Réflexions sur « Les Mondes de l’esclavage »

3e partie : Un point aveugle

Ivan Segré - paru dans lundimatin#315, le 29 novembre 2021

Ivan Segré rend compte pour lundimatin d’une somme sur l’esclavage parue en septembre aux éditions du Seuil. Après avoir, dans les deux premières parties de sa recension, souligné les forces et les faiblesses de l’ouvrage, il consacre la troisième et dernière partie à la question raciale, à savoir : pourquoi, dans le cas de l’esclavage colonial du Nouveau Monde, l’essor des plantations a-t-il conduit à déporter des millions d’hommes, de femmes et d’enfants issus précisément d’Afrique subsaharienne ?

La première partie de ces réflexions est accessible ici, la seconde . Pour une lecture plus confortable,vous pouvez télécharger le présent article en format PDF ici.

« Je pris pension Chez Hélène qui est l’unique hôtel, sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage la Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l’auberge un trou. »

Pierre Michon, La Grande Beune

La romancière Léonora Miano, dans un Epilogue aux Mondes de l’esclavage, évoque les trajectoires d’anciens esclaves du Brésil qui, retournés en Afrique, y devinrent des propriétaires d’esclaves. Nul déterminisme racial ne conduit en effet les uns à embrasser le statut de maîtres, les autres à subir celui d’esclaves. Mais l’histoire multiséculaire des traites dites « négrières » n’en a pas moins distillé son puissant venin et, à ce sujet, Miano observe : « La figure du Noir, telle que le monde la connaît aujourd’hui, voit le jour avec l’esclavage colonial européen » (p. 1089). Le propos conclusif de la romancière, relatif à l’émergence de la « figure du Noir », fait ainsi écho à celui de l’historien en introduction de l’ouvrage, Paulin Ismard soulignant que si l’invocation de « lois de la nature » fut commune à bien des sociétés esclavagistes, « ce n’est que dans les sociétés issues de la traite atlantique que la race acquit le pouvoir de hiérarchiser les collectifs humains et s’imposa comme un principe d’organisation du monde social » (p. 18). L’incontournable centralité de la traite atlantique dans une histoire de l’esclavage pourtant déclinée au pluriel est du reste une vérité en quelque sorte mi-dite par l’iconographie des Mondes de l’esclavage, réduite à une seule image placée en couverture de l’ouvrage, celle d’un esclave « nègre », photographie dont Ismard produirait la légende lorsqu’il écrit, en conclusion d’une contribution consacrée au « Corps » : « Il y a bien à cet égard une singularité – monstrueuse – de la modernité européenne, qui réside dans la racialisation des corps et des imaginaires. Or, c’est le propre de cet ordre racial d’avoir survécu à la fin de l’institution esclavagiste qui l’a pourtant enfanté. Tout se passe en effet comme si dans le discours raciste, le corps noir avait hérité des stigmates et du déshonneur attaché au corps de l’esclave » (p. 443).

La singulière et monstrueuse « racialisation des corps et des imaginaires » est en effet, non pas ce qui préside à la traite atlantique, mais ce qui en résulte, et lui survit, de même, conviendrait-il d’ajouter, qu’elle a survécu aux traites négrières arabo-musulmanes, dont des vestiges sont aujourd’hui encore observables en Lybie, terre de passage de migrants africains qui, en chemin vers l’Europe, se retrouvent parfois réduits en esclavage et vendus, à l’occasion de véritables marchés aux esclaves, telle une bête de somme : « Originaires surtout du Nigéria, du Sénégal et de la Gambie, les migrants sont capturés alors qu’ils font route vers le Nord de la Lybie, d’où ils comptent gagner l’Europe en traversant la Méditerranée » explique le site du journal Le Monde le 15 novembre 2017 [1]. Et le sort des migrants africains qui, ayant échappé aux esclavagistes, sont cependant arrêtés par la police n’est guère plus enviable. Didier Leschi, directeur général de l’office française de l’immigration et de l’intégration, le signale dans un opuscule consacré à la question migratoire : « Les migrants vont aujourd’hui dans des pays qui n’étaient auparavant que d’émigration. Au Maghreb, des dizaines de milliers de Subsahariens s’échouent dans divers pays. Les autorités les traitent avec une brutalité qu’ils dénonceraient si, dans les pays d’Europe, on se comportait de la même manière à l’égard de leurs ressortissants. En Algérie, sans autre forme de procès, la police peut vous déposer sans eau aux portes du désert en vous indiquant la direction du Sud. La Tunisie ou le Maroc ne se comportent pas mieux » (Ce Grand dérangement. L’immigration en face, Gallimard, 2020, p. 13-14).

Depuis les Etats-Unis d’Amérique jusqu’à l’Algérie ou la Lybie, la « racialisation des corps et des imaginaires » est la résultante d’une histoire multiséculaire des traites négrières, et comme sa relique adorée. Mais tandis que dans les pays arabo-musulmans, les marchands d’esclaves se sont continument approvisionnés à diverses sources, de même qu’aujourd’hui au Qatar les Népalais côtoient les Africains sur les chantiers de la future Coupe du monde de football, la traite atlantique a eu ceci de particulier qu’elle a déporté massivement, et de manière croissante, sur trois siècles (XVIe-XVIIIe), quasi exclusivement des hommes, des femmes et des enfants issus d’Afrique subsaharienne ; d’où la remarque d’Ismard : « ce n’est que dans les sociétés issues de la traite atlantique que la race acquit le pouvoir de hiérarchiser » ; disons plutôt : ce n’est que dans ces sociétés qu’elle acquit un tel pouvoir de discriminer en fonction de la couleur de peau. Et l’intensité de cette discrimination est donc la résultante de la traite atlantique, loin d’en être une explication. C’est aussi la conclusion à laquelle parvient Cécile Vidal dans le développement qu’elle consacre à « L’ordre de la race dans les mondes atlantiques, XVe-XVIIIe siècles » : « L’émergence de l’esclavage racial ne provint donc pas de l’assignation préalable d’une identité raciale justifiant la réduction en esclavage […] » (p. 929).

