Récessivité et non-sens

Fred Moten

paru dans lundimatin#357, le 2 novembre 2022

Fred Moten est poète et théoricien des black studies. Il est notamment l’auteur avec Stefano Harney de Les sous-communs, planification fugitive et étude noire récemment traduit et publié en français. Nous publions ici une intervention prononcée à l’occasion de « More Than a Manifesto : The Poet’s Essay », une rencontre organisée par Dorothea Lasky à la New York University, en mars 2018. Le texte, inédit en anglais, a été repris et révisé par l’auteur. Toutes les notes sont de la traductrice.

1.

Dans « La blanchité comme propriété », Cheryl Harris analyse la blanchité comme une propriété, c’est-à-dire comme un mode de la propriété, comme une chose qui peut être possédée et échangée, comme une chose dont cellui qui la possède peut faire commerce et tirer profit. Ce faisant, Harris nous permet et nous demande de penser la blanchité non seulement comme une propriété, ou comme propriété, mais aussi comme le principe de la propriété. Disons ceci, mais seulement pour le plus bref des instants : si la blanchité est propriété, alors la noirceur est la manière active et animaterielle de survivre à l’impropriété. Plus + moins que l’objection à (ou l’abjection de) la propriété, plus + moins que la simple opposition à la propriété, la noirceur est à la fois la critique de la propriété et la célébration de la dépossession. Que la noirceur soit à la fois la critique de la propriété et la célébration de la dépossession, cela signifie que la critique est anticipatrice, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement située avant cela qu’elle critique, mais aussi qu’elle porte ce qu’elle critique à la presque-existence. Ce que Karen Barad pourrait appeler le tout-à-la-fois intra-actif de l’anticipation instancie ainsi la célébration, non seulement comme plaisir, mais aussi comme solennité en masse*. Saidyia Hartman nous a beaucoup appris sur une certaine forme de cruauté – donnée dans et comme la brutalité du pouvoir réactionnaire et régulateur de la propriété. Et l’anesthétique débilitante de l’emprise qui est à l’œuvre dans cette cruauté n’est autre, à son tour, que la propriété la plus fondamentale du concept comme tel. Il n’y a pas eu de plus terrible fardeau, fardeau dont nous refusons par avance l’imposition, et pas de plus terrible beauté, beauté que nous ne cessons de tourner et de retourner dans des bascules toujours plus performatives, que d’être ainsi enjoint·es à célébrer la dépossession. Bien que la possession constitue la motivation et la constitution non seulement du monde mais encore de l’idée même de monde, l’existence terrestre porte en elle la possibilité d’un être-sans-foyer, un être-sans-abri auquel personne, à en croire la théorie de la personnalité, ne saurait survivre. De ce point de vue, ni l’espoir ni même le combat pour trouver sa place en ce monde, ni aucun geste ni aucun mouvement en direction de l’autre monde ne suffisent. Tout cela pour dire que dire que la blanchité est propriété revient à dire que la modalité par laquelle la blanchité peut “vivre” – ou : la modalité selon laquelle on l’endure, selon laquelle on lui survit –, cette modalité est spatiale. Mais cela signifie, en retour, que la blanchité n’est pas seulement cette manière vénale, brutale, vicieuse de prendre de l’espace : elle est plutôt la manière dont la soi-disant subjectivité est constituée comme coordination spatiale ou plus précisément comme coordination spatio-temporelle. Si bien que la blanchité est aussi manifeste comme une manière brutale d’occuper ou d’accaparer le temps des autres. Mais être un sujet, être une personne, être blanc, ce n’est pas seulement cette manière infecte d’occuper l’espace-temps. Ce qui est en jeu, plutôt, c’est la confluence – ce placement ou cet enlotissement sans contenu mais non dépourvu de sens – par où la blanchité, la subjectivité et la spatio-temporalité (sanguinaire et non dépourvue de sang) ont tellement convergé, se sont tellement mises à se constituer l’une l’autre qu’elles en sont venues à se donner comme la constitution mutuelle de ce que cela veut dire qu’être au monde. Une manière spéciale de décrire cette confluence – spéciale, parce qu’il s’agit d’une intensification profonde de l’exaltation et de la honte qui l’accompagne –, c’est d’être poète, ce qui signifie : être citoyen, être citoyenne du monde de la poésie. Quoi que cela ait voulu dire, que de s’installer à l’intérieur de cette manière coloniale d’occuper la terre (où l’on peut dire que læ poète (dés)hérite de l’air et de la boue et de la chair qu’iel n’aime pas), la noirceur, dans sa terrestrialité invétérée, est à la fois plus + moins que cela.

2.

Je suppose qu’on pourrait dire que si la blanchité est l’esthétique transcendantale, alors la noirceur est l’esthétique immanente et imminente. [1] Mais cette proposition, elle aussi, est bien trop simple pour qu’on puisse la conserver sans la triturer. La noirceur n’est pas un pôle ; c’est un refus impur de la bipolarité. Après tout, comme le dit Nathaniel Mackey, nous sommes des anges de poussière [2], et nous ne pouvons pas oublier les asymétries de la souveraineté, l’isolation apollinienne de la souveraineté, sa singularité sociopathe, la blancheur optique de sa blanchité, sa tendance à être ou à se comporter en solitaire. Les États n’ont pas le droit d’exister. Mais qu’en est-il des peuples ? Qu’en est-il des gens ? Les personnes ont-elles le droit d’exister ? Et les poètes ? Peut-être que l’existence oblitère l’économie des droits. Les personnes peuvent-elles s’autodéterminer ? Les atomes sont-ils capables d’autodétermination ? Est-ce que la sorte de déterminisme désirée par Einstein et par Bohm implique quelque chose de l’ordre d’une autodétermination physique plus vaste de, et dans, la nature ? Ces deux sortes de détermination sont-elles apparentées ? Telles sont les questions que pose l’étude noire, dans l’idiome ouvert qu’est la poésie noire. Ce qui se révèle dans leur itération c’est qu’il n’y a pas de fondement ontologique, esthétique, politique, physique ou métaphysique dont l’étude noire ne perturbe le repos.

