Au chapitre XVIII du Prince, Machiavel écrit :
« On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C’est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu’Achille et plusieurs autres héros de l’antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu’il les nourrît et les élevât. »
« Par-là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu’un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l’une a besoin d’être soutenue par l’autre. Le prince devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. »
Le bestiaire de Machiavel met en scène un prince qui, comme un héros de l’antiquité, comme Achille, doit son éducation à un Centaure. Pour Machiavel, le Centaure est une allégorie de la double nature du prince : il doit être éduqué à la fois comme un homme fort – un lion –, capable de cruauté, d’intimidation et de brutalité ; et comme un homme madré, rusé – un renard –, capable d’approches sinueuses et de positionnement obliques. Capable à la fois d’être direct et indirect, frontal et fourbe, guerrier et courtisan. Car la voie du Prince est autant celle de la violence sans phrase ni far, que celle des duplicités traitreuses imposées par les sophistications raffinées de la diplomatie. Sacrifier le lion pour le renard ou le renard pour le lion c’est risquer d’être malhabile, c’est risquer d’être indécis.
Tacticiens, soyez donc disciples du Centaure.
Avec Machiavel, nous entrons dans ce que l’on pourrait appeler le bestiaire de la Logique-tactique : mieux encore qu’une anthropologie politique – qui nous indiquerait de quoi sont faits les hommes afin de les gouverner – il s’agit ici d’une zoologie. Et cette zoologie est une zoologie fabuleuse : elle sert, à la manière de La Fontaine ou de son prédécesseur Ésope, moins à catégoriser les hommes pour leur imposer des lois ; qu’à insuffler, en eux, grâce aux images, des attitudes et des comportements politiques. C’est pourquoi cette zoologie n’a rien d’une zoologie naturaliste : elle est de part en part pédagogique et tactique.
Mais dans ce bestiaire, il n’y a pas que le renard et le lion. Sun Tzu, par exemple, compare les soldats de la troupe à des êtres intermédiaires entre le cheval et l’oiseau : « Les quadrupèdes – écrit-il à l’article XI de L’Art de la guerre – regimbent quand on les charge trop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux au contraire veulent être forcés pour être d’un bon usage. Les hommes tiennent un milieu entre les uns et les autres, il faut les charger, mais non pas jusqu’à les accabler ; il faut même les forcer, mais avec discernement et mesure. » Sun Tzu ne s’arrête pas là, il compare aussi l’armée d’un général à un serpent qui, si on le frappe sur la tête, reçoit immédiatement de l’aide de sa queue ; qui, si on le frappe sur la queue, sans délais sa tête lui vient en aide ; et enfin, s’il est attaqué au milieu, la tête et la queue se rejoignent à la hâte.
Évidemment, les métaphores animales de Sun Tzu, que l’on peut appeler zoomorphismes ou theriomorphismes pour faire l’érudit, ces métaphores ne concernent pas le tacticien en soi mais la matière à laquelle il a affaire : son armée. C’est son armée qui est cette sorte de serpent cheval ailé. Mais alors, que doit-être le général ? Que doit être le tacticien ? Le tacticien, chez Sun Tzu, ne renvoie pas explicitement à un animal précis. En réalité, il se confond avec les manœuvres de son armée. Selon les circonstances, s’il doit se défendre, il doit « s’enfoncer – écrit Sun Tzu – jusqu’au centre de la Terre ». Ce qui ferait de notre tacticien défensif un animal souterrain : une taupe. Animal auquel le philosophe Nietzsche s’identifie dans l’avant-propos d’Aurore ; auquel Marx se réfère comme métaphore de la Révolution (cette « bonne vieille taupe » qui surgit de temps en temps à la surface de l’histoire) ; la taupe de Sun Tzu est l’animal souterrain de la défense. Mais s’il doit attaquer, passer à l’offensive, alors la taupe est remplacée par l’oiseau de proie : ceux qui veulent briller dans l’attaque – écrit-il – « doivent s’élever jusqu’au neuvième ciel ». Assez haut, donc pour surplomber l’ennemi et lui fondre dessus comme un aigle.