De fait, le caractère secondaire ou consécutif de l’assignation raciale est établi dès Montesquieu. Consacrant un célèbre chapitre de L’Esprit des lois à « l’esclavage des nègres », il en ressaisit l’enchaînement comme suit : l’extermination des Amérindiens anéantit la main d’œuvre disponible sur place, le développement de la plantation sucrière en suscite le besoin, la traite atlantique y répond, le racisme justifie ensuite le traitement inhumain réservé aux esclaves « nègres ». Mais s’il est acquis depuis longtemps que « l’esclavage racial ne provint donc pas de l’assignation préalable d’une identité raciale justifiant la réduction en esclavage », d’où provint-il ? Autrement dit, pourquoi s’en aller chercher des esclaves en Afrique subsaharienne plutôt qu’ailleurs et peut-on se satisfaire de l’enchaînement mis en lumière par Montesquieu ? C’est la question qui, à mes yeux, constitue le « point aveugle » des Mondes de l’esclavage. Elle est en effet l’objet d’un traitement équivoque, tant les affirmations des historiens à ce sujet, égrenées au fil des contributions, et toujours incidentes, se croisent, parfois se complètent, parfois se contredisent, en tout cas s’ignorent, sans que le lecteur ne puisse, à l’arrivée, y voir clair, mais seulement deviner « derrière l’auberge un trou ». Restituons donc, dans un premier temps, les énoncés des différents contributeurs portant sur les causes historiques de la traite atlantique, puis, une fois le « trou » mis en évidence, ouvrons, dans un second temps, d’autres livres.

I. Les causes de la traite atlantique dans Les Mondes de l’esclavage

Tout commence par une affirmation isolée, page 159, de M. E. V. Gutiérrez : « La chute dramatique des populations autochtones en raison des épidémies et des mauvais traitements ainsi que l’interdiction de l’esclavage amérindien en 1542 favorisèrent la traite transatlantique des esclaves africains ». A l’enchaînement connu depuis Montesquieu, Gutiérrez ajoute donc un nouvel élément, dont l’importance paraît d’emblée capitale : « l’interdiction de l’esclavage indien en 1542 ». Les « Lois Nouvelles » promulguées par l’empereur Charles Quint interdisent en effet aux conquistadores de réduire les autochtones en esclavage. Pour subvenir aux besoins de main d’œuvre, il faut dès lors importer une marchandise humaine depuis l’Afrique. Soit, mais l’explication suscite aussitôt une question : pourquoi la réduction en esclavage des Amérindiens est-elle interdite quand celle des Africains est autorisée, puis développée, s’il n’est pas question de « l’assignation préalable d’une identité raciale justifiant la réduction en esclavage » ? Gutiérrez n’y répond pas, laissant le lecteur avec sa question. Il poursuit le fil de son propos, consacré à l’esclavage dans la ville de Mexico entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

Poursuivant la lecture, nous découvrons page 183, sous la plume de B. Rushforth, un commencement d’explication. Abordant la question de l’esclavage amérindien dans les colonies du Canada au XVIIIe siècle, l’historien évoque les jeux d’alliances et de dés-alliances entre les colons anglais et français et les tribus amérindiennes, et les difficultés que cela induit pour les propriétaires d’esclaves amérindiens : « Le statut légal des esclaves amérindiens était par conséquent précaire, changeant au gré des retournements diplomatiques à mesure que les anciens ennemis devenaient de nouveaux alliés, ce qui invalidait les réclamations en justice des propriétaires d’esclaves. Par conséquent, dans les années 1730, beaucoup de colons préféraient les esclaves africains aux esclaves amérindiens, recherchant des travailleurs captifs dont le statut était garanti à long terme par des lois et coutumes françaises en vigueur depuis des décennies ». Se souvenant de l’observation de Gutiérrez au sujet de « l’interdiction de l’esclavage amérindien en 1542 », pour ce qui est des colonies ibériques, le lecteur voit alors se dessiner une piste : l’esclavage des Amérindiens était une question « politique », en ce sens que l’attitude à adopter envers les autochtones relevait des prérogatives de la puissance publique coloniale, de ses tactiques à géométrie variable, tandis que les esclaves « nègres », déportés depuis l’Afrique, n’en relevaient pas, ou différemment. Mais la piste, à ce stade, reste donc floue, d’autant que les situations varient grandement entre le Canada du XVIIIe siècle et les colonies ibériques du XVIe siècle.

