Réminiscence

L’été 1914 (par Jacques Fradin)

paru dans lundimatin#23, le 18 mai 2015

L’été 1914 (par Jacques Fradin)

De nouveau le prétexte de « la guerre ». Et son ordre impératif de reformer « l’unité ».
Le déjà vu.
L’étrange familiarité.
La lutte contre le terrorisme.
Et la mobilisation nationale des « natifs ».

« Le terrorisme mondial est la forme que prend la guerre civile quand la vie comme telle devient l’enjeu de la politique. Quand la polis [la cité] se présente sous les traits rassurants d’une oikos [économie] – la « maison Europe » ou le monde comme espace absolu de la gestion économique globale – alors la stasis [la guerre civile dont la forme actuelle est le terrorisme] devient le paradigme de tout conflit et entre dans la figure de la terreur. Le terrorisme est la guerre civile mondiale… Ce n’est pas un hasard si la terreur a coïncidé avec le moment où la vie comme telle – la nation, c’est-à-dire la naissance – devenait le principe de souveraineté. »
Giorgio Agamben, La Guerre Civile, Inédit, Essais, 765, Points, avril 2015.

J’ai appris à lire dans Les Thibault (écrits entre 1922 et 1940), il y a presque 60 ans. Et les thèses de Roger Martin Du Gard sonnent comme une analyse de cette nouvelle croisade : « la guerre contre le terrorisme ».

Les manuels officiels pour l’enseignement règlementé de la littérature française présentent toujours l’œuvre de Roger Martin Du Gard, en particulier Les Thibault, comme une somme assommante. Un roman fleuve.

Le volume 8, L’Été 1914 (écrit vers 1936) et le volume 9, Épilogue (écrit vers 1940) présentent l’histoire de Jacques (un jacques) qui passe de la révolte anarchiste à l’engagement révolutionnaire et qui voit avec effroi le mouvement socialiste international emporté par l’esprit de la guerre. Le gigantesque roman décrit par le menu l’arrivée de la guerre de 14. Décrit l’histoire d’une trahison.

Cette histoire, que je connais par cœur, les punitions de l’époque 1950/60 consistaient à imposer de recopier 20 ou 30 pages des Thibault, cette histoire est de manière paralysante le miroir de la nôtre.

Et, sans doute, contient (en avance) son déploiement.

Je ne résiste pas au plaisir SM de citer quelques extraits de L’Été 1914.

« Jacques, enfoncé dans son coin, a repris son carnet. Fébrilement, il griffonne :
En moins de deux semaines, folie collective, démoniaque. L’Europe entière ! La presse, les fausses nouvelles. Tous les peuples, grisés par les mêmes mensonges ! Ce qui, hier encore, semblait impossible, odieux, est devenu inévitable, nécessaire, légitime ! Partout les mêmes foules, artificiellement fanatisées, chauffées à blanc.
Les responsables.

Il prend dans son portefeuille un feuillet plié. C’est une phrase extraite d’un livre sur Guillaume II, une phrase d’un discours prononcé par le Kaiser :
Je suis persuadé que la plupart des conflits sont le résultat des manœuvres et des ambitions de quelques ministres, qui usent de ces moyens criminels, à seule fin de conserver leur pouvoir et d’accroître leur popularité.

Il faudrait retrouver le texte allemand, se dit-il.

Les responsables. Quand on recherche un incendiaire, on se demande d’abord à qui l’incendie profite.

Il s’éponge la figure, reprend son crayon, et, debout, adossé au chambranle, s’efforçant d’être indifférent à tout, à cette touffeur d’orage, aux mouches, aux bruits, aux secousses, au paysage, à tout l’univers hostile, il note, fiévreusement :
Une puissance occulte, l’État, a disposé de nous comme le fermier de son bétail ! L’État ! Qu’est-ce que l’État ? L’État français, l’État allemand, sont-ils les représentants authentiques, autorisés, du peuple ? Les défenseurs des intérêts de la majorité ? Non ! L’État, en France comme en Allemagne, c’est le représentant d’une minorité, c’est le chargé d’affaires d’une association de spéculateurs dont l’argent seul a fait le pouvoir, et qui sont aujourd’hui maîtres des banques, des grandes sociétés, des transports, des journaux, des entreprises d’armement, de tout ! Maîtres absolus d’un système social vassalisé, qui sert les avantages de quelques-uns aux dépens du plus grand nombre ! Ce système, nous l’avons vu à l’œuvre, ces dernières semaines ! Nous avons vu ses rouages compliqués briser une à une toutes les résistances ! Et c’est lui, aujourd’hui, qui vous jette, baïonnette au canon, sur la frontière, pour la défense d’intérêts qui sont étrangers, qui sont même funestes à la presque totalité d’entre vous !

Ceux qui vont se faire tuer, ont le droit de se demander à qui profitera leur sacrifice !
Eh bien, les premiers responsables, ce sont ces minorités d’exploiteurs publics, les grands financiers, les grands industriels qui, de pays à pays, se font une concurrence acharnée, et qui n’hésitent pas aujourd’hui, à immoler le troupeau pour consolider leurs privilèges, pour accroître encore leur prospérité ! Une prospérité qui, loin d’enrichir les masses et d’améliorer leur sort, ne servira qu’à assujettir davantage ceux d’entre vous qui échapperont au massacre !

Mais ces exploiteurs ne sont pas les seuls responsables. En chaque pays, ils se sont assurés, dans le personnel des gouvernements, des soutiens, des auxiliaires. Parmi les responsables, il y a, au second rang, cette poignée d’hommes d’État mégalomanes, dénoncés par le Kaiser lui-même.

Cette poignée de charlatans, de ministres, d’ambassadeurs, de généraux ambitieux qui, dans l’ombre des diplomaties et des états-majors, par leurs intrigues, leurs manœuvres politiques, ont froidement joué avec votre vie, sans vous consulter, sans même vous avertir, vous qui étiez les enjeux de leurs combines.

Car c’est ainsi : dans cette Europe démocratisée du 20e siècle, aucun peuple n’a su se réserver la direction de sa politique extérieure ; et aucun de ces parlements que vous avez élus, qui devraient vous représenter, aucun n’a jamais connaissance de ces engagements secrets, qui, du jour au lendemain, peuvent vous précipiter dans la tuerie !

Et, derrière ces grands responsables, il y a enfin, tous ceux qui ont rendu la guerre possible, soit en favorisant les agiotages de la haute banque, soit en encourageant de leur approbation partisane les ambitions des hommes d’État. Ce sont les partis conservateurs et les socialistes désormais leurs alliés, les organisations patronales en demande d’une nouvelle obéissance, la presse devenue toute nationaliste ! Ce sont aussi les Églises, dont les clergés constituent, en fait presque partout, une sorte de gendarmerie spirituelle au service des classes possédantes ; les Églises qui, trahissant leurs devoirs surnaturels, sont partout devenues les alliées et les otages des puissances d’argent ! »

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