Rennes : Quand Ouest-France organise les Assises Nationales de la Citoyenneté

« C’est une offensive politique, urbanistique et sociale »

paru dans lundimatin#125, le 4 décembre 2017

C’est le fleuron du développement économique territorial, la quintessence du socialisme municipal, la tête de proue de la Destination Rennes. En termes plus prosaïque : le moteur de l’aspirateur à Parisien.nes tout juste branché sur son nouveau tuyau à grande vitesse. Il fallait un événement à la hauteur pour essuyer ses plâtres immaculés et inviter les habitant.e.s à venir rendre leur hommage à cette cathédrale du XXIe siècle. C’est à Ouest-France, vénérable institution dont les pages obsèques s’arrachent aux quatre coins de la Bretagne depuis 1944, que revient le soin et l’honneur d’inaugurer le couvent des Jacobins avec ses « Assises nationales de la citoyenneté », sous-titrée « vivre ensemble », qui s’y tiendront les 19 et 20 janvier prochain. [1]


Le moins que l’on puisse dire est que l’affaire tient jusqu’ici ses promesses. Comme le journal régional, modeste, se fait encore discret sur la tenue de cette manifestation qui fera date dans l’histoire rennaise, en voici un bref aperçu [2].

Pot pourri

Après son dernier événement en date, “les assises de la filière équine” à Angers, Ouest-France poursuit sa contribution au dynamisme de la société civile et s’attaque à un gros morceau.
Démocratie locale, sauvegarde de la planète, immigration, intelligence artificielle, abstention, Notre-Dame des landes, Loi travail, autonomisme, "entreprise citoyenne", "apporteurs de solutions", laïcité, réseaux sociaux, etc. La liste des questionnements citoyens ressemble à s’y méprendre à un bréviaire de communication gouvernemental.

Parmi les « tables rondes » annoncées, on trouve quelques pépites aptes à aiguiser l’appétit de débat :

— "Comment mieux impliquer les jeunes, citoyens à la fois fragiles et rebelles (titre provisoire…) ?" La question se pose en effet dans une ville où la jeunesse a une fâcheuse tendance à bordéliser le centre-ville les jeudi soirs et jours de manifestations, et à aller vivre ailleurs quand elle se transforme parfois enfin en adulte responsable (et à fort pouvoir d’achat).

— "L’abstention progresse à chaque élection. Comment lutter contre ce désintérêt citoyen ?" Gageons que M. Larcher, premier invité sur la liste, saura apporter des réponses à cette épineuse question. Gérard Larcher, pour qui n’aurait que peu de connaissance de la vie démocratique française, est l’actuel président du Sénat - chambre dont il connaît tous les rouages pour y être entré en 1986.

— "‘Communautarisme/Laïcité : quel équilibre trouver ?" Problème géométrique : Sachant que 1° La laïcité est à l’opposé du communautarisme 2° le communautarisme est à l’opposé du vivre ensemble (selon l’axiome posé dans la présentation de l’événement), où situer le point d’équilibre ?

— "De Notre-Dame-des-Landes à la loi Travail en passant par l’écotaxe, le vote n’assure plus la totale légitimité démocratique d’une décision politique. Faut-il s’en inquiéter ?" Il semble que vous feriez bien, oui.

— "Quel vivre-ensemble européen dans des nations en proie aux revendications autonomistes ?" À quand une société protectrice des nations pour protéger ces petits êtres sans défense de leurs prédateurs indépendantistes ?

— Et enfin, cette problématique dont la formulation est un gage d’ouverture en direction des plus convaincus des électeurs du FN, pour leur signaler qu’ils sont les bienvenus dans le vivre ensemble à la sauce Ouest-France : "Peut-on faire de l’arrivée des migrants une chance à saisir plutôt qu’un fardeau à porter ?" [3]

Un atelier « vernis à ongle vert et communion avec la nature » sera organisé dans la grande cour du Couvent.

Le Medef et la CGT sont dans un bateau...