Vient ensuite une observation de E. F. Paiva, page 238, qui permet au lecteur de mieux appréhender la situation qui prévaut au XVIe siècle dans les colonies ibériques, relativement aux pratiques esclavagistes des conquistadores : « Les premières expéditions menées dans les sertoes avaient d’abord eu pour but la capture d’autochtones, mais la possibilité de trouver de l’or et d’autres minéraux était déjà dans tous les esprits. Les premiers esclaves employés dans la prospection furent ces autochtones et leurs enfants métis (né de l’union des premiers conquérants avec des Amérindiens), et ce, en dépit d’une législation qui interdisait de les réduire en esclavage. Les esclaves africains furent, néanmoins, rapidement introduits en grand nombre dans la région ». Il est ainsi de nouveau question, au sujet des Amérindiens des colonies ibériques, d’une « législation qui interdisait de les réduire en esclavage ». Mais elle rencontrait donc des résistances, les conquistadores étant peu enclins à obéir à une législation qui allait à l’encontre de leurs intérêts immédiats. Reste que l’enchaînement décrit par Gutiérrez est confirmé par Paiva : à mesure que s’impose l’interdit de réduire en esclavage les Amérindiens, la traite atlantique se développe, précisément afin de pourvoir aux besoins de main d’œuvre, dans les mines d’abord, dans les plantations ensuite. Ce ne serait donc pas seulement l’anéantissement des autochtones, du fait des épidémies et des mauvais traitements, qui aurait enclenché le mécanisme de la traite atlantique, comme le pensait Montesquieu, mais aussi une « législation qui interdisait » pour les uns « de les réduire en esclavage », qui l’autorisait pour les autres. Or, pourquoi cette différence de traitement, si le préjugé racial n’intervient qu’après coup ?

Le lecteur devra attendre plus de quatre cents pages avant que la question n’émerge de nouveau, page 715, lorsque C. Vidal, s’intéressant aux différentes « Traites » esclavagistes dans l’histoire, introduit un nouvel élément d’explication : « Côté américain, c’est la conjonction entre un tarissement du flux des engagés européens après 1660 et une nouvelle disponibilité des esclaves africains apportés par la traite transatlantique qui expliquent le développement de sociétés de plantation esclavagistes dans la Caraïbe. Leur expansion territoriale créa ensuite une demande croissante en esclaves dans les colonies américaines qui entraîna un essor de la traite au cours du XVIIIe siècle ». Outre l’interdiction de l’esclavage amérindien en 1542, il y eut donc aussi « un tarissement du flux des engagés européens après 1660 ». Ces deux éléments contribuèrent au développement de la traite atlantique, devenue la principale source de main d’œuvre servile pour des sociétés de plantation en plein essor. Mais la question demeure : pourquoi une législation, dès 1542, interdit l’esclavage des Amérindiens mais autorise celle des Africains, si n’est pas en cause « l’assignation préalable d’une identité raciale justifiant la réduction en esclavage » ? Et cette question est en quelque sorte redoublée par une autre : comment expliquer que la source de main d’œuvre européenne, ou « blanche », est dite « tarie », tandis que la source de main d’œuvre africaine, ou « noire », est dite « disponible », si n’est pas en cause « l’assignation préalable d’une identité raciale » ?

C’est une centaine de pages plus loin que la question est enfin abordée de front, à l’occasion de la contribution de C. de Castelnau-L’Estoile : « Les Eglises chrétiennes face à l’esclavage atlantique (XVe-XIXe siècle) ». L’historienne y explique en premier lieu, page 864, qu’une bulle papale est à l’origine de la compromission de l’Eglise avec « l’esclavage des nègres » : « En 1455, par la bulle Romanus Pontifex, le pape accorda donc aux Portugais le monopole du commerce avec les royaumes africains. Le texte évoque l’évangélisation des populations transférées vers des terres chrétiennes en qualité d’esclaves, qu’ils fussent pris en guerre juste, l’Afrique apparaissant comme un lieu d’expansion de l’Islam, ou qu’ils fussent achetés à des marchands africains. La bulle n’innovait pas sur le plan juridique et restait dans le cadre des justes titres, mais, fait nouveau, elle donna son aval au commerce des esclaves africains au motif de l’évangélisation. En ce sens, elle inaugura des relations de compromission entre l’Eglise et l’esclavage qui ont duré tout au long de l’époque moderne ». La « compromission » en question concerne toutefois exclusivement « l’esclavage des nègres », puisque relativement aux Amérindiens, l’institution pontificale qui, à cette époque, dicte le droit international, prend bientôt le parti des hommes d’église qui défendent les Indiens, notamment Las Casas et Vitoria. L’historienne le souligne : « Leur position reçut l’appui du pape Paul III qui, par la bulle Sublimis Deus de 1537, proclama que les Amérindiens, comme tous les peuples de la terre, étaient aptes à être évangélisés et ne pouvaient pas être mis en esclavage au seul motif de leur nature » (p. 865). Les Lois Nouvelles des Indes promulguées par la Couronne en 1542 prenaient donc le parti de Paul III, lui-même rallié à celui de Las Casas. Mais pourquoi donc l’évangélisation des Indiens est-elle conçue par l’Eglise et l’Empire ibérique comme contradictoire avec leur réduction en esclavage, tandis que dans le cas des Africains, à l’inverse, l’Eglise « donna son aval au commerce des esclaves africains au motif de l’évangélisation » ?

