Québec

Chronique du printemps qui s’ouvre.

paru dans lundimatin#16, le 30 mars 2015

Semaine du 23 mars.

C’est que nous l’attendions ce printemps. À l’opposé de tout le reste de la planète, le Québec a vécu le pire hiver de l’histoire recensée, avec une moyenne de -15°C en février et de fréquentes pointes de -40°C [1]. L’envers du réchauffement climatique c’est ce vortex polaire, que la fonte des glaciers repousse par-delà les plateaux arctiques, pour s’installer comme par malédiction dans notre pauvre patelin.

Il ne faut donc pas s’étonner que dès sa lancée, le mouvement a montré des signes d’exaspération. Cette fois, et contrairement à 2012, il n’y a plus d’illusions à perdre, pas plus qu’il n’y a de réclamations à décevoir. On n’entend plus ces éternels slogans qui visent la tête pour l’enjoindre à prendre conscience de son erreur : plus de « Charest hou hou ! » ni de Couillard du tout. Cette fois personne ne s’étonne de l’absence de réponse du gouvernement. La grève n’a rien à lui demander. Sinon de se résigner à la dispersion, après l’avoir dérobé de ce qui fait son pouvoir : son infrastructure. Non pour l’administrer autrement, ne serait-ce qu’autogéré, mais pour la désactiver et s’en passer, tout simplement.

Ce n’est pas tant que le mouvement n’a pas de revendications que l’idée même lui apparaît déplacée. Comment pourrait-on demander quoi que ce soit à une poignée de gloutons forcenés qui fraye sans gêne avec la mafia sicilienne. Et si la population du Québec a voté pour eux, qu’est-ce qu’on peut y faire, sinon s’en câlisser ? Les bannières « Fuck toute » et « Mangez toute de la marde » en tête de cortège ne laissent place à aucun équivoque : l’ennemi du mouvement, c’est la totalité. Celle qui, sociale, récuse toute division. Celle qui, économique, refuse toute gratuité. Celle qui, symbolique, refuse toute magie. Pour le coup, le mouvement présent s’accommode bien de l’absence de porte-parole s’affairant à traduire ses remontrances dans le langage majoritaire, puisqu’il est précisément question d’assumer le différend qui l’oppose irréductiblement à la totalité totalitaire. Il se débarrasse du même geste des instances syndicales et de ses procédurites, entremetteurs qui apparaissaient indispensables jadis. Même l’ASSÉ, qui s’accorde la paternité de 2012, est complètement dépassée, et peine à cacher sa volonté de réfréner sa base. Or rien n’y fait, les grévistes s’en sont retournés joyeusement à leur état originel, à leur pauvreté en espèces – mais richesse en monde, où il fait bon vivre en bon vivant.

D’autant plus qu’après six mois de congélation, le printemps apparaît en soi comme une revendication suffisante. Car nul n’est dupe de la cause du vortex polaire : le Canada actuel carbure entièrement sur les sables bitumineux albertains, la catastrophe environnementale du siècle. Les évangélistes conservateurs sont prêts à tout pour sortir leur boue toxique du continent. En attendant les pipelines prévus pour longer le fleuve Saint-Laurent et empoisonner à terme ¼ de l’eau potable de la planète, une pléthore de trains-blocs, souvent longs d’une centaine de wagons, grincent les rails à toute allure. La déflagration chthonienne qui avait décimé 47 personnes à Lac Mégantic en juillet 2013 [2] n’y a rien changé : en cinq ans la quantité de pétrole acheminé par rail a augmenté de 28 000% [3].

L’austérité qui, comme partout, sert de prétexte « légitime » au mouvement, doit être comprise à l’aulne de cette entreprise apocalyptique. Sans quoi la prévisible démission des syndicats à l’appel de « grève sociale » ne saurait rendre justice au caractère exceptionnel de cette grève étudiante déclenchée pour des raisons strictement politiques, sans intérêt corporatif. En termes macroéconomiques, le Canada se compare davantage aux pays extractivistes comme la Chine ou le Brésil qu’à l’Espagne indignée. C’est du moins l’opinion du Premier ministre Couillard (oui oui, c’est son nom), dont le livre de chevet – The Fourth Revolution [4] – conçoit l’austérité comme un moyen de rattraper en compétitivité les pays « émergeants », en travaillant à désensibiliser la population face à l’écocide, le travail forcé et les répressions potentiellement fatales. L’austérité, c’est l’absence de scrupules dans le massacre du monde. Et lorsque l’hégélien Couillard se reprend pour dire que l’austérité n’existe pas, qu’elle n’est « qu’une vue de l’Esprit », cela ne s’applique qu’aux austères eux-mêmes, ceux-là qui ont perdu leur âme.

