme le disait un slogan à Beyrouth lors de l’été 2019, « sous les pavés, la rage », selon un graffiti anonyme détournant le slogan de 68, « rage populaire » des Gilets jaunes, « rage » des soignant.e.s, enseignant.e.s, lycéen.ne.s, acteurs et intermittent.e.s du spectacle La rage n’a rien de nihiliste, ni n’est une pulsion de mort, elle est une survie (ou sur-vie), plus qu’une forme de résistance et d’auto-défense populaire face aux contre-réformes en rafales, toute sorte de violences (sociales, symboliques, sexuelles). Quelle erreur de dissocier la rage et la politique, en effet. Quant à la joie, cette « puissance d’agir » dirait Spinoza ou Deleuze, elle est palpable dans les rencontres aussi bien que dans les actions offensives qui traduisent un même désir de collectif, la quête d’un « nous » incertain. On l’a bien vu tout récemment, le samedi 5 décembre, à Paris, Avenue Gambetta, où les interventions du Black Bloc et les techniques mobilisées avaient un côté carnavalesque dans une sorte d’inversion des rôles enthousiaste.

Mais alors qu’est-ce que ça produit ? Rien de révolutionnaire, bien sur ! Peut-être une autre manifestation de la technologie de la nasse, tant on sent bien que ça ne suffit pas, que c’est contre-productif même tactiquement. Mais on voit bien que ces affects participent de tout un imaginaire de l’extension du domaine de l’émeute – ou de l’insurrection - qui se manifeste dans la diffusion de contre-images de violence de rue, dans tout un tas de références historiques. Ça produit du « nous ». Alors est-ce que ces images et pratiques des forces du désordre deviennent un facteur de cette « convergence des luttes » tant attendue entre cheminots, étudiants, zadistes, Gilets jaunes, soignants, racisé.e.s ? Tout du moins le moteur d’une commune révolte contre un adversaire, tout proche, très concret, en bleu ? D’où le succès de « tout le monde déteste la police » dépassant le cercle étroit des mouvances radicales, la puissance qui s’en dégage. Reste que l’injonction à la « convergence des luttes » ou à la « coagulation des colères » masque toujours un geste de retotalisation qui écrase la spécificité des luttes et le fait que les convergences se font d’abord « par le bas », de manière horizontale.

Dans une configuration marquée par l’asymétrie des forces en présence et la multiplication des lignes de clivage qui traversent les mouvements de contestation, ce caractère fédérateur conduit-il à une « autonomisation politique de la police », comme l’affirme Paul Rocher ? S’opère-t-elle au profit des fondamentaux que sont la lutte contre les injustices sociales, fiscales, territoriales, écologiques, comme ne cesse de le répéter Jérôme Rodrigues ? S’agit-il de regarder du côté des agencements d’expérimentations locales, plus ou moins inédites et fortes de leur potentialité ? Il y a sans doute urgence à s’emparer de ces questions aujourd’hui. Autre matière à chantier.

Une remarque sur les affects et les images. On peut faire une autre hypothèse, c’est que la réception affective des images varie dans le temps et selon les circonstances. Parfois, les images peuvent être réconfortantes, dans le sens où elles permettent de témoigner et de dire : regardez ce qu’on a vécu dans la rue c’était vrai, les abus sont là, ils sont palpables et partageables. Elles produisent du commun et des discours. Mais il y a aussi des moments où ces mêmes images peuvent glacer ou paraître obscènes. Ce qui a changé, ce ne sont pas les images c’est notre rapport à l’événement. Il y a peut-être quelque chose à penser en termes d’affects mouvants en fonction des affects généraux.
Tout à fait d’accord avec la nécessité de sortir des généralités. Les images des 145 lycéens de Mantes-La-Jolie agenouillés les mains sur la tête et sous bonne garde policière n’ont pas produit le même effet que ces « scènes de guerre » sur les Champs Elysées qui ont déferlé sur les chaines d’information continue et sur les réseaux numériques. L’important est de les contextualiser plutôt que d’en faire un spectacle qui en vide le sens et se limite à illustrer un discours. C’est un peu la critique que l’on pourrait faire au dispositif choisi dans « Un pays qui se tient sage » de David Dufresne – outre qu’il s’adresse aux convaincus et qu’il n’en sort rien. Disons que c’est un pavé de plus dans la mare, et c’est important actuellement de renouveler les contre-discours ! Mais il ne suffit pas de faire voir, de forcer à voir, de commenter des images supposées être la vérité mise à nue. Par contre, je ne vois pas l’obscénité, au sens littéral de ce qui est hors-scène. C’est ignorer cette « puissance du dégoût » dont parlait Baudrillard il y a très longtemps, la complexité et la subtilité des apparences.