On pourrait attribuer à Sun Tzu la taupe et l’aigle dans son bestiaire tactique. Mais ce serait forcer son texte. En réalité, le général et son armée renvoient moins à un animal déterminé qu’à un élément. Le vrai tacticien n’est pas une bête, ni un homme pour Sun Tzu, il est un fluide. Il est comparable à l’eau. Et l’eau, à son tour n’est rien d’autre qu’une métaphore de l’adaptabilité, de la variabilité des formes, de l’alternance entre stagnation et déferlement.
Sun Tzu écrit par exemple : « Pour se mettre en défense contre l’ennemi, il faut être caché dans le sein de la Terre, comme ces veines d’eau dont on ne sait pas la source, et dont on ne saurait trouver les sentiers. » Toujours comme l’eau, inversement, s’il faut passer l’attaque : « Poussez votre pointe – écrit-il – avec la même rapidité qu’un torrent qui se précipiterait de mille toises de haut. » Le vrai tacticien de Sun Tzu est donc un être fluide. « Be water my friend » disait Bruce Lee.
Sois aussi défensif que l’eau dormante dans les ravins du monde, sois aussi offensif que les déluges venus du Ciel. La métaphore de l’eau renvoie en fait, essentiellement, au principe fondamental de la philosophie chinoise du VI° et V° siècle avant J.C. : je veux dire, le TAO. Sun Tzu écrit à ce propos que « Ceux qui sont zélés dans l’art de la guerre cultivent le Tao … ils sont donc capables de formuler des politiques de victoire ».
Mais qu’est-ce que le TAO ?
La notion de TAO désigne un grand nombre de choses dans la philosophie chinoise. La traduction la plus connue est celle de VOIE. Le Tao c’est la Voie. La Voie au sens du chemin mais aussi de la méthode, du procédé ou de la manière de faire. Savoir nager, savoir couper la viande, savoir fabriquer des roues. En cela, le mot TAO est aussi traduit par ART. Le Tao de quelque chose désigne, l’art de quelque chose. Comme le tao de la guerre renvoie à l’art de la guerre. VOIE ou ART, le TAO ne désigne pas seulement des manières de faire, il renvoie aussi, et c’est le plus important, au principe de génération de toute chose dans la cosmologie chinoise. Le TAO n’est plus seulement l’art ou la voie, il désigne le mécanisme et le fonctionnement des choses en même temps que la source de ces mécanismes et fonctionnements.
La culture du Tao qui mène à la victoire dont parle Sun Tzu ne renvoie qu’à ça : la maîtrise d’un art adéquat au fonctionnement des choses guerrières de même que le bon nageur maîtrise le tao de la nage parce qu’il connait et les mouvements que son corps doit faire et le comportement de l’eau au contact de son corps. Un des meilleurs exemples involontaires du tao est pour moi celui que donne Deleuze à propos de la connaissance du second genre dans la philosophie de Spinoza : extrait.
Retournons à la zoologie. Il n’y a pas que le renard, le lion, le cheval, l’oiseau ou la taupe. Tous ces animaux sont les facettes que peut prendre le bon tacticien, en tant, justement qu’il n’est aucun de ces êtres en particulier mais qu’il s’identifie, selon la philosophie chinoise, au principe même de l’être : l’eau, le Tao. L’informe apte à recevoir une multiplicité de formes.
Un tel être, on pourrait l’appeler avec Nietzsche, le polutropos. Le polutropos est l’homme aux mille tours qui porte à chacun un visage différent, dans la tradition grecque, cela renvoie au personnage d’Ulysse. Ulysse est le polutropos, aussi parfois le poluméchanè : celui qui a un grand nombre de corde à son arc, un grand nombre de ruses, de trucs et astuces à sa disposition.
Dans notre zoologie politique, le polutropos pourrait ressembler au renard. Néanmoins, selon les philosophes et historien de la Grèce antique Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, le polutropos n’est seulement un renard, c’est un poulpe. Un poulpe aux mille tentacules prêtes à saisir l’adversaire. Mais pour ne pas le confondre avec l’homme des modes, l’opportuniste qui à tout instant sait retourner sa veste, Détienne et Vernant, font une distinction conceptuelle. Ils distinguent le polutropos de l’ephemeros.
« C’est dans les discours ondoyants que le sophiste déploie les paroles aux nombreux replis : enchaînement de mots qui se déroule comme les anneaux du serpent, discours qui enlacent leurs adversaires comme le bras souple du poulpe. Pour le politique, prendre l’apparence du poulpe, ce n’est plus seulement posséder un logos de poulpe, c’est se montrer capable de s’adapter aux situations les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu’il y a de catégories sociales et d’espèces humaines dans la cité, d’inventer les mille tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées. A certains égards, le polutropos, comme type d’homme, paraît se confondre avec celui que les lyriques appellent l’ephemeros. »
Qu’est-ce que l’ephemeros et comment peut-il parfois être confondu avec le polutropos ? L’ephemeros, littéralement, l’éphémère, est l’homme des instants et des changements (Lyotard). Il fluctue en fonction des saisons et des tendances. Comme le polutropos, l’ephemeros est un être de la labilité et variabilité. Néanmoins, la différence entre ces deux caractères réside dans le fait que le polutropos est actif et l’ephemeros, est passif. L’ephemeros est l’inconstant par excellent, celui dont Pindare dit qu’il est « la proie du temps rusé ». (Lyotard)
Dans l’ephemeros on peut voir ce précieux petit papillon dont le poète Francis Ponge Minuscule écrit : « minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin. »
Notre bestiaire c’est donc enrichi de deux nouveaux caractères : le poulpe et le papillon. Aux côtés du centaure, du renard, du lion, du cheval, de l’oiseau et de la taupe, voici désormais le poulpe et le papillon, le polutropos et l’éphéméros. Et tous ces animaux flottent, en quelque sorte, dans l’eau du liquide amniotique cosmique : le tao.
Mais notre zoologie politique n’est pas achevée. Il nous reste encore à évoquer un animal singulier. Cet animal est proche de la taupe, mais il n’est pas taupe ; il ne se cache pas dans les profondeurs de la Terre pour surgir n’importe où en même temps que la révolte. Cet animal est proche du Lion, car il est frontal et ne fait pas de détours, mais il est en même temps son contraire, car sa franchise ne s’exprime pas sous forme offensive mais défensive. L’attaque est pour lui en même temps sa défense et sa défense, l’attaque. Quel est donc ce mystérieux animal proche du lion et de la taupe sans être ni l’un ni l’autre ? Vous devinez ? C’est… le hérisson.
Le hérisson est peut-être l’animal politique le moins connu et pourtant, celui dont l’évocation est probablement la plus ancienne. Le laconique fragment 83 du philosophe Empédocle nous en apprend un peu sur sa nature redoutable et défensive. « les poils des hérissons – écrit-il sans que l’on sache vraiment pourquoi – sont acérés et se raidissent sur leur dos. » Certes, ce serait un peu court pour faire du hérisson une figure politique si nous ne pouvions étayer cette citation à l’aide d’une autre citation, datant du VIII° siècle, attribuée au poète élégiaque Archiloque : « Le renard – écrit Archiloque – sait beaucoup de choses, mais le hérisson sait une grande chose ».
Cette citation d’Archiloque a été rendue populaire grâce à deux auteurs.
Le premier, c’est Isaiah Berlin, célèbre philosophe britannique, qui, lors d’une soirée à Oxford eut l’idée d’utiliser la distinction d’Archiloque pour classer les grands auteurs : Platon, Dante, Dostoïveski, Nietzsche et Proust seraient, selon lui, des hérissons. Aristote, Shakespeare, Goethe, Pouchkine et Joyce, seraient, quant à eux, des renards.
Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Berlin commente la citation d’Archiloque « Le renard sait beaucoup de choses, mais le hérisson sait une grande chose » en disant que les hérissons « ramènent tout à une même vision centrale » à partir de laquelle « on peut expliquer tout ce qu’ils disent et ce qu’ils font ». Par contraste, les renards « poursuivent différents objectifs, souvent sans rapport et même parfois contradictoires, ou qui ne sont reliés que de facto ». En ce sens, on pourrait dire que Héraclite, qui réduit tout à une pensée et aux fulgurations du feu est hérisson ; tandis que Démocrite, qui multiplie infiniment les atomes et leurs combinatoire aléatoire serait plutôt renard. En réalité, les choses sont plus complexes puisqu’un auteur n’est pas ou bien renard ou bien hérisson. Il peut être traversé de tendance hérisson comme de tendances renard.
Le deuxième auteur, celui qui a politisé la distinction d’Isaiah Berlin, c’est John Lewis Gaddis dans son ouvrage de 2018 intitulé De la grande stratégie. Dans son livre, Gaddis reprend la distinction hérisson/renard pour l’exporter de la littérature aux situations politiques.
En 2005, un psychologue politique américain du nom de Philip E. Tetlock mène une étude sur le succès des prédictions et prévisions en politique auprès de 284 experts issu des universités, gouvernements, think tanks, fondations, institutions et médias. Cette étude sera le point de départ de Gaddis. L’étude, en effet, s’interroge sur la manière, sur le comment, ces experts conduisent leurs raisonnements pour pouvoir anticiper les événements et changements politiques de l’avenir. Tetlock ne s’intéresse ni aux opinions politiques, ni aux valeurs, ni à la personnalité de ces gens. Ce qui compte : c’est leur style de pensée. Pour discerner deux types de pensée différents, Tetlock propose à ces experts de se reconnaître ou bien comme renard ou bien comme hérisson.
Gaddis commente ainsi : « Le résultat était clair : les renards étaient bien meilleurs prophètes que les hérissons dont les performances étaient celles d’un chimpanzé (probablement stimulé par ordinateur) jetant des fléchettes sur un tableau. »
Pour expliquer ce résultat concernant les prédictions, pour expliquer le succès des renards sur les hérissons, Tetlock chercha à connaître la différence entre ces deux types. Il put alors montrer que les renards étaient souvent pleins d’autodérision et d’autocritique, multipliaient les paramètres et les nuances, refusaient de s’appuyer sur des grands modèles ou de grands schémas d’explication, considérant que la prédiction de la vie politique était plus proche de la météorologie hasardeuse que de la physique des solides.
Au contraire, les hérissons refusaient tant l’autodérision que la critique. Ils faisaient « preuve – selon Tetlock – d’impatience piquante à l’endroit de ceux qui ne comprenaient pas de quoi il s’agissait », ils étaient pris au piège dans leurs préconceptions, obnubilés par leur vision de la victoire, inattentifs aux aléas et aux aberrations vernaculaires du monde, s’enfermant dans l’autosatisfaction et le plébiscite.
Tetlock concluait alors de manière radicale, en éliminant les hérissons : les renards sont plus efficaces.
C’est ici que Gaddis intervient. Dans son livre De la grande stratégie, son but est de mettre à l’épreuve l’idée d’une supériorité absolue du renard sur le hérisson. Cette fois, non seulement du point de vue de la prédiction, mais aussi de l’action effective. C’est pourquoi, pour Gaddis, cette mise à l’épreuve doit passer par l’épreuve de l’histoire.
Dans le premier chapitre de son livre intitulé « La traversée de l’Hellespont », Gaddis met en scène un hérisson historique et un renard historique : Xerxès, le roi des rois de la Perse ancienne et Artaban, son oncle et conseiller.
En 490 avant notre ère, Darius, le père de Xerxès, a été humilié par les grecs lors de la bataille de Marathon. Dix ans plus tard, en 480, Xerxès fait un rêve. Un effroyable spectre aux traits paternels paraît devant lui et lui lance un ultimatum : si tu ne déclenches pas la guerre, tu seras réduit à l’humilité. Au réveil, Xerxès, obsédé, demande conseil à Artaban : faut-il ou non mener la guerre ? Artaban, en renard attentif, énumère les difficultés du périple : les Grecs s’allieront avec les îles alentours, la nourriture manquera pour les troupes le long de la mer Égée, les tempêtes décimeront les vaisseaux trop nombreux pour être accueillis par les ports, déjà Artaban sent venir l’épuisement, les larmes et la famine. Il conclut en assurant que le général prudent « craint et réfléchit à tout ce qui peut lui arriver mais fait preuve d’audace au sein de la mêlée ».
À cela, le hérisson Xerxès répond : « si l’on devait prendre tout en compte… on ne ferait jamais rien. Il vaut mieux avoir un cœur courageux et endurer la moitié des terreurs que nous redoutons que de [calculer] toutes les terreurs et ne rien souffrir… Les grandes choses ne s’obtiennent qu’au prix de grands dangers. »
À ces mots, l’historien grec Hérodote rapporte que Xerxès décide de conquérir non seulement la Grèce mais l’Europe entière. Il fait placer des branches de myrte devant les ponts. Il fait brûler de l’encens. Il verse dans l’Hellespont une libation suivie d’une coupe d’or et d’une épée. Puis envoie ses troupes traverser le détroit. À son arrivée sur le sol de l’Europe, Hérodote rapporte qu’un témoin effrayé pris Xerxès pour un Zeus perse conduisant vers la Grèce « tous les peuples du monde ».
Quelques éléments caractérisent l’attitude de Xerxès-hérisson : l’inconséquence du génie mégalomane, le manque de visée après-coup, la débâcle. Xerxès, négligeant l’impossible et l’obstacle, transforma l’Hellespont en une terre franchissable. Il fit construire un immense pont flottant constitué de plus de trois cent navires reliés l’un à l’autre deux à deux sur toute la traversée. Inversement, il changea la terre ferme de la péninsule du mont Athos en canal pour faire traverser ses vaisseaux. En invoquant la foudre divine et les volontés du ciel, le hérisson remodèle l’espace, aplanit et lisse la topologie en se moquant superbement des aberrations. Sa vision est définitive et simple : il conquerra la Grèce entière. Mais si Xerxès, après avoir écrasé les trois cent de Léonidas à la bataille des Thermopyles, atteignit effectivement Athènes jusqu’à en brûler l’Acropole, sa vision s’arrêtait là. La ville désertée, ne sachant que faire d’autre, il ne put qu’assister à sa propre débâcle. Lors de la bataille de Salamine les grecs coulèrent ses vaisseaux et massacrèrent les troupes restantes. En même temps, Thémistocle fit courir le bruit que le pont constitué des trois cent navires reliant l’Europe à la Perse à travers l’Hellespont serait la prochaine cible de la flotte Athénienne. Xerxès, terrorisé à la l’idée de rester pris au piège, précipita son retour au pays, laissant derrière lui ses troupes se faire massacrer à Platées.
Gaddis conclut sans juger ni Artaban-renard, ni Xerxès-hérisson :
« Artaban, par myopie – écrit-il, voit tant de choses sur le proche horizon que leur complexité même devient le problème. Xerxès, doué d’une vision à long terme, ne voit qu’un lointain horizon sur lequel ses ambitions deviennent des opportunités : c’est la simplicité qui éclaire le chemin. Artaban ne cesse de changer d’avis. Ses tours et détours, comme ceux d’Ulysse, sont censés l’assurer de rentrer chez lui. Xerxès, en traversant l’Hellespont, devient Achille. Il n’aura pas d’autre patrie que les histoires que l’avenir racontera au sujet de ses exploits. »
Avant de finir, je voudrais nuancer : le hérisson est certes aveugle aux réalités, visionnaire, il écrase les fleurs à ses pieds. Mieux vaut pour s’en sortir prendre la peau du renard. Mais, comme toute dichotomie philosophique, cette distinction est faite pour être dépassée. De même que la distinction entre stratégie et tactique a été rendu inopérante par la théorie de la guerilla héritée de Thomas Edward Lawrence, de même que la tension entre romantisme onirique et réalité prosaïque a été cent fois rebattue depuis que Mme Bovary a rencontré Prométhée à l’ère du capitalisme technologique, de même que la vieille opposition de Victor Hugo entre l’émeute et l’insurrection est désormais lettre morte et nullité au temps de l’émeute permanente et incessamment reconduite, de même que tout cela, l’opposition entre le hérisson et le renard, entre le dogme et la nuance n’est utile que comme image de nos pouvoirs sur le monde et non pas comme absolus caractères d’une personnalité définitive. Nous avons tous de l’Artaban et du Xerxès au fond de notre âme.
Alors et vous, vous êtes plutôt renard ou hérisson ? Vous tenez plutôt du lion, du centaure, de la taupe ou du poulpe etc. ? Le tout est peut-être de trouver la composition tacticienne de la Chimère en évitant la décomposition désœuvrée du Monstre ?
Ut Talpa