C’est à cette question que tente de répondre plus loin l’historienne lorsqu’elle observe : « Dans leur grande majorité, les membres de l’Eglise […] acceptaient l’existence de cet esclavage africain pour des raisons pragmatiques et économiques » (p. 867). Le lecteur ne peut toutefois se contenter d’une telle explication, puisqu’aussitôt se pose la question de savoir pourquoi ces mêmes « raisons pragmatiques et économiques » ne valaient pas au sujet de la réduction en esclavage des Amérindiens ? Et de fait, le lecteur, au terme de la contribution de Castelnau-L’Estoile, reste avec sa question, puisqu’évoquant une dizaine de pages plus loin la manière dont l’institution pontificale, au XIXe siècle, a rallié, sinon initié le mouvement abolitionniste, l’historienne conclut : « Par un retournement notable, l’Eglise catholique considérait que l’évangélisation des Africains passait désormais par la lutte contre l’esclavage, alors que, pendant des siècles, elle avait estimé que l’esclavage favorisait l’évangélisation des Africains » (p. 878). Et le lecteur de s’interroger : si nulle assignation raciale ne préside à l’enclenchement de la traite atlantique, pourquoi, de 1455 à 1839, l’Eglise a-t-elle considéré d’une part que « l’esclavage favorisait l’évangélisation des Africains », tandis que dans le même temps, c’est-à-dire depuis au moins 1537, elle interdisait d’autre part l’esclavage des Amérindiens pour la raison qu’ils « étaient aptes à être évangélisés et ne pouvaient pas être mis en esclavage au seul motif de leur nature » ? 

C’est à Cécile Vidal qu’il revient de répondre à cette question, puisqu’elle seule, dans le reste de l’ouvrage, l’affronte à l’occasion de deux contributions, l’une relative aux « empires esclavagistes », l’autre à « l’ordre de la race dans les mondes atlantiques ». Dans la première de ces deux contributions, elle explique d’abord, page 885 : « La traite d’esclaves africains vers la péninsule ibérique demeura […] supérieure à celle vers les Amériques jusque dans les années 1570. Puis la demande américaine prit la première place en raison de la chute démographique des populations amérindiennes et de la conversion de l’économie brésilienne à la production sucrière ». Il s’agirait donc de revenir maintenant à l’enchaînement mis en lumière par Montesquieu : l’extermination des populations amérindiennes aurait contraint le colonisateur à développer la traite atlantique afin de répondre aux besoins de main d’œuvre suscité par l’essor des plantations sucrières. La même historienne a en outre évoqué dans une précédente contribution, nous l’avons vu, l’intervention d’un autre facteur : le « tarissement du flux des engagés européens ».

Le lecteur ne peut toutefois se satisfaire d’une explication associant « la chute démographique des populations amérindiennes » au « tarissement du flux des engagés européens », car s’il n’y a plus d’Amérindiens à asservir, pourquoi interdire de les réduire en esclavage ? Et de fait, C. Vidal elle-même ne semble pas convaincue par l’enchaînement de Montesquieu puisque, page 889, au sujet de l’esclavage amérindien, elle signale qu’il s’est perpétué malgré l’interdit dont il était objet : « Pratiquant eux-mêmes l’esclavage, les autochtones américains ne furent pas épargnés par la réduction en esclavage du fait des Européens. Le phénomène aurait touché entre 2,5 millions et 5 millions d’individus dans l’ensemble des Amériques entre la fin du XVe siècle et celle du XIXe siècle. Mais les Européens firent le choix de privilégier la traite transatlantique des esclaves et l’esclavage africain ». Ni « la chute démographique des populations amérindiennes », ni le « tarissement du flux des engagés européens » ne suffisent donc à rendre raison du recours à une main d’œuvre servile déportée depuis un troisième continent, mais bien « le choix de privilégier la traite transatlantique des esclaves et l’esclavage africain » (je souligne). Or, qu’est-ce qui préside à un tel « choix », si ce n’est pas une assignation raciale, laquelle en est la conséquence, non la raison ?

L’historienne tente d’y répondre quelques lignes plus loin : « Outre l’implication de l’Eglise dans la protection des droits des Amérindiens, les raisons en étaient que la Couronne cherchait à coloniser les terres indigènes, que les autochtones devaient être préservés pour payer le tribut, et qu’il importait de réduire le pouvoir des conquistadores sur lesquels la monarchie s’était d’abord appuyée pour les gouverner. L’esclavage africain fut présenté comme une alternative acceptable » (ibid.). Cette phrase, bien isolée, mériterait, c’est le moins qu’on puisse dire, d’être davantage développée, documentée et précisée, car en quoi la colonisation des terres indigènes était-elle contradictoire avec la réduction de leurs habitants en esclavage ? Et en quoi celle-ci empêchait-elle de prélever un « tribut », lequel, dans la longue histoire de l’assignation de masses sédentaires à des fonctions productives, fut parfois extorqué au moyen de l’esclavage ? Reste qu’un nouvel élément d’explication intervient donc ici : « réduire le pouvoir des conquistadores ». Ceux-ci avaient en effet asservi massivement les indigènes, processus d’où ils tiraient richesses et pouvoir, au point d’inquiéter la puissance publique, c’est-à-dire la Couronne. Et c’est donc l’une des raisons, si non la raison pour laquelle les Lois Nouvelles des Indes de 1542 interdisent la réduction en esclavage des autochtones et, ce faisant, confirment l’engagement du pape en ce sens cinq ans auparavant, lors de la bulle Sublimus Deus de 1537. Mais si la puissance des colons, au regard de la Couronne, réside dans le fait qu’ils sont propriétaires d’esclaves, alors cette puissance compromet pareillement le pouvoir de la Couronne qu’ils soient propriétaires d’esclaves amérindiens ou africains. Reste donc la question de savoir pourquoi les autorités théologico-politiques, à savoir l’institution pontificale et la Couronne, prennent position pour Las Casas, le défenseur des Indiens, tandis qu’elles continuent de cautionner, sinon activement, au moins passivement, la traite « négrière », ce que l’historienne résume en une formule, page 893 : « En revanche, le recours à l’esclavage africain, contrairement à celui des Amérindiens, ne suscita longtemps aucun débat ». De fait, c’est seulement en 1839 que l’institution pontificale prend officiellement position contre la traite atlantique.

Dans une autre contribution, intitulée « L’ordre de la race dans les mondes atlantiques », C. Vidal revient pour la dernière fois sur ce problème capital, dont il ne sera plus question ensuite dans l’ouvrage : pourquoi l’Afrique subsaharienne a-t-elle servi à alimenter les besoins du Nouveau Monde en main d’œuvre servile ? Elle y introduit un nouvel élément d’explication : « La pluralité des flux de traite en Méditerranée assurait […] une grande diversité dans les origines des esclaves. Mais la démographie des esclaves changea avec l’investissement des Portugais dans la traite d’esclaves depuis l’Afrique de l’Ouest à partir de 1441 et le tarissement de l’approvisionnement en esclaves provenant de la Mer Noire et des Balkans en raison de l’expansion ottomane » (p. 926). Avec la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, la traditionnelle traite des slaves est en effet compromise, quand dans le même temps les marins portugais, grâce à de nouvelles techniques de navigation hauturière, parviennent à longer les côtes occidentales de l’Afrique et, de la sorte, à frayer une nouvelle « route des esclaves ». Mais cette nouvelle configuration n’explique en rien le choix de privilégier la déportation d’esclaves africains dans le Nouveau Monde plutôt que l’asservissement sur place des populations amérindiennes.

C’est alors que l’historienne en vient à l’émergence d’un « ordre racial », lequel s’imposerait très tôt aux esprits européens, et se développerait à mesure que les navigateurs portugais déportent des Africains capturés ou achetés le long des côtes : « L’esclavage fut ainsi associé à la couleur à partir de la fin du XVe siècle ». Elle relève en outre qu’avec la bulle Romanus Pontifex de 1455, qui suit de près la prise de Constantinople, l’Eglise accorde au royaume portugais un « blanc-seing pontifical à l’achat d’esclaves en Afrique » (p. 927). Enfin, elle en vient à la différence de traitement selon qu’il s’agit des Amérindiens ou des Africains : « Au XVIe siècle, la poursuite de l’expansion impériale et coloniale des Ibériques contribua à compliquer, dans un premier temps, l’association nouvelle entre esclavage et noirceur. L’esclavage fut d’emblée un des modes d’exploitation des Amérindiens. Mais les exactions qu’ils subirent furent dénoncées en Espagne, de sorte que l’esclavage amérindien fut interdit par les lois nouvelles de 1542 » (ibid.). Des hommes d’église, tels le célèbre Las Casas, prirent en effet la défense des Indiens, mais contribuèrent aussi à diffuser « l’idée que l’esclavage africain devait compenser la liberté amérindienne » (ibid.). Or, c’est précisément là notre question : pourquoi cette différence de traitement si « l’assignation raciale » n’est pas en cause ?

La difficulté ne semble pas échapper à l’historienne, mais elle peine apparemment à la résoudre. En effet, elle se risque d’abord à placer au commencement ce qui est censé n’apparaître qu’après coup : « La pensée raciale joua un rôle autant dans l’interdiction de l’esclavage amérindien que dans la justification de l’esclavage africain » (ibid.). Justifiant ce propos, elle explique que la question de savoir si les indigènes du Nouveau Monde appartenaient à la race « adamique » a été débattue par les théologiens, et que c’est le courant soutenant cette appartenance qui l’a emporté : « Puisant dans l’idéologie de la pureté de sang, la prohibition de l’esclavage amérindien reposa sur l’idée que le sang amérindien était aussi pur que celui des païens contemporains du Christ entrés dans la communauté chrétienne » (p. 928). La conclusion ne s’imposa pas, en revanche, au sujet des Africains ; d’où leur différence de traitement. C’est du moins la conclusion, pour l’heure, de l’historienne : « la thèse de la pureté amérindienne suggérait que les indigènes méritaient un meilleur statut que celui des Africains déportés » (ibid.). Et une fois posé les fondements d’une « pensée raciale » justifiant cette différence de traitement entre Amérindiens et Africains, le processus de racialisation alla croissant : « Dans les Empires atlantiques ibériques, la corrélation entre liberté amérindienne et esclavage africain contribua à sa racialisation, en confortant l’idée que seuls les Africains avaient vocation à être esclaves » (ibid.). Reste que ce serait donc, à la suivre, une assignation raciale qui déclencherait l’essor de la traite atlantique, ce qui contredit, ou du moins relativise beaucoup le propos introductif d’Ismard selon lequel c’est l’institution esclavagiste issue de la traite atlantique qui a « enfanté » l’ordre racial, et non l’inverse.

