Rappel à l’art

« Vendredi 14 février 2020, journée dédiée à la manifestation imagée de celles et ceux qui sʼaiment, Pavlenski a bien fait tomber le décor. »

paru dans lundimatin#232, le 4 mars 2020

Avouons-le, s’il y a bien un domaine que notre rédaction a pris l’habitude de négliger, c’est celui de l’art contemporain. Par absence de goût certainement, mais aussi par désintérêt. Qu’une banane scotchée sur un mur soit vendue 120 000 dollars ou que des artistes ready-made rachetés par LVMH s’échouent à la fashion week peut bien susciter quelques bavardages, mais dans le fond et hormis quelques gogos, tout le monde s’en fiche. Force est de constater cependant que si la dernière « œuvre » de Piotr Pavlenski ne nous semble pas avoir beaucoup plus d’intérêt, la masse de bavardages qu’elle a suscité reste sans commune mesure. Paradoxalement, et c’est le sens de ce texte que nous a confié une fidèle lectrice, les seuls que l’on a pas entendu papoter ces dernières semaines, c’est justement ce petit milieu de l’art contemporain devenu soudainement muet.

On rapporte cette légende quʼun officier allemand, visitant lʼatelier de Picasso en train d’achever Guernica, lui aurait dit : « Cʼest vous qui faites ça ? » et lʼartiste de répondre : « Non, cʼest vous. »

Pour que Guernica ait lieu, il fallait un Allemand et un officier, cʼest encore mieux. Pour lʼaffaire dont je veux parler, il faut aussi un officiel, un représentant dʼun système, quʼil soit accoutré pour la bataille ou en costume, les deux défendent finalement un élégant modèle de guerre totale contre les pauvres (cf. lʼOrdre du jour, Eric Vuillard). Et cʼest précisément à ce spectateur que le moindre communiqué de presse, le moindre attaché de médiation en appelle de ses vœux, les plus chers en somme, cʼest cet officier allemand. Quand on nous somme dʼincarner ce rôle de spectateur-questionneur, cʼest à la place de lʼofficier allemand que lʼon nous assigne.

Une œuvre dʼart se révèle avec.

Toute œuvre dʼart a besoin de son spectateur, de son officier allemand, cʼest ainsi. Tzetan Todorov écrivait que si « les œuvres qui se présentent comme lʼillustration docile dʼune doctrine quelconque méritent à peine dʼêtre qualifiées dʼartistiques, ou en tout cas de prétendre à lʼappellation “grand art”. Nous les classerions plutôt comme une variété de sermon ou de propagande. »

Ici lʼaffaire dont tout le monde parle ne relève pas des canons plastiques de la béatitude tautologique un peu en vogue ces trente dernières années, une rupture sʼopère, et nous avons plutôt affaire à un coup de canon plastique même si encore métaphorique. Et dont le souffle nʼest pas encore dissipé. On se met à penser au parfum de scandale dʼune signature incongrue apposée sur un objet sale.

Piotr Pavlenski qui signe cet objet sale et le montre au monde connecté aujourdʼhui pourrait être Marcel Duchamp apposant une signature sur un urinoir quʼil exposa de manière masquée, anonymisé. Apposer une signature sur un objet sale revient finalement à le sauver, le désigner à une autre valeur, lʼélever à dʼautres significations. Benjamin Griveaux est le motif la cannette de soupe aux champignons Campbells de Piotr Pavlenski, le temps dʼune œuvre. Mais là où cette œuvre le devient cʼest quand Pavlenski nous convoque et Griveaux le premier, en officier allemand. Et le somme de se justifier, chose que ce dernier opère immédiatement, sans sourciller ou à peine en une conférence de presse explicite. En ce sens, l’action de Pavlenski relève bien plus dʼart que du sermon moralisateur, faisant glisser son statut dʼartiste contestataire à celui dʼartiste inspiré.

Dit-on de Guernica que cʼest une œuvre-sermon ? De son auteur quʼil est engagé, militant ? Pire, artiste activiste ? Et cʼest là où il sauve lʼactionnisme forme oubliée rendue au fil du temps maniériste empêtrée de doctrine où tout était fait pour éteindre lʼaspect discursif et sauvage premier au sens narratif un peu inouï, cette forme performative un peu désuète.
Pavlenski nʼoublie pas que la tradition « actionniste » dans laquelle il se place passe par le corps et sa mise en danger. En dévoilant sur le Web des vidéos sexuelles dʼun autre corps, celui de lʼartiste ne sʼest effacé au profit de la seule dénonciation et du Kompromat (technique qui consiste à dévoiler des dossiers compromettants sur un adversaire) mais a réellement mis son corps en danger de suites judiciaires potentielles découlant de cette action.
Ensuite, lʼaction possède bien une dimension plastique, filmique (lʼarrestation à été filmée), photographique, ce qui est le minimum pour de lʼart dont lʼaspect visuel doit pouvoir gratifier au politique, son pôle esthétique.

Enfin, Pavlenski passe littéralement et très lisiblement son message. En sʼen prenant à une personne représentant un système, lʼaction bascule dans le règlement de compte universel, celui de lʼart si lʼon est dʼhumeur esthète, celui des hommes si lʼon est humaniste. « Jʼobserve la réalité et jʼessaie ensuite de la montrer, expliquait lʼartiste aux Beaux-Arts de Paris en 2015. Mon but, cʼest de faire tomber le décor, quel quʼil soit. »

Vendredi 14 février 2020, journée dédiée à la manifestation imagée de celles et ceux qui sʼaiment, Pavlenski a bien fait tomber le décor, et tout un assez joli pan représentant celui de la politique, des amours qui sʼaffichent et fondent telles alliances partisanes, visées. « Il nʼexiste pas de livre moral ou de livre immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, un point cʼest tout. »

Paraphrasant Oscar Wilde, nous pourrions dire, ici, quʼune action est bonne ou mauvaise. Cette fois, Piotr Pavlenski a commis une « mauvaise » action pour le bonheur de toutes et tous, parce que le bonheur tient au savoir, et au libre- arbitre, au déniaisement. Et quʼavant tout il a fallu - tel lʼécran de fumée médiatique fut dense - que ce soit lui qui nous rappelle quʼil sʼagissait dʼune œuvre dʼart. Tandis que le ministre de la Culture du moment acquiesçait au Rapport Racine ses prochaines collusions avec les pires mécènes, aucun représentant, personne ne vint défendre un artiste aux prises avec la police, la justice, la classe politique et leurs médias. Il a fallu donc insister quʼil sʼagissait bien dʼune proposition artistique, un rappel à lʼart.

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