3.

Quand J. Kameron Carter demande : quels sont les termes divins qui garantissent la souveraineté politique et esthétique humaine [3] ?, et s’il nous posait la question de savoir : quels sont les termes humains qui garantissent la souveraineté ? Pourquoi l’Homme est-il devenu Dieu ? Quels protocoles de surreprésentation froide reproduisent en série cette psychose collective qu’on pourrait appeler (pour rire, et en écho comique à l’écho élégant que Carter propose de la formule de Sylvia Wynter [4]) le stade du miroir d’Anselme ? (Anselme le saint, je veux dire, pas Anselm Berrigan, aussi saint celui-là fût-il [5].) Et si le premier pas tenait à la présomption d’un corps ? Et je le demande à Gayle Salamon [6] : qu’est-ce que cela veut dire, présumer un corps, assumer un corps, endosser un corps, se prendre pour un corps et pour un soi, et s’en recouvrir ? Et que reste-t-il au-delà de cette adresse ? Et si cette adresse, cette vulnérabilité agressivement impossible et que nous pouvons refuser, et si cette colonisation projective était la souveraineté, l’homme ? Et si l’endossement ou la saisie de la blanchité était, en quelque sorte, un pas franchi à l’intérieur de ce pas qui est continuellement réactivé quand la propriété impose et supervise l’octroi et la saisine des propriétés et des noms ? Et pendant ce temps-là, l’émeute, la mutinerie, la grève générale, le travail implacable, la tragicomédie sous-commune – sa vie antinomique d’écarts et de querelles, sa dissolution, sa dispersion, sa propagation, sa foi transsubstantielle – ont toujours déjà l’air d’avoir été une chose noire, une chose à laquelle on ne comprend rien et qui dépasse tout entendement. Et en effet, ça n’est pas une chose. Pourrions-nous parler en apposition à l’étalage insubstantiel de cela qui est phoniquement anasubsantiel ? Pourrions-nous faire grand cas, et partager et prendre part à l’émeute des femmes noires (je veux dire par l’écriture, « en rangs acérés, en marées, en rafales [7] ») ? La substance et la souveraineté sont-elles si liées l’une à l’autre – la substance étant la matière réellement physique qui est dotée d’une masse, qui occupe un espace, qui a sa place sur la ligne du temps –, qu’il nous faut imaginer quelque chose comme une matière physique irréelle ou plus proprement surréelle si nous voulions ne plus avoir le corps, c’est-à-dire l’homme, sur le dos ou dans l’œil ? Voilà des questions à adresser à Gwendolyn Brooks et Alice Walker, et que Brooks et Walker nous apprennent à poser. Pendant ce temps-là, Octavia Butler, Toni Morrisson et Hortense Spillers – en cette année enchanteresse de 1987 – nous apprennent que la chair est cette matière physique surréelle qui ne possède pas, qui n’occupe pas d’espace, et elles en parlent de telle sorte que ce qui est en jeu, c’est la nécessité d’exhabiter plus emphatiquement encore la chair, qui est cette chose autre que, renfermée dans, retenue ou réduite par le corps, qui est donc apposée au corps, à l’esthétique et à la poétique du soi, qui sont la présomption du corps, son animation vampirique [8]. Ils détestent notre chair et ils veulent la détruire, et en détruire la mémoire. Cette contrainte génocidaire se donne comme le vol, la capture du corps, qui s’ensuit de son imposition brutale, une opération duelle dont la durée est un claquement de fouet, un bruit de fusil, ou la promesse chuchotée d’un rapt à venir. Mais oh, ce que pourrait une poétique de la chair ! Oh, ce que pourrait une poétique de l’oubli du soi ! Si seulement on pouvait parler (de) (au travers) (comme) la chair, si seulement on pouvait parler dans ses termes ; mais la chair n’a pas de termes, et on ne peut pas, seul(ement), parler. Et pourtant, nous l’aimons pour ce qu’elle nous donne. N’ayant aucune masse, la chair est la célébration critique de la masse. La chair est déplacement, déformation gravitationnelle, transformation. La chair est le non-sens de l’irréductiblement consenti, la jam cénobitique. La chair est récession (recess) [9]. C’est ce qu’elle dit, et elle le dit, dit Akilah Oliver [10].

4.