C’est dire que nous avons affaire à des psychopathes.

Partout, derrière le moindre cubicule de la moindre boîte, c’est toujours le psychopathe qui règne. Cause psychologique des détresses opposées – de la dépression qui, froid aidant, accable les sensibles à une copieuse pharmacopée – la psychopathie s’avère l’ennemi commun à tous les gens du commun. Quant au mouvement actuel, son assaillant immédiat – la police – semble en être pétrie jusqu’à la moelle. Et la première semaine de grève a fourni la preuve définitive de la nécessité de donner une leçon d’humilité aux flics pour les tenir en respect et défendre nos manifs. Avec la Loi spéciale de 2012, la police de Montréal avait déjà acquis une autonomie considérable en termes de pouvoir discrétionnaire, provoquant l’entrée en scène des casseroles pour dénoncer leurs bastonnades aveugles et arrestations de masse – jusqu’à 700 en une soirée. Depuis, l’austérité tous azimuts ayant visé leurs régimes de retraites, les flics n’ont pas hésité à menacer la municipalité en laissant leurs frérots pompiers saccager l’Hôtel de ville de Montréal. Mais ils ne se sont pas débarrassés pour autant de leur vieille haine des grévistes. Pour ces porcs, il en va de leur orgueil inssassiable : il leur faut venger toutes les humiliations subies aux mains de ces « petits culs » sans défense qui forment la masse gréviste, et qui vont se multipliant [5].

Alors ils sont venus en force, dès le début. Sans la moindre gêne ni sentiment d’honneur, ils mettent le paquet à chaque rendez-vous gréviste en envoyant des effectifs monstrueux, à la hauteur de leurs 640 millions de dollars de budget annuel. Nonobstant cette stratégie honteusement suprématiste, les manifestactions matinales de lundi et de mardi, qui se sont heurtées aux souricières policières dès qu’ils ont pris la rue, ne se sont pas laissées intimider. Si la police a repris sa hargne de 2012, avec sa loi municipale P6 interdisant les manifs sans itinéraires dans la foulée de la Loi spéciale, les grévistes ne se retrouvent pas moins où ils s’étaient laissés alors, avec la même détermination et la même intelligence intuitive. Renvoyant aux flics leur slogan syndical autocollé sur leurs casques et boucliers – « Nous, on a rien volé ! » -, les grévistes ont assumé de défoncer les lignes porcines, brisant leur nacelle bovidée et libérant leurs camarades sous-numéraires. Le mot a dû se passer, la facilité du stratagème a dû se raconter, puisque les jours suivants la rupture des souricières est devenue systématique. Mardi, la première « Ostie de grosse manif de soir » [6] d’une série qui risque d’être longue a défoncé nombre de barrages de flics à coups de gourdins et de caillaisses, serrant les rangs pour empêcher les flics d’entrer, dans une joyeuse ambiance de camaraderie retrouvée – plus de 10 000 ami.es, ça fait chaud au coeur !

Par contre, le soir même à Québec – ville gangrénée par les douchebags qui forment le type majoritaire du Québécois, forme-de-vie souveraine que protège la police –, la manif de soir s’est soldée par 274 arrestations. Mais c’est jeudi que ces mêmes porcs ont complètement capoté, lorsqu’ils ont foudroyé Naomie Tremblay-Trudeau, 18 ans, en lui tirant une bombe lacrymogène directement dans le visage, à bout tout à fait portant [7]. Ajoutant l’insulte à l’opprobre, le maire de Québec en a rabattu la faute aux manifestants en déclarant que « vous choisissez qu’il y ait de la pagaille si vous ne donnez pas votre itinéraire » [8]. Une poignée de fascistes a même monté un groupe facebook en appui au porc en question, immatriculé 3143, intitulé « Je suis 3143 » [9], et réclamant d’éborgner plus d’étudiants. C’est de tels abus que présageait le Collectif Armes à l’oeil, lorsqu’il lançait en début de semaine une campagne de financement pour permettre au camarade Maxence Valade, éborgné par un fusil ARWEN à l’émeute de Victoriaville en mai 2012 [10], de poursuivre la Sûreté du Québec en justice :

À bien y penser, l’argument récurrent selon lequel les armes à « létalité réduite » remplaceraient l’utilisation probable des « vraies » armes à feu est fallacieux. La police oserait-elle vraiment tirer à balles « réelles » dans une manifestation ? Le scandale qui s’ensuivrait serait dévastateur. Dans les faits, c’est plutôt la matraque qui est remplacée par les armes à létalité réduite. Ce qui revient à dire que ces armes réinstaurent, après quelques décennies d’accalmie « sociale-démocrate », le droit pour la police de « tirer dans le tas » [11]

C’est bien ce droit que s’arroge la police dans sa lâcheté sans cesse croissante. Bientôt ce seront les drones et les canons à micro-ondes qui s’occuperont de nous lessiver à risque nul. Mais pour l’heure, les grévistes sont plus que jamais résolu.es à mettre en échec la terreur qui veut les acculer à cesser d’attendre quoi que ce soit de l’existence. Vendredi, la deuxième manif de soir [12], pourtant appelée à trois jours d’intervalle, ne s’est pas laissée intimider par la quincaillerie policière – flashbangs et balls, gaz CS, etc. – qui l’intimait à déguerpir. Plutôt que de retourner chez soi, les 5000 camarades ont profité de la dispersion pour se séparer en plusieurs dizaines de cortèges aussi mobiles qu’imprévisibles, trimballant le mobilier urbain, dans un joyeux bordel à peine entaché par les 84 arrestations. Le lendemain, nous étions encore 5000 au rendez-vous pour la manif d’après-midi, avant de se déplacer en choeur aux confins de la ville pour tuer dans l’oeuf une faction québécoise de Pegida qui voulait défiler au Petit Maghreb. [13]

Il est pourtant difficile de dire ce que nous réservent les prochaines semaines. Certains (toujours les mêmes) s’évertuent à semer la zizanie parmi les troupes, soulignant l’aventurisme, le manque de réalisme politique et l’effronterie adolescente qu’indiquerait l’absence de revendications. Ça compare avec les chiffres de 2012 (tassant sous le tapis tous les efforts déployés alors pour conjurer ce qui est présenté aujourd’hui comme la référence ultime du « bon » mouvement), ça estime que le mouvement ne se généralisera jamais au sein de la « société québécoise » s’il se maintient dans cet esprit railleur. Ainsi soit-il : nous assumons.

Mais il n’en demeure pas moins que, sans répondre à cette injonction à la généralisation, il faut reconnaître que bien des remous guettent leur heure sous le couvert des mouvements institutionnalisés. Bien des leaderships syndicaux, malgré leur tranquillisation responsable, sont en passe de perdre leur souveraineté : votes de grève sauvage chez les enseignants collégiaux pour le 1er mai, piquetage hors-négos dans les écoles primaires, grève inversée dans une clinique [14], résistance aux expulsions auxquelles font face nombre de centres communautaires de quartier, simple impossibilité d’implanter les mesures débiles votées en trombe dans les services publics et au-delà... Les attaques sont si flagrantes, les têtes de mouvement si évidemment molles et incapables de faire politiquement face à l’urgence qu’il ne reste plus qu’à prendre en main le refus du saccage. Par ci, par là, des gens s’activent hors cadre pour se joindre à ce mouvement qui se veut définitivement sauvage. Et c’est peut-être à ces gestes que le printemps peut servir de creuset. En autant qu’il assume pour seule finalité et seul horizon stratégique celui, joyeux et déjà victorieux, de l’élaboration de nos forces révolutionnaires en vue des refus présents et des combats à venir. C’est un printemps rampant qui s’élabore au Québec, et il s’agit de s’affairer au tissage des liens assumés et des tactiques effectives qui lui permettront de tenir, de lutte en lutte : voilà peut-être l’horizon de cette grève, aux deux pieds bien plantés dans une conflictualité qui dépassera de loin sa parenthèse temporelle.

Le spectre de la grève est donc bel et bien revenu hanter le Québec – et Dieu sait qu’il y a squelettes dans son placard. Mais ce débrayage ne sera pas une répétition, ni la reprise de 2012 en farce, ni la répétition générale d’une grève sociale où le Travailleur daignera nous sauver ex machina. Les choses qui devaient être apprises et dites l’ont été en 2012 – se fendre le cul à fouler le pavé une demi-année durant, c’est tout un laboratoire. Et l’élection qui y a mis fin nous a appris qu’un pur affrontement entre la plèbe avec le souverain peut difficilement survivre à la substitution du dernier. Il nous faut désormais trouver le moyen de transcender tous les remaniements possibles du personnel politique, ce qui suppose de les rendre impossibles. Regagner la capacité d’immobilisation, de l’occupation d’espace et de la prise de terre – ce que 2012 avait négligé par la succession innombrable de défilés mobiles –, pourrait assurément contribuer à inscrire le mouvement dans la durée, débordant la grève instituée par un faire-grève infini. Nous serons bien obligés, considérant la psychopathie permise et l’apocalypse promise, de mettre à bas le pouvoir institué, en faveur d’un tout autre qu’il reste à penser, mais dont la grève nous donne à tout coup une expérience indélébile.

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