Il est la véritable tête d’affiche de ce colloque (du moins tant que le Président de la France continue de bouder la proposition qui lui a été faite de prononcer le discours d’ouverture) : Pierre Gattaz, patron des patrons, fils de patron des patrons, chevalier de la Légion d’Honneur, officier de l’ordre national du mérite, amateur de sports extrêmes et de poésie. Qui de plus indiqué pour venir expliquer aux Rennais et Rennaises les rudiments du "vivre ensemble" ?

Mais ces Assises de la citoyenneté feront la part belle au débat d’idée. Le président du MEDEF, assisté de son acolyte Patrick Bernasconi, se verra opposer, pour faire bonne mesure, non pas un mais deux syndicalistes, et non des moindres : Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, et Philippe Martinez, grand chef à la CGT. La présence de M. Berger semble assez indiquée dans ce grand raout pour partenaires sociaux, d’autant plus qu’il viendra en reconnaissance pour le congrès de son organisation qui se tiendra dans les mêmes lieux au mois de juin. En revanche, la confirmation de la venue d’un haut représentant de la CGT laisse assez dubitatif dans une période où cette organisation affiche sa détermination à s’opposer frontalement aux projets de casse sociale plus qu’à s’asseoir à la même table que leur principal promoteur pour discuter citoyenneté... [4]

On rencontrera aussi dans les couloirs gothiques les spécialistes des "ménages", ces interventions grassement rémunérées qui font vivre les demis-stars (pardon, les « personnalités de premiers plans ») du monde politique et intellectuel français. Côté "politique", outre Gérard Larcher, Jack Lang et Jacques Toubon nous offriront un voyage inédit dans les années 80-90. Daniel Cohn-Bendit, intemporel, s’échauffera à parler de tout et n’importe quoi en attente des commémorations officielles de mai 68. Malek Boutih quant à lui viendra certainement présenter son rapport "génération radicale", remis en 2015 à son ami Manuel Valls alors premier ministre, qui avait embarrassé jusqu’à ses collègues du parti socialiste. Il faut dire qu’il réussit le tour de force de regrouper dans le même chapitre intitulé "comment la crise nourrit les extrêmes ?" les aspirants djihadistes, les zadistes, Génération Précaire, le black bloc, les identitaires et les profanateurs d’un cimetière juif. On trouvera également un certain nombre de membres d’En Marche, qui devraient se trouver dans leur élément et dont la présence aura peut-être au moins le mérite, concurrence politique oblige, de tenir éloignés les caciques socialistes locaux, Nathalie Appéré en tête qui n’a à ce jour pas donné sa réponse à l’invitation [5].

Côté "intellectuel", la simple litanie des noms des politologues, sondeurs et autres think tankers annoncés suffit à alourdir les paupières et provoquer d’interminables bâillements : Pascal Perrineau, Philippe Portier, Jérôme Fourquet, Thierry Pech, Agnès Verdier-Molinié, Jean-Michel Djian, Dominique Reynié, et caetera, et caetera.

Pour ce qui est de la « richesse des différences » proclamée dans la présentation de l’événement, les organisateurs ont dû estimer qu’afficher 10 femmes pour 41 hommes parmi les intervenants était suffisant. Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée à l’Égalité entre les femmes et les hommes, pourra donner son sentiment sur la question lors du dernier débat. Et comme les représentants de "la diversité issue de l’immigration" ne seront pas légion sous les arcanes du couvent, Malek Boutih, grand pourvoyeur de clichés racistes contre les musulmans sur toutes les antennes radio et télé nationales et qui a réclamé il y a quelques temps "une vraie offensive anti-racaille dans les banlieues", aura le droit d’intervenir deux fois, à propos et des "quartier sensibles" et de l’immigration.