Et si « la mort » – qui est le terme neutre donné ici à la perte de certain·es d’entre nous, perte qui est infligée à l’un·e ou l’autre d’entre nous par l’un·e ou l’autre d’entre nous au sein de et par le fait de la détermination institutionnelle qui veut que celleux qui sont perdu·es ne méritent de toute façon pas d’être gardé·es – n’était pas vraiment le bon mot pour dire cela à quoi nous répondons ? Et si « la mort » était une réduction calculée des brutalités génocidaires et géocidaires auxquelles nous survivons ? Et si ce que « la mort » nomme mal était une réponse brutale à notre survie ? Ces questions concernent la terreur des comptes, la terreur d’être compté·es, d’être comptabilisé·es, la terreur qu’on nous demande des comptes à l’intérieur d’une économie morale et politique et libidinale qui est intégralement impliquée dans la conversion vicieuse du partage en propriété, c’est-à-dire dans la régulation omnicidaire de la vie, sa soumission à un équilibre vicieux. À cet égard, l’individuation est le fruit et le gardien de cet engagement et « la mort » est l’autogestion, le management de l’individuation. Si, de l’autre côté, tu ne crois pas au corps (if you believe in no body), si tu ne crois pas aux choses (if you believe in no thing), alors « la mort » se dissipe dans l’œuvre régénérative de la dégénération, ce qui produit une sorte très différente de problème à penser, en ces temps où la ruse de « la mort », donnée dans et comme la matérialité du meurtre, est produite par l’homme, massive, naturalisée, sanctionnée par le capital et induite par et dans et sous la protection de l’État. Géocide et génocide, donc, pas calcul individuel ; une économie générale plutôt que restreinte, que la collection des « morts » d’individus singuliers – et toutes ces vies individuelles (noires) qui comptent et qui ne comptent pas – enfouit et dissimule sous la forme de la nomination et de l’énumération bien-(pensante). Le jeu de l’individuation et de « la mort » obscurcit la complexité et l’incomplétude partagée de cela qui est perdu. Il obscurcit plutôt qu’il n’éclaire la spécificité (c’est-à-dire l’ensemble ouvert et strié) des différences, qui ne se contentent pas de rester, mais prolifèrent, au-delà de la métaphysique inadéquate du perdu et du conservé, ou du perdu et du trouvé. L’ensemble ouvert de différences que j’appelle ma maman (ou mes mamans, ou à mes mamans), leur survit dans la dispersion et le déversement. Mon grand-père plantait des arbres. Et je ne suis toujours (pas) le bébé de ma (grand)mère. Ielles ont tous été tué·es par la même machine qui me tue et tue mes enfants et pour autant que cela soit vrai, même au milieu de leur survie régénérée, le mot « mort » leur fait tort en blanchissant leur absence et en effaçant leur présence. Mais que se passerait-il si la mort de celleux qui sont seulement dites avoir eu une vie individuelle au moment de ce qui doit être revendiqué et possédé comme leur disparition était un piège de l’imaginaire et la construction carcérales, gouvernementales et politiques d’une funnyhouse en forme de crypte [11] ? Et si les vies et les morts individuelles, déformées en une constante économie de la collection et de la division, étaient des dématérialisations conceptuelles, des abstractions employées pour contrôler et obscurcir les assauts possédants et possessifs – quand la Phantasie et le Réel* se fondent l’une dans l’autre – dans la vie sociale enchevêtrée, qui se donne dans l’infinitude partagée de la finitude ? Et si le calcul régulateur de la transformation, qui est par nécessité une erreur de calcul, était un élément fondamental de la machine génocidaire du capitalisme sexuel-racial ? Et si l’imposition brutale de la contingence, aux côtés des lignes raciales et sexuelles qui subdivisent le différentiel sensible au nom de (l’)Homme, revenait à la monétisation de (la manière dont nous ornons) le désordre ? Et si « la mort » – en tant qu’outil conceptuel et en tant qu’abstraction réelle – était la manière dont l’entropie de la dette est contenue et volée au sein d’une économie du crédit ? La mathématique vénale et virale de « la mort » est déjà donnée dans la terrible distribution d’une vie après l’autre. Ne pas généralement croire aux choses et aux corps, c’est sentir le bordel incalculable, incomptable, irresponsable, sexy, sensuel, sans compte, sans valeur, attirant, intra-actif et existentiel de l’abondance et des besoins que les chefs et les possédants soumettent à la boucherie civile. L’Homme – et l’envoi incessant de son répliquant capitalisé et militarisé, le Drone – tuera chacun·e d’entre nous, parce qu’Il ne peut pas nous tuer toustes. Il ne vaut mieux pas qu’Il le sache, et il ne vaut mieux pas que nous le sachions, quand un autre sacrement se présente à portée de main, sous une autre main que celle de la performativité politico-écclésiastique de l’ingestion. Qu’est-ce qu’Anselme voulait dire quand il parlait de dette [12] ? C’est ici que le moratoire entre en jeu : une récession, un ajournement, un refus de régler les comptes, instancie ce qui était déjà donné : une socialité de la confusion – Nathaniel Mackey pourrait appeler cela « une fissure [13] » – du mot, le désaveu des fins dernières, quand l’impayable, le non-acquittable s’annoncent comme une rupture radicale de l’idée même de comptabilité, de comptes à rendre, de comptes à régler. La dette et « la mort » résonnent comme les habitantes d’une corne. Un silence nu qui revient et qui souffle son épaisseur, qui nous dit que présumer un corps, c’est comme exhumer un corps, ou manger un corps, mais en bien plus sanglant. Tu ne peux pas me le prendre. D’ailleurs ce n’est même pas mon corps. Il n’y a personne, pas de corps ici. Dans ce déplacement, nous faisons chair. Et nous aimons cela.

5.

Ce qui suit est écrit pour une analyse de l’insatisfaction radicale, pour une analyse du généralement et radicalement insatisfaisant. Je sais bien pourquoi nous avons de bonnes raisons de nous revendiquer un soi/un corps/un foyer. Mais le fait que nous ayons des raisons de le faire ne veut pas dire que ce serait une bonne chose. Ce que nous réclamons n’est pas bon du seul fait que nous le réclamons. L’existence de l’État n’est pas une fonction du droit ou des droits ; son existence est une fonction de la force, qui ensuite seulement fait appel à la logique des droits, des raisons justifiant la brutalité qu’il étend tout en s’efforçant de la nier. Mais ces justifications de l’État ne se traduisent pas en son droit à exister. S’il y avait des droits à l’existence, ne devraient-ils pas être prédiqués sur ce que tu as fait, plutôt que sur la raison supposée de ton existence ? Et pourtant, qu’est-ce qu’aucune entité souveraine a jamais fait pour justifier son existence ? Et ceci n’est pas une question philosophique concernant ce qui pourrait arriver. C’est une question sous-philosophique concernant ce qui est arrivé. Comment en vient-on à accepter ce que nous savons déjà sur ce qui existe déjà quant à ce dont nous avons besoin ? Comment consentons-nous à ce que nous avons déjà et à ce dont nous avons besoin ?

6.

J’aime trop les gens noirs pour m’en entourer à l’école. Mais je veux en être entouré partout. J’aime les gens noirs d’une manière absolument anabiologique. Je n’ai rien à faire avec la communauté noire. Elle est un artefact antisocial de l’exclusion et pour laquelle je n’ai ni nostalgie ni désir. La communauté noire est la capitalisation raciale de ce que Laura Harris appelle « l’esthétique de la socialité de la noirceur. » Je veux juste rentrer à la maison. Et si je le dis ici, c’est parce que je ne peux pas le dire à l’école, où nous scandons « appropriation » en public mais entre nous, pour des raisons de diversité et d’inclusion. Et je ne suis ici maintenant que si vous pensez que je le suis, ou si vous pensez que vous l’êtes. Qui, ici, l’aura permis ? Mais, vous savez, consentir à la force d’attraction d’une analyse spécifique qui provient d’une série d’exclusions entrecroisées mais qui reste irréductible à ces exclusions, et qui s’instancie plutôt dans un ensemble de pratiques érotiques, cela impliquerait non seulement de reconnaître une noirceur déjà donnée et constamment régénérée et régénérative, mais encore reprendre un ensemble ouvert de motifs spécifiques d’engagement dans ces pratiques érotiques. Cette modalité complexe du consentement asubjectif est l’opposée, et même la destruction de l’inclusion, ou de toute entité, régime ou communauté qui pourrait se doter de la vile, brutale, meurtrière, expansionniste, coloniale intention d’inclure ou d’être inclus·e, intention par laquelle une communauté remplit une fonction d’atténuation plutôt que d’attention. Et merde à l’impressionnante palette de ce portfolio : nous parlons d’un champ d’attraction gravitaire mutuelle – d’une influence régulière, une non-localité ordinaire qui nous retient gracieusement de tomber, n’admettant aucune séparation préalable, mais insistant, comme Denise Ferreira da Silva le dit, sur l’acte de différer tout le temps. [14] Et pendant ce temps-là, le corps souverain se présente comme incarcération de la différence. Il se joue et se rejoue comme le deuil individué d’une communauté perdue, pareil à un os à jambon en plastique. Il y a un attachement profond au pervers désir colonial de recevoir bon accueil – et les poètes peuvent lui donner belle allure. Déménager, donc, dans la chair, en direction de toutes choses. Dans une douleur terrible, dans une empathie terrible, dit Spillers, ce qu’Amiri Baraka en sera venu vivre à la ville : se mettre au travers de la voie des choses qui s’en vont [15]. Destination : le dehors. Sa largesse est dépressive, parce qu’elle bouge en direction et puis au-delà des limites du sujet, c’est-à-dire des limites du poète. Il se demande s’il a jamais rien fait, et dans l’engagement prophétique de l’Imam à nommer, qui émerge de la séparation que porte la vision. Quelque chose qui se met au travers de la weidh des choses, où cette mutualité de la vision (je le vois, tu le vois aussi) porte, en quelque sorte, la source d’une division entre cellui qui voit et nomme et cellui qui, en se contentant de voir, finit par être relégué·e à n’être que vu·e, comme si la violence du voir noir à l’intérieur du cadre – pour ainsi dire – de l’intersubjectif intérieur, de « la communauté natale [16] », comme dit Spillers, allait finalement être résolue dans un mouvement brutal de recul. Aimé Césaire parle d’un droit à la personnalité au moment même où il s’apprête à faire sa fête au parti [17]. Et si, parfois, nous ne pouvions pas nous empêcher de dire « et moi ? » ? Hé bien, Spillers dit : puissions-nous, sans trop y mettre du nôtre, nous venir en aide.

7.

La différence sans la séparation peut-elle survivre à la realness [18] ? Peut-être seulement si la dite realness est productivement mécomprise comme un passer au travers plutôt que comme un passer pour la réalité, c’est-à-dire comme son impossibilité. Et si, d’un côté, il n’y avait rien de tel que la réalité, et de l’autre côté, il n’y avait rien de tel que la réalité ? Pas de désert, juste un fond, là où la réalité de la chose est pratiquement redondante. La vraie chose, la bonne chose, la vraie res, la res res, c’est une chose res, une res réellement chosique, qui est ajustée, en sa répétition, pour persuader. La question de savoir ce que cela fait que d’être réel est liée à la question de savoir ce que cela fait que d’être une chose parmi les choses. Mais telle est la problématique du passage au travers (ou tout autour) de la réalité, un passage qui est mouvement au travers de la problématique générale du genre au service de sa propre recomposition, de sa propre improvisation, une improvisation qui s’enrichit de sa propre doublure réaliste, si bien que chaque invocation de la réalité est – comme dans la reprise de Franklin qui donne sa naissance prématurée à la version de Marvin et Tommy [19] –, le couvrement et découvrement et recouvrement dans la découverte. Ici pourrait tenir une déclaration : il n’y a rien de tel (que cette chose statiquement/étatiquement conçue), et en passant au travers de la chose réelle, qui n’a rien à voir avec la réalité telle qu’elle est, nous devenons des non-choses, ou ce que Da Silva appelle des « non-corps en face de l’État [20] », nous épuisons l’im/possibilité.

8.

Et si l’enchevêtrement était une conséquence de l’idée de dualité onde-particule et la mécanique quantique la mécanique qui remet en cause cette dualité et donc cette mécanique ? Si l’espace-temps et ses lois s’effondrent au niveau subatomique, cette paralégalité indiquant ici une danse dont la queerité noire finit par refuser quelque sens de la séapration que ce soit entre le très petit et le très grand, comment juger de leur realness ? Peut-être passe-t-on tout juste dans ses fentes, le conflit entre la physique classique et la physique quantique nous demandant de suspendre notre jugement en général ou du moins de fastidieusement nuancer le moindre de nos jugements à l’aide de l’acronyme proposé par J. S. Bell : for all practical purposes, « à toutes fins utiles », FAPP, qui n’est peut-être rien d’autre que la version écossaise du « Fopp » des Ohio Players [21]. Mais quand bien même, que se passerait-il s’il y avait un but esthétique plus général et pratiquement social pour lequel ce caveat rituel restait inadéquat ? Et si l’enchevêtrement ne problématisait pas seulement l’idée de dualité (onde-particule, comprise comme un système, comme un appareil mental composite) ? Et s’il s’appliquait aussi à toute séparation, à toute discrétion préalable ? (Et je sais bien je suis ici au risque soit de radicalement comprendre de travers, soit de radicalement perturber, soit d’appliquer obsessionnellement la déconstruction que Bell propose de l’opposition entre système et appareil. L’insatisfaction à l’égard du pouvoir constitutif décisif qui est donné à la mesure et à la réduction de la pensée à la mesure apparaîtra à quiconque désire se confronter au fait que la confluence entre la mécanique quantique et l’enchevêtrement ou la non-localité ravive la formulation parménidienne selon laquelle « penser et être sont une seule et même chose ».) Et que se passe-t-il si l’on nous permet et si l’on requiert de nous de penser les concepts d’onde ou de particule ou d’onde-particule dans leur dualité systémique comme des appareils, soient comme systèmes soient comme réalité physiques, si bien que la conceptualisation même de cela qui doit être mesuré est en elle-même un appareil, et que cette conceptualisation est constitutive de l’activité de mesure ? Que se passe-t-il quand la richesse et la complexité que cet appel à la dualité est censé préserver ne peuvent être préservées que par l’entremise d’un mouvement qui traverse cette dualité, un mouvement si puissant qu’il déstabilise l’idée même de mesure au travers de laquelle cette dualité est instanciée ? Que se passe-t-il s’il y a parmi nous un animus anomique qui jette nos tentatives iambiques par terre – l’interruption de la normativité d’une dispense, ou d’une attribution, ou d’une répartition, ou d’une mesure ? Un nombre immesurable, incomptable. Une faute ou le son d’un mot, une criminalité essentielle et constitutive du mot, l’incommensurable d’où la mesure sort, un vers qui se fuit lui-même et fuit la liberté, qui par là ignore tous les précédents, prosaïques ou présidentiels. La (méta)physique du fascisme est cela : absence de choix donnée sous la forme d’une prolifération et d’une imposition de choix sans conséquence. Prenons un temps pour nous sortir de là. La récession pour échapper à la discrétion comprise tant comme détermination de l’observatrice que comme auto-détermination de l’observée (la discrétion structurée par l’opposition/relation entre onde et particule). La pause, le creux, la bouche bée, le fossé, le dongle, le bon pied, le mutron.

9.

La poétique est la différence entre ce que tu penses que tu as à dire et ce que fait la langue ; ou, la poétique est la relation et la différence entre le contenu et la forme ; ou, la poétique pense et déploie les différences qui constituent la relation entre contenu et forme ; ou, la poétique pense le contenu et la forme d’une non-relation différentiellement inséparable. Est-ce que tu pourrais dire tout cela avec un accent de gravité dans la voix ? Par exemple, Claudia Rankine a une signature auditive, une sonorité (l’oscillation microtonale entre la défaite et l’auto-congratulation), mais a-t-elle une poétique ? Citizen est l’épuisement de toutes les preuves possibles de ce que le citoyen est épuisé. Le livre succède à Don’t Let Me Be Lonely, qui prouve l’impossibilité et l’indésirabilité radicale et la solitude irréductible de la souveraineté, l’antiprivilège de l’auto-possession. Mais est-ce une preuve, ou la redite d’une preuve ? Une itération d’un déjà-prouvé qui ne parvient pas à le rendre tellement plus élégant ni plus succinct – qui s’en tient à le signer, ou en un autre sens, se donne pour mission de contresigner, ou de cosigner en son nom, partageant une sorte d’investissement dans l’attachement constant et irréductiblement mélancolique que le sujet/citoyen a perdu (de son pouvoir) dans son rapport à lui-même. Mais Rankine a quelque chose d’autre à dire à propos de cette cathexis apparemment générale et inévitable, de cet attachement pulsionnel à l’impossible et à l’indésirable. Peut-être que ce qui est en jeu, c’est cette force d’attraction du conceptuellement forensique sur le besoin de preuve : permettez-moi de vous écrire ce poème sur toutes ces saloperies que vous faites. Je vais vous l’adresser en notes bleues, je vous plongerai dans des tourments NourbeSiens, et je vous referai le portrait. Mais est-ce que je peux vraiment te refaire le portrait sans passer de l’autre côté ? On est toutes les deux à l’aéroport – pourquoi n’aimerais-tu donc pas ça autant que moi ? Je ne veux pas paraître de mauvaise foi ; je sais que tu as les meilleures intentions. Mais : et si s’avaler le Wall Street Journal consistait à s’engager dans une sorte d’ingestion initiatique dont le seul résultat est prouver quelque chose qui ne vaut pas la peine d’être prouvée ? Un autre geste de preuve qui signale une chose que nous savons déjà ? Quand le fait de savoir que ce qu’ils ont fait se confond avec cela que nous sentons atteindra-t-il le stade où la preuve n’est plus nécessaire, dans la mesure où cela n’a jamais été le cas (ou en tous cas, jamais rien d’aussi simple) ? Pourquoi nous soumettons-nous continuellement au régime de la preuve, à cet examen infini pour lequel nous nous portons volontaires, comme à une candidature pour admission ? Quand nous libérerons-nous du désir de promotion, d’élévation, d’ascension, et quand commencerons-nous à critiquer la notion restrictive de la preuve qui nous est constamment demandée ? Parfois, on dirait que nous sommes fatigué·es de nous sentir comme ça. Mais pourrions-nous imaginer d’imaginer ce qui existe ? Pouvons-nous atteindre la preuve imaginaire de notre pratique partagée ? Pourquoi ne pouvons-nous pas voir ou entendre que nous ne pourrons jamais voir ou entendre nos propres corps, inanimés et objectivés qu’ils sont à l’intérieur du cadre du jugement esthétique ? La générosité de Rankine est de se saisir de ces questions comme si c’était seulement les siennes, comme si elles étaient inscrites sur sa personne et essentielles à sa manière propre de décrire. Pour nous confronter à cette question en la transformant d’une manière suffisamment précise pour nous désapprendre à la poser, ils nous faut échapper à la critique du jugement. Il y a encore certaines choses que nous devons abandonner, le désir d’être vu·es pour voir, le désir d’ingérer pour expulser, le désir d’inculper. De l’autre côté, main dans la main, la jurisgénérativité mobilise des preuves imaginatives au-delà du cadre du jugement esthético-juridique. Et donc nous voilà toustes à devoir entonner ce chant que Rankine a tout sauf furtivement composé : On Nothing in Citizen, qui est la non-localité dépossessive d’une dépossession, la disparition du poète et du poème dans un essai sur la poétique.

10.

Voyez, il y a une récession au cœur de Citizen, que Rankine prolonge. La récession est là d’où la musique, la poésie-musique, la mousikè proviennent. La poésie trouve ; la poésie fonde ; la poésie déniche, au milieu de l’air, rien ; la poésie trouve et ne fonde rien, du tout. Y a-t-il une logique à la découverte poétique, une analyrique de l’enchevêtrement qui ne s’écrit in memoriam d’aucune identité ? Une poétique de l’imparticulier ? Ce n’est pas qu’il n’y ait rien de plus ou rien de nouveau à dire concernant l’antisocialité (cette zone anti- et anté-vestibulaire, surpeuplée mais solitaire, où des moi (blancs) bougent-bruns-en-études-brunes d’eux-mêmes, sur la ligne fine entre la destruction mutuelle assurée et la destruction mutuellement réalisatrice). C’est plutôt qu’il n’y a rien de plus ni rien de nouveau qui soit à dire. La poésie n’est pas là pour que quelque chose de plus soit dit. La poétique n’est pas le pont qui existe entre ce que l’on a à dire et le fait que quelque chose d’autre soit dit. Rien de plus, rien de nouveau qui soit à dire. La poésie est récession. Elle ne dit rien, elle louange ce rien, constamment, sériellement, fugitivement. Si vous pensez que tout ça n’a aucun sens, vous me flattez au point de me faire disparaître.

11.

Le non-sens est trajectoire erratique, érotique dans son refus des représentations étroites de la représentation, et dans le jeu complexe qu’il établit entre le néant et la choséité (le champ paraontologique/anexistentiel au cœur duquel la distinction entre rien et tout est constamment improvisée). La noirceur est située dans cette sensualité du non-sens, plutôt que dans la super-sensualité déjà donnée de l’épidermique. Dans la mesure où la critique de l’authenticité affirme (paradoxalement) un droit à (la propriété-dans-/comme-)individuation dans le monde (réel), elle n’est souvent rien de plus qu’un désaveu de l’exsensuel, du consensuel, du non-sens, distinction qui n’est pas seulement une distinction parmi d’autres, mais qui est en elle-même précisément le champ d’une différence générale à la fois théorisée et déployée en tant que surréalisation terreuse et annihilatrice du monde. Considérons le fait que la relation supposée entre la couleur et le sens est souvent traitée comme une question sociologique. C’est ainsi que nous étudions, par exemple, les manières dont les différences épidermiques (qui sont manifestes non seulement par la couleur, mais encore par l’épaisseur de la peau) ont été régulièrement alignées avec le fait d’avoir (ou pas) des sens – ce qui trahit le détachement conceptuel du pigment par rapport à cela qu’il est supposé marquer, et qui lui permet d’être déployé comme uniforme, livrée, vêtement et nom. Sous cette contrainte, l’analytique – et la contre-analytique – de l’épidermique élide ce qu’elle illustre. Le partage des coûts sociaux qui accompagnent l’épidermisation et la distribution des avantages qui découlent de la complémentarité irréductible et différentielle du sens sont intimement liés. On peut les penser tous deux en termes de privilège et de précarité, même si la ligne (de couleur) entre eux doit être tracée avec imprécision. Quand le privilège est compris comme étant simplement attaché à la blanchité (censément non-marquée et paradoxalement nue), ce n’est pas seulement le privilège, mais aussi la blanchité – qui est située à l’intersection du bon sens et de la brutalité meurtrière – qui sont comprises de travers. L’opération au sein de laquelle je suis tenu – opération à laquelle et par laquelle je suis donné, en laquelle et de laquelle je suis (dé)plié – et la persona particulière d’où dérivent les sons que vous entendez maintenant – et que j’associerais pour ma part à une vision illicite, à la multitude des sens, à la théorie noire, c’est-à-dire à la théorie, à l’histoire noire, c’est-à-dire à l’histoire – sont (dans le) non-sens. Le non-sens se manifeste parfois comme une sorte de bonheur. Et cette capacité à être heureux·ses, à célébrer, est la condition de possibilité de la critique et de son nécessaire malheur. Ce que nous n’avons que dans la mesure où nous le donnons en partage nous laisse entrevoir ce que nous devrions avoir, et les conditions sous lesquelles nous le devrions. Ce que nous avons, et ce que nous devrions avoir, n’est rien d’autre que la généralité consensuelle et non-sensée d’un trait récessif, par la voie duquel le poète se retire dans (et, en les abandonnant, fait place à) la socialité et la sociologie hésitantes de la noirceur et de la poésie.

Traduit de l’anglais (états-unis) par emma b.

[1L’expression « esthétique transcendantale » renvoie au titre de la première partie de la Critique de la raison pure (1781) d’Emmanuel Kant, et désigne l’étude des « formes pures » de la sensibilité, à savoir « l’espace et le temps » ; ce à quoi Moten fait probablement allusion plus haut en parlant de la blanchité comme « manière infecte d’occuper l’espace et le temps ». Kant, qui est l’auteur d’un certain nombre de traités racistes sur la sensibilité et les mœurs, des Observations sur le sentiment de beau et de sublime (1764) à la Géographie (1802), ne se dédit jamais de ces textes qui encadrent, dans le temps, son œuvre plus connue et où sont mis en scène nombre des concepts majeurs de sa philosophie (formes de la sensibilité, beau, sublime…), au service d’une vision par exemple de « l’Arabe, l’homme le plus noble de l’Orient, mais dont la façon de sentir dégénère beaucoup en extravagance » ou des hommes Noirs « que l’on transporte de leurs pays dans d’autres » (une remarquable litote pour parler de l’esclavage), et qui, « bien qu’un très grand nombre d’entre eux soient mis en liberté » (sic), « n’ont par nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus du puéril » (AK II, p. 252-253). Pour une critique de Kant par Moten et la tentative d’imaginer un « Kant noir », cf. Fred Moten, « Knowledge of Freedom », repris dans Stolen Life, Duke University Press, 2018.

[2Dear Angel of Dust…, ainsi commencent chacune des lettres de From A Broken Bottle Traces of Perfume Still Emanate (1986-), série de livres de poésie de Nathaniel Mackey.

[3J. Kameron Carter, Race : A Theological Account, Oxford University Press, 2008.

[4Sylvia Wynter, « Unsettling the coloniality of being/power/truth/freedom : Towards the human, after man, its overrepresentation—An argument, » CR : The New Centennial Review, vol. 3.3, 2003.

[5Anselme de Cantorbéry, Cur Deus homo, (Pourquoi Dieu [s’est-il fait] homme ?), 1098 ; Anselm Berrigan est un poète nord-américain contemporain.

[6Gayle Salamon, Assuming A Body. Transgender and Rhetorics of Materiality, New York, Columbia University Press, 2010.

[7« in rough ranks, in seas, in windsweep » est une citation du poème « Riot » [émeute] de Gwendolyn Brooks (Riot, Broadside Press, 1969).

[8La même année, Toni Morrison publie Beloved (New York, Alfred Knopf, 1987), tandis que l’écrivaine de science-fiction Octavia E. Butler publie le premier tome du « cycle de la xénogenèse » (Dawn, Warner Books, 1987), et que la théoricienne de la littérature Hortense J. Spillers fait paraître « Mama’s Baby, Papa’s Maybe : An American Grammar Book » (Diacritics, Vol. 17, No. 2, Summer 1987). Trois textes fondateurs de l’espace littéraire féministe noir états-unien qui chacun à leur manière, pour reprendre les mots de Spillers, déplacent et décrivent des « scènes de chair femelle sans protection, de chair femelle “dégenrée” » et offrent par là « une praxis et une théorie, un texte pour vivre et pour mourir, une méthode pour lire à travers diverses médiations » (p. 68). – Spillers précise la distinction entre corps et chair de la manière suivante : « Mais je ferais une distinction, dans ce cas, entre le “corps” et la “chair” et j’imposerais cette distinction comme celle qui, centralement, oppose les positions-sujets captives et les positions-sujets libérées. En ce sens, avant le “corps” il y a la “chair”, ce degré zéro de conceptualisation sociale qui ne peut échapper aux peintures qu’en dresse le discours ou aux réflexes iconographiques qui l’occultent. Même si les hégémonies européennes ont dérobé des corps – dont certains étaient femelles – aux communautés d’Afrique de l’Ouest et avec l’aide d’intermédiaires africains, nous considérons que l’irréparable – humain et social – tient aux hauts crimes qui sont commis contre la chair, dans la mesure où c’est sur la personne des femelles africaines et des mâles africains que s’est inscrite la blessure. Si nous pensons la “chair” en tant que récit premier, alors nous entendons par là qu’elle est la chair calcinée, découpée, déchirée, rivée au trou du navire, tombée ou “échappée” par-dessus bord. » (p. 67)

[9Le mot anglais recess est un mot particulièrement polysémique : il veut dire à la fois le renfoncement, le recoin, le repli, la retraite, la pause, la récréation ; mais Moten y associe également le sens de récessif (comme les allèles récessifs en génétique). Si le mot français récession a acquis une signification économique au 20e siècle que ne vise pas ici Moten, il renvoie tout de même également à l’action de se retirer ou de s’éloigner, comme quand on parle en astrologie de la récession des galaxies les unes par rapport aux autres provoquée par l’expansion de l’univers ; et il a l’avantage de renvoyer, lui aussi, à la récessivité (génétique), c’est-à-dire à la récurrence de cela qui, rendu muet, peut refaire surface.

[10Référence à Akilah Oliver, the she said dialogues : flesh memory, Smokeproof Press, 1999.

[11Référence probable à la pièce de la dramaturge Adrienne Kennedy, Funnyhouse of A N*** (1964), qui dresse le portrait de Sarah, une femme noire aux prises avec les idéaux blancs qui lui ont été inculqués.

[12Dans le même livre auquel il est fait allusion plus tôt, Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ?, Anselme développe la « doctrine de la satisfaction » : l’idée selon laquelle les humains ont contracté envers Dieu-fait-homme une dette à laquelle il s’agit de satisfaire par la pénitence.

[13« The Creaking of the Word : After-the-Fact Lecture/Libretto » est le titre récurrent de certaines des lettres/poèmes qui font apparition dans la série de livres de Nathaniel Mackey déjà citée, From A Broken Bottle Traces of Perfume Still Emanate.

[14cf. Denise Ferreira da Silva, « On Difference Without Separability », in Rosie Cooper, Sandeep Parmar, Dominic Willsdon (dir.), The Two-Sided Lake, Liverpool, Liverpool University Press, 2016.

[15Référence à « Something in the Way of Things (In Town) » [quelque chose en travers des choses (en ville)], un poème performé par Amiri Baraka dans l’album Phrenology des Roots (2002).

[16Référence (probable ?) à l’introduction de Black, White and In Color : Essays on American Litterature and Culture (University of Chicago Press, 2003, p. 6) où Hortense J. Spillers déclare : « j’ai toujours considéré mon appartenance à ma communauté natale comme une obligation éthique. En bref, je ne la présuppose pas, mais j’en prends soin, je lui porte attention, avec un œil vigilant ; mais il va de soi que toutes les appartenances ne sont pas natales – en fait, la plupart ne le sont pas – si bien que la possibilité de différer d’avec sa communauté natale est toujours authentiquement ouverte. »

[17Référence à la Lettre à Maurice Thorez de 1956 par laquelle Aimé Césaire démissionne du Parti communiste français, et où il pointe « l’habitude de faire pour nous, de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester le droit à l’initiative qui est, en définitive, le droit à la personnalité. »

[18Mot passé en français sans traduction, la realness renvoie à des pratiques drag qui consistent à « se faire passer pour » : blanc·he, cis, hétéro, bourgeois·e, étudiant·e, homme/femme d’affaire. C’est notamment une catégorie dans le vogueing où, aux côtés de l’incarnation de figures aux genres troubles et/ou excessifs (comme les mannequins du magazine Vogue, qui donne son nom à la pratique), les participant·es comparent également leurs performances de figures ou d’archétypes de l’hégémonie ordinaire.

[19Allusion à « Ain’t Nothing Like the Real Thing » [Rien de tel que la chose réelle], chanté en duo par Marvin Gaye et Tammi Terrell en 1968 et repris par Aretha Franklin en 1974.

[20Denise Ferreira Da Silva, « Refuse Powers’ Grasp : Introduction », Arika, n.d. : …if the state is ready to kill to defend itself from the black, sexual, trans body brought before it, do we want to be somebody before the state, or no-body against it ?  ; « si l’État est prêt à tuer pour se défendre contre le corps noir, sexuel, trans qui est porté devant lui, est-ce que nous voulons être reconnues comme des corps devant l’État ; ou comme des non-corps qui s’opposent à lui ? »

[21J. S. Bell, « Against ‘measurement’ », Physics World, Volume 3, Number 8, 1990 ; « Fopp » des Ohio Players est paru dans l’album Honey (Mercury Records, 1975).

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