Une autre manière de dire les choses est que la prolifération des scènes et des images de la violence de la police, qu’elle soit légitime ou pas finalement, ne produit pas les mêmes effets au même moment sur les mêmes mondes sociaux. On l’a bien vu lors de la révolte des Gilets jaunes : la question des violences policières a été invisibilisée par les grands médias installant une sorte de cordon sanitaire entre les téléspectateurs et les contestataires ; elle est devenue visible lorsque ceux-ci en ont fait un des fronts de leur mouvement, suite à de nombreuses positions et indignations internationales, et après-coup, lors du mouvement contre la réforme des retraites à l’automne 2019. Mais on l’a encore constaté suite aux images de l’évacuation des migrants place de la République et lors du tabassage du producteur Michel Zecler, ce processus de conscientisation et d’indignation se fait par à-coups, de manière intermittente et souvent éphémère. Dans le cas de Zecler, la vidéo a fait 20 millions de vues en plein débat sur le projet de loi sur la sécurité globale. Le samedi suivant, il y avait des centaines de milliers de gens descendus dans la rue. Mais qu’est-ce ça a changé ? Le gouvernement a semblé reculer pour mieux sauter et maintenir sa politique de la matraque.

On passe à la dernière partie sur l’abolition, j’ai l’impression que tu penches du côté d’une hypothèse en deux temps, un premier temps de la réforme, puis un temps de l’abolition. Une première phase de réforme qui s’agence autour de l’interdiction de prises, le désarmement, la création d’un organe public indépendant de contrôle de la police. L’abolition semble constituer une étape finale et pose des questions en termes de conditions de possibilité. Est-ce que tu suis ce plan en deux temps ?
Je n’imagine pas un mouvement en deux temps, je conclus sur le débat « réformer ou abolir la police ». Peut-on réformer la police ? Et comment ? Est-ce impossible pour des raisons tant historiques que politiques et/ou sociologiques ? Vieux débat. Ce qui s’est passé aux Etats-Unis après la mort de George Floyd a permis de renouveler la discussion avec l’action de « Black lives matter » et des mouvements abolitionnistes. Elle part du constat que les réformes libérales depuis un siècle n’ont pas produit les effets souhaités, elles n’ont pas fait diminuer le nombre d’homicides de Noirs-américains dans les ghettos (près d’un millier par an), elles n’ont pas fait reculer le racisme, ni amélioré les relations entre police(s) et population(s) ; elles ont surtout servi à désamorcer les protestations contre la violence de la police [16].

En France, l’absence de réelle volonté politique (et pour cause) et le rôle et le pouvoir des syndicats majoritaires font obstacle à toute réforme significative, tant de la formation, de l’encadrement, des pratiques effectives, que des instances de contrôle d’une police se voulant « républicaine ». Un ministre de l’Intérieur est mis sous pression et propose de contrôler plus strictement l’usage de gestes mortels comme les clés d’étranglement qui ont coûté la vie à Cédric Chauviat en janvier. Des membres d’Alliance manifestent en toute illégalité et tranquillité sous l’Arc de Triomphe, devant la Maison de la radio et le Bataclan, et récemment encore au Trocadéro, suite aux déclarations de Macron sur Brut, parlant de « l’idée de violences policières ». Ce sont ces démonstrations de force qui sont obscènes et sidérantes dans une démocratie.

Quelles seraient les formations politiques à même de porter une réforme en profondeur de la police française par ailleurs demandée par des syndicats minoritaires (CGT-Police) ou ultra-minoritaires (comme VIGI, très présent sur les réseaux) ? Je ne vois pas, le champ politique étant en miettes, LFI peu audible et crédible. La question est plutôt pourquoi la réforme est impossible et pourquoi on n’en prend pas du tout le chemin - même si débattre du degré d’indépendance de l’IGPN n’est pas un point négligeable. Là encore, l’histoire de l’institution policière rappelle que l’appareil d’État policier est cadenassé depuis les réseaux gaulliens et chiraquiens mettant les bonnes personnes aux postes clés pour neutraliser toute réforme. L’enterrement de première classe de la « police de proximité » par la droite et son abandon par la gauche au nom du réalisme sécuritaire en est un indice – même si elle n’est pas la panacée et peut s’inscrire dans une même stratégie que l’option répressive.

De l’autre côté, le slogan Defund the police juxtapose plusieurs niveaux. Il y a une demande de responsabiliser la police pour en arriver sinon à son abolition (au même titre que la prison et les exécutions capitales), du moins à sa refondation. Mais abolir la police, ce n’est pas vivre sans police, ni provoquer le chaos, c’est procéder en trois temps : l’affaiblir économiquement et transférer une part substantielle des millions de dollars de crédit vers l’éducation, la santé, le logement ; la désarmer en interdisant certains gestes d’intervention, les armes à létalités réduites ; et dernier stade, la dissoudre, à l’image de Minneapolis, où la police locale a été dissoute deux semaines, avant de revenir pour faire face aux manifestations, et alors que le cycle de violences policières se perpétuait. Indice que cet appel à défaire la police reste une utopie, une utopie qui pourrait devenir « réelle ». C’est précisément ce qui est intéressant dans ce débat, me semble-t-il ; non pas vraiment de savoir si ce programme provoquerait une insécurité grandissante qui existe déjà, mais comment passer, selon la formule de William, « d’aspirations utopiques à un programme politique » ; par quelles médiations, entre une réforme impossible et une abolition improbable. Le chemin est étroit et ce mouvement est minoritaire mais il ouvre l’horizon.