Image rare d’un check entre partenaires sociaux ratifiant un accord de flexibilité

Vivrensemble

Dans une campagne de pub qui commence à dater - elle ornait les rues agitées du printemps 2006 lors du mouvement contre le CPE - la radio RTL avait tenté le néologisme. Vivrensemble, prononcé d’un seul souffle, comme une formule dont le sens compte moins que l’effet provoqué par sa simple énonciation. On y voyait des hommes et femmes politiques, connus pour se détester mutuellement, s’afficher côte à côte avec un large sourire. L’ensemble donnait une impression un rien ironique, ce qui n’était certainement pas l’intention de la station luxembourgeoise ni de son agence de communication. [6]

Voilà donc au moins 10 ans que "vivre ensemble" a colonisé le champ sémantique politique. C’en est même devenu l’expression par excellence, celle qui a remplacé "citoyenneté" dans l’évocation étymologique du politique : habiter et partager un même bout de territoire.

Le succès médiatique du terme tient évidemment à son aspect inattaquable. "Pourquoi l’évidence – on ne peut pas faire autrement que vivre les uns avec les autres – a-t-elle cessé de l’être ?" se demande benoîtement Ouest-France pour neutraliser à l’avance toute opposition à son événement en la renvoyant, au choix, à l’"individualisme", au "communautarisme" ou au "populisme". En bons héritiers du capitalisme paternaliste qui a sévit pendant des décennies dans les campagnes bretonnes, les éminences grises du quotidien régional fantasment un monde où les ouvriers sauraient vivre ensemble avec leur patron ; "ensemble", c’est-à-dire chacun à leur place. Les sponsors de l’événement donnent d’ailleurs une bonne idée de la conception qu’on se fait du « dialogue social » chez Ouest-France : Orange, la Banque Postale et EDF. Les cadres suicidé.es, les syndicalistes réprimé.es et les nucléarisé.es de force apprécieront la contribution de ces entreprises au grand chantier citoyen.

Comme tout appel à l’unité prononcé depuis les sphères dirigeantes, l’injonction à vivre ensemble est d’abord une manière d’étouffer le conflit politique. Car le conflit politique fait sensiblement horreur aux démocrates-chrétiens de la famille Hutin qui contrôlent Ouest-France via leur Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste. Pourtant, ces Assises de la citoyenneté en inauguration du couvent des Jacobins sont bien elles-mêmes une offensive politique, urbanistique et sociale, qu’il est d’autant plus important de faire avancer sous le faux-nez de la tolérance et du débat.

Message à destination des jeunes rebelles&fragiles : La citoyenneté, c’est fun !

À l’ombre de la maison du peuple

Si chaque excrément de verre et d’acier déposé ça et là - autour de la gare, au bord du mail, etc. - a toujours un peu l’allure d’une soucoupe volante, le couvent des Jacobins c’est le WC amiral, comme d’ailleurs en témoigne les relents de rance qui émane tout à la fois du programme “vivre ensemble” et de ses caves neuves mais déjà pleines de fuites. C’est à lui que revient de mener la "reconquête du centre-ville", selon le mot martial de la maire de Rennes. Filons la métaphore : les percées le long des quais de l’Ille, les checkpoints les jours de manif, les raids sur les zonards de Saint-Anne, les opérations de sécurisations des Transmusciales, tout cela a et aura lieu sous la supervision du Monolithe/panneau d’affichage qui domine l’édifice construit par Vinci.

L’ambition de l’équipe municipale tient en peu de mot : attirer dans sa commune des populations aisés qui viendront, comme touristes ou résidents, y dépenser leurs euros. C’est banalement la même que dans toutes les métropoles – particulièrement celles qui ont quelque chose à prouver. Rennes aimerait bien être Nantes, qui aimerait bien être Paris, etc. Mais Rennes est la ville de la lose. Elle a quelque chose de rétif au bling-bling qui rebute et tient encore éloignés les jeunes cadres dynamiques, et les restaurants de faux luxe qui essaiment ici ou là en attendant l’effet LGV qui peine encore à remplir leurs services. Ici, même la fille de Michael Jackson zone en sarouel sur la place Hoche.

Il n’aura par ailleurs échappé à personne que l’agglomération et son centre-ville comptent déjà un certain nombre d’habitant.es dont une bonne part dispose de revenus qui ne sont pas en accords avec les objectifs de dynamisme affichés par les marketeurs territoriaux de Destination Rennes. Il va donc falloir faire de la place aux CSP+, en écartant la plèbe (d’abord) et les classes moyennes (dans la foulée) à coup d’augmentation de loyer et de pression policière. C’est à cette condition que les prochains congressistes des Jacobins pourront être pleinement satisfaits de leur séjour. On imagine mal, par exemple, les convives du premier événement public annoncé se fondre harmonieusement dans l’ambiance de Saint-Anne [7], et encore moins les habitués du Ty Ana [8] se laisser tenter par une petite soirée de l’autre côté de la rue d’Échange : la tablée de 10 personnes pour le repas de charité qui s’y tiendra le 9 janvier est proposée à 2000 €… L’événement, qui consistera aussi en une vente aux enchères d’art contemporain, s’intitule “100 mercis”, message à peine subliminal sur l’état d’esprit danslequel se mènera la “reconquête”.

Le 16 mai 2016, soit 3 jours après l’expulsion par le RAID de la Maison du peuple occupée – notamment grâce à la grue du chantier du couvent des Jacobins – la mairie de Rennes lançait le mot-dièse #Rennesquonaime. L’enjeu était explicitement de contrer l’image désastreuse pour le commerce rennais de l’agitation de rue lors du mouvement contre la loi Travail. Le hashtag avait vite échappé au community manager municipal pour venir sous-titrer les meilleures images de tags des manifs récentes postées et repostées en masse sur les réseaux sociaux.

Derrière la guéguerre sur twitter, se dessine un conflit majeur sur ce que doit être la ville qu’on veut habiter. Il existe certainement des milliers de points de vue sur la question et autant de disputes potentielles, et c’est très bien ainsi. Mais il y a aujourd’hui quelque chose de déterminant dans la ligne de partage qui oppose la Rennes du carré rennais [9] et celle des manifestations ; une Rennes “fragile et rebelle” et une Rennes opulente et docile ; qui oppose, en somme, la Maison du peuple occupée et le couvent des Jacobins.

Les assises nationales de la citoyenneté seront l’occasion pour ce conflit de se faire jour. Pour tous ceux et celles qui aspirent à autre chose pour Rennes qu’à la fable de concorde et la réalité de conquête qu’incarne le nouveaux centre des congrès, il s’agira tout à la fois de résister à l’offensive urbanistique et de pratiquer d’autres façons de vivre la ville.

[1Cet article est tiré du site d’information rennais Expansive.info.

[2Les illustrations sont issues de la communication officielle de l’événement. Les légendes ont été ajoutées.

[3Cette formulation a évolué depuis en une version plus neutre : "Qu’est ce qu’une « politique citoyenne » face à l’afflux de migrants ?"

[4Après publication du programme détaillé, il apparaît que M. Martinez ne discutera pas directement avec M. Gattaz sur le thème « Économie : le modèle français est-il aussi généreux qu’on le dit ? » (contrairement à Laurent Berger qui n’a pas ce genre de pudeur). Il échangera en revanche avec Bruno Retailleau, ancien président de la région Pays de Loire et fervent promoteur de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, sur la légitimité démocratique

[5La maire de Rennes a depuis confirmé sa participation à la table ronde sur la démocratie locale

[6

[7La place Sainte-Anne est le coeur du centre-ville festif rennais, au bout de la rue de la soif. Elle est l’objet depuis une dizaine d’années d’une politique de requalification dont l’aboutissement sera l’inauguration du Couvent des Jacobins et de la ligne B du métro rennais.

[8L’un des bar de la place, adossé à la salle de la cité qui fût occupée et renommée « Maison du peuple » pendant le mouvement du printemps 2016. Il fait face au nouveau Centre des congrès.

[9Association de commerçants du centre-ville, dont une des fonctions principales est de se plaindre de la tenue de manifestation revendicative devant leur boutique. Elle vient d’obtenir un nouveau succès en la matière, avec la publication d’un arrêté préfectoral interdisant formellement ce genre d’événements politique sur toute la période des fêtes.

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