C. Vidal n’en reste cependant pas là, puisqu’elle en vient aussitôt après à l’émergence, dans les milieux ecclésiastiques, d’un « débat sur la traite transatlantique des esclaves africains », mais qui n’eut pas « la même intensité, ni le même retentissement public ou encore les mêmes effets » (ibid.) que le débat analogue au sujet des Amérindiens. Et la raison en est, explique-t-elle succinctement, que dans le cadre de la traite atlantique, « le droit de propriété l’emportait » (ibid.) sur les considérations théologiques ou morales. Mais en ce cas, pourquoi le « droit de propriété » des conquistadores sur leurs esclaves amérindiens ne l’a-t-il pas également emporté ? L’historienne conclut, pour finir :

« Dès lors, la commercialisation de l’esclavage était dissociée de la captivité et du rachat de captifs. Le passage du milieu condamnait les Africains à l’esclavage-marchandise à vie et, ainsi, à la subordination raciale. L’émergence de l’esclavage racial ne provint donc pas de l’assignation préalable d’une identité raciale justifiant la réduction en esclavage, il résulta de l’acceptation de nouvelles modalités de réduction en esclavage qui allaient à l’encontre du système idéologique de justification de l’esclavage par les ibériques. Plus que ce que les Européens disaient alors des Africains, c’est ce qu’ils acceptèrent de leur faire en dépit de leurs normes et valeurs traditionnelles qui informa le processus de racialisation » (p. 928-929).

C’est peu dire que son propos conclusif n’est pas d’une immense clarté, et il l’est d’autant moins qu’il achève, nous l’avons documenté, une succession de remarques incidentes tout au long de l’ouvrage, parfois complémentaires, parfois contradictoires, mais ne prenant jamais la forme d’une explication cohérente. Et les derniers mots du livre à ce sujet sont symptomatiques de la sévère dévaluation conceptuelle qui entoure cette question pourtant capitale : « Plus que ce que les Européens disaient alors des Africains, c’est ce qu’ils acceptèrent de leur faire en dépit de leurs normes et valeurs traditionnelles qui informa le processus de racialisation ». Est-ce à dire que les normes et valeurs traditionnelles des Européens, du XVe au XVIIIe siècle, étaient rigoureusement anti-esclavagistes, comme en témoignent les législations successives interdisant l’esclavage des Amérindiens, et qu’il faut donc se résoudre à envisager l’histoire de la traite atlantique comme une entorse à ces normes et valeurs ? Et quelles seraient en ce cas les causes historiques d’une telle anomalie, si ce n’est pas « l’assignation préalable d’une identité raciale » ?

Comme il n’est plus question de ce problème historique dans les pages qui suivent, il revient finalement au lecteur, au terme de l’ouvrage, de s’efforcer de réunir les éléments dispersés au fil des contributions et de tâcher d’en dégager un fil directeur qui restitue la logique de la traite atlantique et réponde à la question : s’il est acquis que ce n’est pas « l’assignation préalable d’une identité raciale justifiant la réduction en esclavage » qui peut en rendre raison, pourquoi les autorités théologico-politiques occidentales ont-elles interdites l’esclavage des Amérindiens dès le XVIe siècle, tandis qu’elles ont autorisé, encadré et parfois stimulé la traite des esclaves Africains du XVe au XIXe siècle ? Ne pouvant s’appuyer, pour retrouver son chemin, sur de petits cailloux égrenés en désordre et parfois peu sûrs, le lecteur en est donc finalement réduit à ouvrir d’autres livres.

II. La synthèse de Kenneth Pomeranz

Voyons comment la question des raisons de « l’esclavage des nègres » est posée et résolue dans l’historiographie anglo-saxonne. Pour ce faire, plutôt que de compulser des dizaines d’ouvrages, nous proposons de nous reporter au grand livre de Kenneth Pomeranz paru en 2000 : Une Grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale (trad. fra. P. Minard, Albin Michel, 2010). L’auteur consacre en effet un important paragraphe à cette question, dans lequel il synthétise les acquis de la recherche historiographique à ce sujet :

« Que les esclaves africains soient devenus la principale force de travail dans un si grand nombre de colonies du Nouveau Monde s’explique par bien des raisons. Et d’abord et avant tout autre chose, par l’étonnant taux de mortalité qui frappa les peuples du Nouveau Monde au contact des Européens, le plus souvent par la transmission de maladies. Peu des pauvres de l’Ancien Monde, nous l’avons vu, étaient à même de payer leur propre passage avant 1800 ; et à quoi bon les transporter si l’on ne pouvait les contraindre à produire des denrées exportables ? Une réduction franche des Européens en esclavage était inacceptable, ce qui impliquait des contrats qui se termineraient par la liberté et l’octroi d’une terre. A mesure que les taux de survie des Européens (et des Africains) dans le Nouveau Monde commençaient à s’améliorer, ce procédé devint trop coûteux pour la plupart des propriétaires de plantations ; ils préférèrent payer plus cher au départ, pour se procurer un esclave qu’ils n’auraient jamais à libérer. On réduisit parfois en esclavage les peuples du Nouveau Monde survivants (particulièrement au Brésil) ; mais pour diverses raisons, les planteurs préféraient les Africains. Les autochtones du Nouveau Monde étaient réputés fragiles, parce qu’un si grand nombre d’entre eux étaient mort au contact des Européens ; et certains Européens, une minorité en tout cas, étaient hostiles à leur réduction en esclavage (mais non à celle des Africains…) sur des bases humanitaires. Les Amérindiens pouvaient beaucoup plus facilement fuir et faire cause commune avec ceux des autochtones des environs qui avaient échappé à la conquête ; ce que les Africains firent parfois aussi. La soumission des autochtones s’était considérablement ralentie au terme du premier demi-siècle : les pires ravages de la variole avaient fait leur preuve, et divers peuples indigènes avaient commencé à acheter armes à feu et chevaux ; en bref il n’était pas toujours facile de se procurer des esclaves du cru. En revanche, l’important trafic d’esclaves qui avait cours à l’intérieur de l’Afrique y rendait l’acquisition de ceux-ci relativement aisée pour les Européens, tant qu’ils disposaient des biens convoités par leurs propriétaires. Du reste, pour les monarchies espagnole et portugaise, la traite atlantique était préférable aux razzias dans le Nouveau Monde : il s’agissait en effet d’un commerce facile à contrôler et à taxer » (p. 396-397).

La synthèse de Pomeranz délivre des éléments d’explication que nous retrouvons fort logiquement parmi les contributions qui composent Les Mondes de l’esclavage, à savoir principalement l’effondrement démographique des populations amérindiennes et le tarissement du flux des engagés européens. Mais comme nous l’avons observé, cela reste très insuffisant pour répondre à la question posée : pourquoi les Africains sont-ils devenus « la principale force de travail dans un si grand nombre de colonies du Nouveau Monde », tandis que l’esclavage des Amérindiens fut interdit dès la première moitié du XVIe siècle ?

Pomeranz apporte toutefois une autre explication qui, elle, n’apparaît pas dans Les Mondes de l’esclavage : « les planteurs préféraient les Africains », parce que ces derniers étaient plus résistants physiquement, plus aptes au travail dans les plantations et en outre moins susceptibles de se révolter ou de fuir. Cette explication persiste depuis les origines jusqu’à nos jours et figure notamment dans Capitalisme et esclavage d’Eric Williams (1945, réédition Présences Africaines, 2021) : observant que « Le premier exemple de commerce d’esclaves et de main d’œuvre esclavagiste dans le Nouveau Monde ne concerne pas le Nègre mais l’Indien », il assure que la transition de l’un à l’autre fut rendu nécessaire par le « faible rendement » (p. 25) de l’Indien au regard de l’Africain : « Accoutumés à une existence libre, leur constitution et leur tempérament étaient mal adaptés aux rigueurs de l’esclavage dans les plantations » (p. 23) ; Williams paraissant même entériner la conclusion d’un historien (Basset), qu’il cite sans guère le critiquer : « L’esclavage indien et la servitude blanche durent céder le pas à l’endurance, la docilité et la plus grande capacité de travail de l’homme noir » (p. 44). J’ai soigneusement réfuté cette explication dans la troisième partie de L’Occident, les indigènes et nous, en montrant notamment qu’elle témoignait davantage de la prégnance du préjugé racial jusque dans les plis et replis du discours historiographique le plus innocent (en l’occurrence celui de Williams) que d’une réalité empirique. Et il convient donc de se féliciter que l’argument ait enfin disparu, du moins pour ce qui est des contributions qui composent Les Mondes de l’esclavage.

Une autre explication avancée par Pomeranz qui ne figure pas, du moins sous cette forme, dans l’ouvrage paru au Seuil est celle d’une difficulté croissante à « se procurer des esclaves du cru », tandis qu’à l’inverse « l’important trafic d’esclaves qui avait cours à l’intérieur de l’Afrique y rendait l’acquisition de ceux-ci relativement aisée pour les Européens ». Le problème est que cette explication souligne la question posée plutôt qu’elle n’y répond, dès lors que la difficulté à « se procurer des esclaves du cru » provenait notamment de l’interdiction théologico-politique de réduire les Amérindiens en esclavage. Quant à la facilité avec laquelle ces mêmes autorités pouvaient taxer et contrôler le commerce des esclaves africains, elle ne semble pas déterminante, puisque taxer et contrôler la traite d’esclaves amérindiens n’eût pas été une entreprise tellement différente.

Finalement, les raisons de « l’esclavage des nègres », à s’en tenir à la synthèse produite par Pomeranz, paraissent donc résider principalement dans les points de suspension qui concluent sa parenthèse lorsqu’il évoque des forces coloniales « hostiles » à la réduction en esclavage des Amérindiens « (mais non à celle des Africains…) ».

III. L’Occident, les indigènes et nous

Qu’on se tourne vers l’historiographie contemporaine espagnole (Gutiérrez, Paiva) et française (Vidal, Castelnau-L’Estoile), ou anglo-saxonne (Pomeranz), les raisons de « l’esclavage des nègres » apparaissent donc difficilement décelables, tant les explications avancées peinent à former un ensemble architecturé, cohérent et fondé. Or, que les propriétaires de plantation et les marchands d’esclaves n’aient pu déporter massivement des paysans européens, une fois taris les flux d’engagés volontaires, c’est fort compréhensible, le début du XVIe siècle étant l’époque de ce que les historiens ont appelé le « second servage » : afin de développer une agriculture d’exportation à destination des villes d’Europe de l’Ouest en plein essor, les seigneurs d’Europe orientale resserrent l’étau féodal sur une force de travail qu’il s’agit d’exploiter sur place, outre que la traditionnelle traite des slaves est compromise par l’expansion de l’Empire ottoman dans les Balkans ; de même, qu’ils n’aient pu déporter en masse des paysans asiatiques est fort compréhensible : les Etats industrieux d’Asie n’étaient pas enclins à livrer leurs paysans aux marchands d’esclaves européens, et le rapport de force n’était pas favorable à ces derniers, ou pas suffisamment. Mais comment rendre raison du fait que les autorités théologico-politiques ont interdit la réduction en esclavage des Amérindiens d’un côté et, de l’autre, autorisé, voire stimulé la traite « négrière », si nul préjugé ne stigmatise la peau noire plus que les yeux bridés ou les cheveux blonds, avant que « l’esclavage des nègres » n’ait lentement, au fil des décennies, des siècles, déterminé l’association d’idées entre une couleur de peau et un statut social ?

C’est ce problème que je me suis efforcé de clarifier dans la troisième partie de L’Occident, les indigènes et nous, ouvrage paru aux éditions Amsterdam en février 2020. J’y démontre que la différence de traitement entre indigènes, selon qu’ils habitent le Nouveau Monde ou l’Afrique, tient principalement à deux choses : a) les indigènes du Nouveau Monde, étant des autochtones, sont les sujets « naturels » de l’autorité théologico-politique, soit la puissance publique qui prend possession des terres découvertes et institue sa légitimité en exerçant une fonction gouvernementale sur ces populations, raison pour laquelle elles doivent être impérativement soustraites à l’appropriation privée des conquistadores, d’où l’interdiction de leur réduction en esclavage, réitérée avec constance par l’Eglise comme par la puissance publique durant trois siècles ; à l’inverse, les Africains, déportés depuis un autre continent, y sont des étrangers, raison pour laquelle s’applique exclusivement dans leur cas le droit de propriété d’un maître sur l’esclave qu’il a acquis au moyen d’un échange marchand ; b) la distinction entre autochtones, sujets de la puissance publique, et étrangers, propriétés privées d’un maître, s’est trouvée recouper une autre distinction vouée à jouer un rôle crucial avec l’émergence de la révolution marchande du XVIe siècle : tandis que dans le Nouveau Monde, du fait de l’effondrement des institutions autochtones, politiques, économiques et guerrières, la réduction en esclavage des indigènes supposait d’organiser leur capture, dans le cas de l’Afrique, celle-ci pouvait être déléguée aux chefs de guerre et marchands africains, lesquels étaient ainsi chargés de produire les esclaves que les Européens achetaient ; autrement dit, à la capture, geste caractéristique d’un capitalisme que Max Weber qualifie d’aventurier, se substituait, dans le cas des esclaves africains, l’échange marchand, geste caractéristique, cette fois, d’un capitalisme prétendument rationnel et éthique. Et c’est alors que « par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l’auberge un trou » : l’échange marchand qui est au fondement du salariat, Marx, le premier philosophe à envisager la traite atlantique sous son jour véritable, comprit qu’il relevait, en dernière analyse, d’une capture, le prolétaire étant, analogue en cela à l’esclave, le vaincu d’une guerre prétendument « juste » qui ne dit pas son nom [2].

*

En complément du bel ouvrage paru aux éditions du Seuil en septembre 2021, je ne saurai donc trop vous conseiller la lecture de L’Occident, les indigènes et nous. Et j’ajouterai encore quelques mots à ce sujet. Ayant, à l’occasion de la rédaction de cette partie du livre consacrée aux raisons de « l’esclavage des nègres », épluché soigneusement les écrits d’un important historien français, Olivier Grenouilleau, et observé combien il peinait, sur près de deux décennies, à arrêter une explication, consacrant même un développement précis et documenté à ses tâtonnements (voir « Raisons et déraisons dans l’historiographie française », pp. 333-344 de L’Occident, les indigènes et nous), j’ai donc été agréablement surpris de constater qu’enfin, en septembre 2021, un an et demi après la sortie de mon livre, il était parvenu à une conclusion quasi identique, ou du moins fort voisine de la mienne (l’ayant toutefois délestée de son armature politique, philosophique et mystique).

En effet, dans son Christianisme et esclavage paru en septembre dernier chez Gallimard, il explique, au sujet de la différence de traitement entre Amérindiens et Africains, qu’il convient de distinguer d’une part le dominium de l’autorité théologico-politique, lequel « s’exerce sur des peuples autochtones, résidants, que l’on administre », d’autre part la « propriété de maîtres privés », laquelle s’exerce cette fois sur « les personnes arrivées du dehors, comme esclaves », « personnes » qui, pour cette raison, « ne sont pas considérées comme sujet à part entière du monarque chrétien » (p. 531). Grenouilleau répugne apparemment à qualifier d’étrangers ces « personnes arrivées du dehors », mais c’est bien le sens de sa distinction : d’un côté des autochtones, sujets naturels de la puissance publique qui institue son autorité sur les terres découvertes et conquises, de l’autre des étrangers, propriétés privés d’un maître, immigrés dans le Nouveau Monde à ce titre.

Comme il n’est pas question d’envisager une seule seconde qu’un historien de l’esclavage de la stature intellectuelle et académique de Grenouilleau ait pu s’en aller chercher cette idée chez un modeste contributeur de Lundi Matin, en outre continument « disqualifié » par l’institution universitaire depuis de longues années, non au prétexte de sa couleur de peau, mais en raison du caractère insuffisamment « académique » de ses travaux, concluons simplement que les grands esprits se rencontrent. Et citons pour en finir, non pas tant avec le jugement de Dieu qu’avec celui de la bourgeoisie universitaire, l’innommable Samuel Beckett, lequel, en une savante didascalie, revisite l’intime connexion entre capture, socialité esclavagiste et messianisme : « Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celui-ci au moyen d’une corde passée autour du cou, de sorte qu’on ne voit d’abord que Lucky suivi de la corde, assez longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse » (En attendant Godot).

[2Voir, également, le beau livre de Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, La Fabrique, 2010, qui est tout entier consacré au paradigme de la capture dans l’histoire d’une économie politique dont il suit le fil depuis Nemrod jusqu’à l’époque moderne.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :