Québec

« À présent, le combustible qui a quadruplé la population terrestre, en faisant des restes du jurassique le fuel d’une circulation vertigineuse, en est à ses derniers balbutiements. Et nous vivons dans son écume. »

paru dans lundimatin#26, le 29 juin 2015

La côte du pacifique avec ses montagnes, encore enneigées, et couvertes de forêts, immenses, qui plongent dans la mer du pacifique. Et on a traversé les prairies, l’Alberta, comblé de richesses inouïes dans le domaine du gaz et du pétrole. La Saskatchewan, avec son huile lourde, son uranium, sa potasse. Le Manitoba, qui est un des greniers du monde, dans la production du blé et des autres grains. L’Ontario et le Québec avec leur puissance hydraulique inégalée au monde, leurs forêts immenses, leurs ressources en minerai de toute sorte. Les provinces maritimes, avec leur charbon, avec les chutes de Churchill, avec la Baie de Fundy, avec les forces marémotrices les plus puissantes au monde. Et cette côte du Labrador avec un granit sur lequel vient se briser les vagues de l’Atlantique. Et encore je ne vous ai pas parlé du Grand Nord, qui s’étend vers le pôle. La terre de Baffin, la terre du Mackenzie, le territoire du Yukon, avec un climat rude et dur bien sûr, mais avec des Eskimos, des Inuits, des Indiens et des Blancs qui sont allés là et qui sont en train de découvrir les richesses les plus extraordinaires. On annonçait encore il y a deux jours, une découverte de trois trillions, trois trillions mes amis de pieds cube de gaz. Ça nous appartient ça ! C’t’a nous autres ça, ç’t’a nos enfants ! Pis d’où vient que y’a des Québécois qui voudraient qu’on lâche ça !

(Extrait du discours de P.-E. Trudeau contre le référendum de 1980)

C’est un grand bout de monde que nous avons là, juste au-dessus. Un des derniers stocks « vierges » de la planète entière, qui se révèle, sous nos yeux, comme l’enjeu – planétaire – à venir. Le fond du baril, l’ultime carburant : le plus sale, le moins rentable, le plus meurtrier.

Les pipelines qui achemineront ces sables bitumineux à la côte atlantique, en frôlant le fleuve Saint-Laurent, en passant par les plus grandes réserves d’eau douce de la planète, ces pipelines sont là pour nous tuer. Des bassins de 30km2 de boue toxique, qui de l’aveu de tous ne disparaîtra jamais, la plus toxique des bouettes sera acheminée aux raffineries montréalaises sous état brut : une vomissure râpeuse et brûlante coulant dans de minces tuyaux rouillés. Tôt ou tard… c’est immanquable, Lac Mégantic sera remplacé dans nos mémoires par un désastre plus atroce encore. Nous ne sommes pas nés de la dernière fuite : en 2010, à Kalamazoo, au Michigan, l’effondrement d’un segment de 40 pieds de tuyau a provoqué le déversement d’un million de gallons de bitume albertain. Contrairement au pétrole liquide qui flotte, les sables bitumineux coulent au fond de l’eau, et plus d’un milliard de dollars investis en nettoyage (dix fois plus cher qu’avec le pétrole liquide) n’ont pu ramasser que 5% des dégâts. Le reste est définitivement englouti au fond de la nappe phréatique, le benzène y disséminera le cancer et l’eau ne sera plus — plus jamais — potable.

Une fuite sur la ligne 9, et Montréal ne sera jamais plus non plus. De l’aveu même du gouvernement, aucun plan d’urgence n’existe dans les municipalités où passeront les tuyaux et « rien n’est prévu » pour faire face à des déversements sur la neige ou la glace. Considérant qu’il y a eu plus de fuites provenant de transports ferroviaires en 2013 que les quatre décennies précédentes cumulées, la catastrophe nous prendra de court… tôt ou tard. Si on ne s’avise pas que d’ores et déjà, le parti apocalyptique organise sa victoire. Et remporte des batailles.

Il y a ces 35 000 morses – ou ne serait-ce plus que « 40 000 tonnes d’animaux » – qui attendent la mort sur une île d’Alaska suite à la destruction de leurs banquises. Ces choses tournent dans les médias, que les gens regardent, et passent ensuite à autre chose.

Il y a aussi ces boules de goudron, héritées des dissolvants du déversement de la plateforme BP dans le Golfe du Mexique, et qui longent les plages floridiennes, gorgées de Vibro Vulnificus, une bactérie mangeuse de chair. Une quinzaine de baigneurs sont morts l’été dernier. Spring break is over.

Ou cette carpe asiatique qui, introduite pour des raisons commerciales, a envahi tout le réseau fluvial du Mississippi, au détriment de toutes les autres formes de vie. De la rivière Illinois, où elle règne en prédateur absolu – qui « représente à certains endroits la quasi-totalité de la biomasse animale » –, elle s’apprête à envahir les Grands Lacs. Si ce n’était de la perte de revenus commerciaux, Chicago n’hésiterait pas à fermer ses canaux. Mais donnez une corde à un capitaliste…

la civilisation industrielle est une exigence du destin qui nous porte à dévoiler le monde comme pure énergie

Pour certains, le pur et simple cash est un motif suffisant pour le pire. La mafia neurochirurgienne de Couillard n’a rien à foutre que Cacouna se trouve dans un des ultimes refuges de béluga au monde, elle veut le cash ! À Ottawa, par contre, l’extraction est une exigence religieuse. He shall have dominion from sea to sea, dit le Psaume 72, affiché sur le frontispice du Parlement. Les évangélistes conservateurs, dont Harper est l’actuel officier, sont particulièrement friands de missions apocalyptiques, qu’ils reçoivent dans leurs transes de glossolalie. Au sein du dominion, le pétrole de l’Athabasca leur apparaît comme un cadeau du ciel, annonciateur d’un destin manifeste. Le décret divin en presse l’extraction, les veines de la terre doivent être mises à nu, écorchées vives au plus vite, pour que le monde dévoile son essence. Le pétrole est là pour ça, la civilisation industrielle est une exigence du destin qui nous porte à dévoiler le monde comme pure énergie. Le culte protestant ne demande rien de moins que la consumation de la totalité des ressources mise à disposition de la créature, pour que la page du monde épuisé soit tournée pour de bon, et que revienne le Christ en armes – Christus Rex –, pour son nouveau millenium. La dévotion « sans équivoque » de Harper pour le fascisme sioniste n’a pas d’autre cause : c’est d’Israël que, une fois pompé tout le pompable et restitué au peuple élu son territoire originaire (jusqu’en Irak), le Messie élèvera les justes à la Jérusalem céleste. Harper le dit avec exaltation : les sables bitumineux installent le Canada comme un « global energy powerhouse », dans laquelle Fort MacMurray est une « enterprise of epic proportions, akin to the building of the pyramids or China’s Great Wall. Only bigger ».

Et ça se passe juste au-dessus de nous. L’économie occidentale ne tient plus que dans l’extraction et la circulation de cette slotche de la fin des temps, et le Canada n’existe plus que pour ça. Le sort de l’occident, le sort du monde se joue sous nos yeux. À présent, le combustible qui a quadruplé la population terrestre, en faisant des restes du jurassique le fuel d’une circulation vertigineuse, en est à ses derniers balbutiements. Et nous vivons dans son écume.

L’austérité est un mépris du monde

Depuis les réformes de l’assurance chômage des travailleurs saisonniers, les villages de la côte atlantique se sont vidés : tout le monde se fait la piasse à Fort MacMurray, cokés ben raides, projetés dans l’abîme. Enfin, le néo-libéralisme se réconcilie avec le stalinisme des déplacements massifs de population vers les sites productifs. Rien n’est plus contradictoire quand tout s’écroule. Et ça, tout le monde le sait. Devant l’apothéose climatique, la Couronne se frotte les mains. Elle y voit d’autres terres à coloniser et à convertir en énergie, au plus vite. Jusqu’à ce que, par un mécanisme inouï, l’extraction des avant-derniers stocks de la planète fasse fondre la glace qui en cachait les ultimes. Jusqu’à ce que mort s’ensuive, les routes arctiques seront forcées à l’ouverture, la calotte glacière récalcitrante mise au pas, et rendue « open to business ». L’accélération est sans pitié, et c’est maintenant le tour des pays inutiles du septentrion d’être brusquées hors de leur latence et convoquées à la table de l’extraction universelle. Les évangélistes ont de quoi se réjouir, eux à qui l’existence paraît un purgatoire honteux dont il faut se débarrasser au plus vite. Puisque plus vite ce monde, « tombeau de l’âme », atteint son échéance, plus vite les archanges feront résonner leurs trompettes sous le ciel pourpre d’un Dieu horrible. Comme si l’apocalypse de Saint-Jean avait été un programme à réaliser ! En toute connaissance de cause, ce nihilisme de lâches nous dérobe d’un monde qu’il est incapable d’assumer. L’austérité est un mépris du monde.

Pour nous, qui ne connaissons de monde que celui-ci, comment faire, lorsqu’on y tient, à la vie, et à cette vie en particulier ?

Les médias ont beau en parler, tout continue de plus belle. Peut-être même que la surexposition du désastre est la meilleure manière de la cacher, en lui donnant l’apparence d’une fiction. S’ils en parlent, ça doit être que des gens s’en occupent, non ? Certains doivent simplement accepter, à bout de raison, la destruction du monde comme un fait accompli. D’autres se disent qu’on a ce qu’on mérite, et se laissent tomber dans les limbes. Mais pour nous, qui ne connaissons de monde que celui-ci, comment faire, lorsqu’on y tient, à la vie, et à cette vie en particulier ? Pour l’amour du monde, nous sommes dans l’obligation de bloquer la fin de l’histoire. Au soi-disant Québec, par exemple, mais pas seulement : pour l’exemple tout autant. Il nous incombe de saisir le privilège énorme de notre situation. Autant celle qui nous donne le nécessaire pour dégager une plus-value d’oisiveté et qui nous donne un ample espace où respirer et se mouvoir sans crainte que celle des moyens stratégiques, qui a de quoi provoquer l’envie de moult camarades d’outre-mer. Rarement, l’infrastructure du pouvoir n’atteint un degré d’évidence aussi grossier qu’au Québec, avec sa poignée de couloirs gavant le nord-est états-unien de ce qu’il pompe au nord. Rarement territoire américain n’affiche un tel degré d’instabilité, avec les grèves, le FLQ, Oka, et l’isolement culturel « tricoté serré », qui multiplie les possibilités de contagion de la révolte.

Le printemps à refaire est là.

Mais pour résister à un pouvoir aussi outrageusement apocalyptique, nous ne pouvons nous contenter de demi-mesures. Il nous faut croire comme jamais auparavant.

Le cancer du colon devait et doit encore séparer la vie de ses moyens.

Le propre du désastre est d’instaurer un éternel présent : celui de l’urgence l’accélératrice, du futur antérieur où tout est toujours déjà échu. Mais la possibilité demeure de se ressaisir de cette mince pellicule de présence, pour faire en sorte d’être ce nous faisons, en dépit des identités octroyées par le hasard ou le pouvoir. Mais si cette autochtonie des ruines lie en commun tout ce qui gît et agit en temps apocalyptiques, il y a – ici partout – des nations qui ont soupé de la catastrophe les premières, dans la forme la plus brutale de la prise de terres, du nomos fondateur du droit. Comme nos temps apocalyptiques donnent à voir rétroactivement la prérogative extractiviste de l’histoire kanadienne, la prise des terres autochtones montre comment le droit de propriété repose sur l’exception – réitérée dans tous les traités – de la « nécessité impérieuse et réelle » de violer les territoires jusqu’à la moelle. L’hypocrisie fondatrice du pays se trouve dans ce « vol par octroi », où de vastes espaces libres d’usage ont été réinterprétés comme propriété privée amérindienne, et limités à des réserves assignées à l’encontre du nomadisme. Chemin faisant, le cancer du colon devait et doit encore séparer la vie de ses moyens, pour en rétablir un réseau en son pouvoir, et serpenter les vivres entre des îlots également désolés et dépendants.

Hier, la dépossession suivait pas à pas le Grand Tronc, aujourd’hui elle se décline en pipelines. Mais la résistance guette à chaque détour, et si les autochtones ont préféré jadis la mort à l’asservissement, c’est que le monde qui les portait était d’une densité telle qu’il restait opaque au nihilisme colonisateur. Alors que le colon concevait le territoire comme une pourvoirie en attente de parcellement, les indigènes y voyaient une masse vivante, celle d’une tortue émergée des eaux et dont nous parcourons la carapace : Turtle Island, dont le Québec correspondrait à la patte avant droite. La tortue elle-même était à l’origine humaine, comme tous les animaux ont été engendrés par des mésaventures qui les ont jetés à l’eau, leur ont donné des branchies, des sabots ou des ailes. Ce monde plein, ce territoire habité d’âmes avec lesquelles doivent s’entendre les nôtres, cette grande confabulation diplomatique des âmes est la meilleure arme métaphysique qu’on puisse opposer au nihilisme de l’état colonial et à la souveraineté de son dernier mot. Comme le dit Kafka :

« dans un monde de mensonge, le mensonge n’est même pas supprimé par son contraire, il ne l’est que par un monde de vérité. »

Une prophétie autochtone, partagée autant par les Nez Percé de l’Idaho et les Sioux des Prairies que les Mohawks des Grands Lacs et les Mi’kmacs de l’Atlantique, est actuellement ravivée pour faire face aux temps apocalyptiques actuels, après avoir jadis servi à la résistance contre le chemin de fer et les autoroutes. Elle dit qu’un serpent noir surgira des montagnes et parcourera le continent, empoisonnant les eaux et les animaux sur son passage, et que si on ne l’en empêche, il étranglera l’île de la Tortue ! De toute évidence, il s’agit du pipeline. Et les autochtones s’organisent en conséquence : les Lakota annoncent qu’ils ont monté leurs chevaux et peint leur visages, promettant une « résistance épique » au serpent Keystone XL, si bien que sa route vers le Golfe du Mexique semble définitivement compromise. Alors que la victoire des Tsilhqot’in du Pacifique en cour suprême bloque la sortie vers l’Ouest, il ne semble rester que l’option québécoise. En chemin, les Mishkeegogamang du Lac Supérieur appellent à un front commun entre les nations rouges, blanches, jaunes et noires pour lui barrer le passage. Pourrons-nous entendre leur appel ?

En septembre dernier, juste au nord de Trois-Rivières, la nation Atikamekw Nehirowisiw a déclaré l’indépendance du Nitaskinan, au grand dam des compagnies forestières qui considèrent ces 80 000 km2 de territoire comme leur chasse gardée. La déclaration de souveraineté se clôt sur une sentence cruciale : « Atikamekw Nehirowisiw appartient à Nitaskinan. » Ce n’est pas leur propre souveraineté sur la terre qu’ils opposent à la prise coloniale, mais la souveraineté de la terre sur eux-mêmes. Cette conception où l’on appartient au territoire plutôt qu’on ne le possède, indique par-delà le Droit un régime de libre usage aux antipodes de la propriété privée. La meilleure manière de tenir au monde est d’être tenu par lui. Au niveau politique, cela implique de fractionner la souveraineté jusqu’au plan, microscopique de la concertation infinie des âmes du monde. Que la décision prenne le temps qu’elle prendra, voilà qui est inadmissible pour l’efficacité opérationnelle. Dans les maisons longues d’ici comme à Kobanê, cette abdication de la souveraineté signe le retour d’un spectre communiste dont l’État croyait s’être débarrassé pour de bon.

Alors que les voies de l’ouest et du sud sont bloquées au serpent, l’incidence du destin l’amène à longer le fleuve dont nous habitons les grèves, et où coule un quart de l’eau potable de la planète.

Prenons acte. Révoquons le serpent. Destituons la couronne. Habitons le monde.

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