On sait que ce débat prenant le problème à sa racine n’a pas été sans effets politiques aux Etats-Unis lors des dernières élections présidentielles où des villes, comtés et certains États (comme la Californie) ont voté des mesures restreignant le recours à la violence et favorisant la surveillance de la police par des citoyens [17]. En écho, on a retrouvé ce débat en France, avec le gigantesque rassemblement du 2 juin à l’appel et autour du Comité Justice et vérité pour Adama, avec le mouvement « Désarmons-les » et le collectif des familles des victimes de crimes policiers. Tous ces groupes demandent la suppression des clés d’étranglement à l’origine de tant de drames, des armes de guerre en maintien de l’ordre, tout en rappelant la nécessité à ce que la police rende des comptes sur ces pratiques et qu’il y ait une transparence sur les cas de violences policières. Ces voix restent peu audibles mais elles sont une demande forte et pragmatique de changement urgent.

Je n’en reste pas moins sceptique au regard de la « matrice » de la violence d’État mis à jour, ici comme ailleurs, de l’histoire et de la sociologie de l’institution policière, de la fonction sociale de la police qui ne saurait se confondre avec la lutte contre la délinquance et la reproduction d’un ordre social au service des puissants. Comme l’écrit Gwenola Ricordeau, « plutôt que de dire que la police fonctionne mal, il faut au contraire dire qu’elle fonctionne très bien au regard de ce qui est attendu d’elle : protéger l’État, le système capitaliste, le racisme structurel et le patriarcat » [18]. Sans laisser revenir par la fenêtre une vision fonctionnaliste, Manière de dire et de répéter, sans s’en tenir à une vision fonctionnaliste, que les forces du désordre ne sont que la face visible du pouvoir. Par ou malgré ce petit livre fait rapidement, je me suis efforcé de tenir cette ligne qu’a le mieux énoncé ces dernières années le slogan « police nationale, milice du capital ». Par-delà l’analyse des dysfonctionnements et des déviances policières, un regard documenté et critique sur la police d’État et ces « États dans l’État » ne nous exonère pas d’une analyse plus globale non seulement de ces mouvements de révolte qu’ils répriment mais des formes de pouvoir plus lointaines et disséminées de notre XXIè siècle. Quitte à y revenir par un autre bout – y compris dans nos manières de faire. Mais ça c’est encore un autre chantier, d’autres verrous. Car la contestation confinée aux manifestations ne saurait modifier le rapport de force…

[1Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’Etat, Paris, Folio, 2006

[2Parmi les rares travaux consacrés à cette période-clé, le regretté Maurice Rajsfus, La police de Vichy. Les forces de l’ordre françaises au service de la gestapo. 1940-1944, Paris, Le cherche midi éditeur, 1995, longtemps dénigré par les « historiens professionnels ».

[3Michel Foucault « De la nature humaine : justice contre pouvoir in Dits et Écrits, vol. 2 : 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 496, 1994.

[4Voir le beau livre de Quentin Deluermoz, Commune(s). 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2020.

[5Voir son édito dans la revue Après-demain consacrée au rapport police-population (2020).

[6Anne Steiner, Le goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la Belle Epoque », Paris, L’échappée, 2012.

[7Voir Octobre à Paris, documentaire de Jacques Panijel à partir de documentaires et de témoignages de rescapés, censuré à sa sortie en 1962 et redécouvert en mai 1968 dans une salle, puis, enfin, plus largement en 2011.

[8Dominique Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, la Découverte, 1996.

[9Voir Didier Fassin, La Force de l’ordre. Anthropologie de la police des quartiers, Paris, seuil, 2011.

[10Voir le livre très documenté de Paul Rocher, Gazer, mutiler, se soumettre. Politique de l’arme non-létale, Paris, La Fabrique Editions, 2020.

[11Sur cette question, voir Mathieu Potte-Bonneville, « Contrôle », in Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault. Gestes, luttes, programmes, Paris, Points, 2012.

[12Voir Fabien Jobard et Olivier Fillieule, Les politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.

[13Voir mon livre La Diagonale de la rage, des quartiers aux gilets jaunes. Petite histoire de la contestation en France (1971-2020), à paraître aux Editions Divergences au printemps 2021.

[14Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, Les Editions La Fabrique, 2018 ; voir aussi sa Théorie du drone, même éditeur, 2013.

[15Amal Bentounsi, « Les méchants » in Police, Paris, Les Editions La Fabrique, 2020.

[16Parmi les nombreuses contributions à ce débat transatlantique, voir les travaux de Kristian William (Our Enemies in Blue, en 2003 et Fire the Cops ! : Essays, Lectures, and Journalism, en 2014) et « D’une aspiration utopique à un programme réalisable : entretien avec Kristian William sur l’abolition de la police », publié par CQFD, le 31 août 2020.

[17Voir l’article de Gwenola Ricordeau, « Aux Etats-Unis, un élan profond de réforme de la police et de la justice », publié le 2 décembre 2020 sur Médiapart.

[18Gwenola Ricordeau, « Mobilisations contre les violences policières. Autant en emporte le vent réformiste », paru dans lundimatin#266, le 7 décembre 2020

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :