Règle numéro 5 : Pas de Retour Possible !

Emmanuel Thomazo

paru dans lundimatin#175, le 22 janvier 2019

Tignasse anarchique enduite d’un gel bleu blanc rouge, jambes nues crottées de boue grise, bijoux de famille enveloppés dans un sac poubelle jaune, torse emballé dans de gros titres de papier glacé, auréolé d’un parfum de sueur poivrée et d’un nuage de mouches vertes, l’éboueur bénévole fit irruption dans la salle du Conseil Municipal en jonglant avec une demie douzaine de corbeaux décapités.

Evidemment, le garde chiourme de service à ses trousses le plaqua au sol, le ramassa et l’expulsa manu-militari.

Evidemment, le Maire me fusilla du regard en me signifiant de ne pas mentionner l’incident dans le procès-verbal de la séance consacrée à un tour d’horizon des problèmes sanitaires relevés par les citoyens responsables vivant sur le territoire de notre cité.

Les mouches vertes se réfugièrent dans les cadavres des corbeaux demeurés là, dans le grand vide logé au cœur de notre table ronde, et même si la question ne fut pas évoquée, chacun savait qu’elle hantait l’esprit de tous : il allait falloir de toute urgence procéder au recrutement d’un nouvel éboueur bénévole avant que le pourrissement ne s’empare de notre cité et ne gagne l’ensemble du monde, tout contaminant tout si vite désormais.

Mais la séance continua comme si de rien n’était.

Pour ma part, j’avais hâte qu’elle s’achève, car en tant que scribe bénévole, je n’avais pas le droit de mentionner cet énorme soupir que je sentais naître dans l’âme de notre impossible communauté d’existence, soupir qui nous enfermait dans une bulle où l’air se faisait de plus en plus rare.

A l’aube, je sortis, exténué. Tout autour de moi, les brasiers des émeutes de la nuit n’en finissaient pas de mourir. Au loin, des grenades explosaient, éparpillant les derniers acharnés vers les zones sauvages de la périphérie.

Je fis une halte à la Cour des Miracles, je pris un café à la machine publique.

Sur un écran géant, en 3D, tel un rêve capturé à l’épuisette, une mendiante en tutu rose pailleté d’or dansait, libellule éblouie, au dessus des ravins générés par un graphique illustrant un bilan financier. Affolant tous les indicateurs de tendance à la mort, elle dansait, dansait, dansait, inépuisable et légère, elle dansait à toute heure du jour et de la nuit, plus réelle que les pixels dont elle était composée.

Hormis moi, il n’y avait personne d’autre, excepté deux mercenaires drogués qui s’entrainaient au stand de tir virtuel, faisant des cartons sur des meutes de gros lapins jaunes aux dents de loup.

Le mur d’expression numérique était planté sur la fin d’un message énigmatique, et un autre :

… car avec la mort qui zone au bord du suicide et loge dans une horloge prise de vitesse, comment faire ?

(Car nous savons que faire, contrairement aux impuissants congénitaux, me dis-je, à part moi, sans l’ombre d’un sarcasme.)

Le blanchisseur ayant découvert une entrecôte dans sa taie d’oreiller, le coiffeur un pou lépreux dans sa couronne, la manucure de la cocaïne sous l’ongle de son index, le médecin un lingot d’or dans ses intestins, la reine le clitoris d’une rivale dans son porte-document, le roi sombra dans une profonde mélancolie et abdiqua ni vu ni connu.

Je quittai la Cour des Miracles, croisant les premiers sosies qui se hâtaient de rejoindre leurs postes de tavail.

Soudain, repensant à l’irruption de l’éboueur bénévole, pensant par ricochets à mon propre statut de scribe bénévole et au maire qui nous avait déclaré avec une morgue absurde que selon des informations obtenues en haut lieu la fin du monde commencerait demain, c’est à dire aujourd’hui, j’éclatai de rire pour la première fois depuis des siècles en cette cité.

Et je pris la décision de partir.

18 janvier 2019
Emmanuel Thomazo

[Photo : Jean-Pierre Sageot]
 

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :