Un triomphe fondé sur des décombres
L’obtention d’une majorité parlementaire impressionnante complétait ce prétendu triomphe sans que la classe politique et ses observateurs relèvent le fait qu’il s’agissait en réalité de l’effondrement du centre, qui ne pouvait plus alimenter deux partis prétendant au gouvernement, en dépit d’une carte électorale taillée pour bloquer la droite radicale. L’ajustement immédiat de plusieurs femmes et hommes de gauche et de droite pour faire partie des gagnants fut traitée avec une indifférence stoïque, voire bienveillante, par leurs supporteurs qui abandonnaient aussi en grand nombre leurs précédents bateaux.
Illusions populaires
Il s’agirait, comme l’annonçait le livre d’Emmanuel Macron, d’une « Révolution » capable de libérer le potentiel du pays. L’espoir d’un changement profond traversait aussi les classes modestes, exposées depuis longtemps à la crainte du déclassement et de la perte d’un statut assurant la dignité de leur position sociale. Or, si les grands acteurs économiques avaient trouvé leur compte, les gens qui considéraient appartenir aux « classes moyennes » commençaient à voir clairement que le dynamisme et ses effets étaient réservés aux couches urbaines aisées. Ce que l’on appelait « la France d’en bas » entamait son mouvement tectonique dans un nouveau rapport avec la démocratie représentative. Ainsi, en novembre 2018 les ronds-points furent bloqués et en décembre les lieux de pouvoir et les « beaux quartiers » parisiens visités par une foule d’individus liés par leur expérience subalterne et ignorée. Ils se prétendaient « apolitiques », cherchant à se faire comprendre par leurs gouvernants. Non seulement ils et elles n’ont pas été compris, mais ils ont compris la cause de ce revers de main : ils n’étaient pas l’âme de ce pays comme ils le pensaient, mais son arrière-garde sociale, incapable de saisir les projets qui étaient faits pour leur compte, aussi bien par le progressisme marchand de droite que par le progressisme socioculturel de gauche. Ils et elles ne faisaient pas partie du plan et n’auraient pas voix au chapitre.
Initialement choqués, profondément blessés par ce mépris, ils ont vite montré leurs réflexes civiques profonds en décidant que la représentation politique partisane n’était plus aujourd’hui à la hauteur de la complexité sociale. Non seulement ils demandaient désormais le « RIC pour tout » mais ils refusaient de se faire représenter eux-mêmes en pratiquant la démocratie directe qu’ils et elles recherchaient. La réaction des divers pouvoirs institués était claire. Le gouvernement les a réprimés violemment sans ambages. Quant aux autres partis et les forces critiques, y compris les classes intellectuelles, une distance hygiénique a été mise en place. Ces forces acceptaient les revendications abstraites de justice sociale sans jamais s’associer à ces gens inconnus et à leur volonté de se mêler directement du pouvoir sans passer par les filtres des diverses intelligences supérieures.
Fractures et risques
Revenus dans leur condition subalterne, mais avec une nouvelle conception de leur société, ces gens d’en bas, arrêtés à tous les niveaux, ont naturellement pensé que la seule option qui leur restait était de perturber le jeu qui les méprisait, à défaut de pouvoir le transformer. Il suffit de voir les résultats des dernières élections européennes et législatives, et la composition actuelle de l’Assemblée, pour comprendre comment ils l’ont fait.
Alors, ce qui a tué Emmanuel Macron n’est pas le désaveu spontané de la classe dirigeante, toujours opportuniste, qui se tourne maintenant rapidement vers le Rassemblement National ; ni une opposition efficace, unie ou convaincante ; ni le Covid ; ni la situation géopolitique et les tensions qu’elle provoque au sein de la société française ; ni un défaut de progressisme idéologique dans les questions « de pointe » autour des identités et de la sexualité ; ni même les fameuses préoccupations de l’incertitude socioprofessionnelle, de l’ « insécurité » ou du « pouvoir d’ achat ».
Ce qui a tué Emmanuel Macron est d’avoir expliqué aux gens modestes et apartisans, qui se pensaient attachés à la République de façon irréfragable, que cela faisait longtemps que cette République leur réservait seulement l’obligation de se taire et de laisser les rênes à ceux qui sont compétents pour discuter et décider de leur sort. Mais, les humains supportent mieux la condition modeste, voire difficile, que l’humiliation ouverte, voire ostentatoire.
Ce qui a tué Emmanuel Macron est de ne pas avoir offert quelque chose qui ne lui coûtait rien : du respect. Tout simplement, du respect.
La tentation autoritaire
La situation de la France exemplifie le paradoxe apparent des sociétés fortement individuées, profondément diverses et pourtant en quête d’appartenance identitaire collective. Ce mélange contribue à la perception du pouvoir politique en tant que « système » agissant de façon arrogante, ignorante et autoritaire. En même temps, la radicalité d’avant-garde n’offre pas d’alternative politique, car elle ne souhaite cultiver aucun rapport avec les classes qui n’acceptent ni sa primauté intellectuelle ni ses priorités oppositionnelles.
Les « classes moyennes » sont donc devenues une population privée d’existence dans la sphère publique, priées de subir discrètement leur sort par toutes les forces républicaines, aussi bien opposantes que conservatrices. Or, souffrir silencieusement, de l’Argentine à l’Italie, des Etats-Unis à l’Allemagne, non seulement a ses limites, mais semble invariablement conduire à une issue qui promet la rupture avec l’expérience d’une démocratie hypocrite et méprisante. Le domino des impasses a ainsi commencé, et menace de transformer le désir de participation directe en quête de salut charismatique et communautaire. S’il est naturellement impossible de prédire la suite historique, il est possible d’affirmer que, sous la convergence d’un autoritarisme favorable au marché, russe, turque, étatsunien, chinois, israélien ou hongrois, la démocratie représentative agonise ; mais ses piliers préfèrent mourir au pouvoir que se transformer en acteurs de transition vers un régime où les citoyens lambda piloteront la gouvernance.
Un autoritarisme adapté à la liberté individuelle sur tous les plans, hormis l’opposition idéologique, est possible ; tout comme un capitalisme parfaitement réussi sous un régime communiste, ce que prouve l’évolution de la Chine. Des formes politiques jadis impensables se réalisent sous la régression des formes de pouvoir devenues obsolètes. Une nouvelle version de fascisme ‘favorable à l’individu’ se développe, capable de combiner la poursuite des trajectoires personnelles désirées avec la répression de toute contestation collective. Malheureusement, cette version est tentante pour ceux qui ont collectivement échoué à contester le statu quo et individuellement échoué à se faire respecter. C’est une erreur de penser que les oublier est sans conséquences. C’est un manque de discernement politique de considérer que ceux qui se pensent « apolitiques » le sont vraiment. Et c’est une faute, à la fois idéologique et morale, de les priver de leur droit à l’histoire, au risque qu’ils l’exercent de façon vindicative pour nous engloutir tous dans une nouvelle modernité autoritaire.
Michalis Lianos






