Après la destitution de l’ex-président Pedro Castillo, Boluarte aurait dû convoquer de nouvelles élections présidentielles. Elle a choisi toutefois de se maintenir au pouvoir grâce à une alliance nouée avec les partis politiques qui contrôlaient le Parlement péruvien : Alianza para el Progreso, Fuerza Popular, Renovación Popular, Acción Popular et Perú Libre. Lorsque Boluarte a annoncé qu’elle resterait présidente jusqu’en juillet 2026, les populations des régions de Cusco et Puno, situées dans les Andes du sud péruvien, se sont mobilisés pendant des jours pour exiger la libération de Pedro Castillo et la démission de la présidente. La réponse de l’État a été sans appel : plus de quarante Péruviens ont été assassinés. [1] Cependant, cela n’a provoqué aucun changement dans le régime gouvernemental : Boluarte est restée en fonction, tout comme le Premier ministre. Le Parlement non seulement n’a pas exigé de réponse concernant ces assassinats, mais l’a protégée en classant la plainte déposée contre la présidente.
Bien qu’il y ait eu de nombreuses autres raisons pour virer Boluarte du pouvoir, le Parlement l’a toujours protégée en arguant qu’une nouvelle destitution mettrait en péril la stabilité du pays et de l’économie, compromettant ainsi l’investissement privé et le développement du Pérou. Du côté des fronts les plus critiques à l’égard du gouvernement, on affirmait que Boluarte restait en fonction parce qu’elle servait les intérêts du Parlement. La présidente, avec ses ministres, non seulement réprimait toute forme de protestation contre le régime gouvernemental, mais ne remettait pas non plus en question les lois promulguées par le Parlement. L’une d’elles, par exemple, a consisté en la promulgation d’une loi accordant l’amnistie aux membres des forces armées et aux policiers accusés de violations des droits humains pendant le conflit armé interne de 1980 à 2000, ce qui allait à l’encontre des familles des victimes qui réclament justice depuis des décennies. [2] De même, le Parlement a promulgué une série de lois qualifiées de « complaisantes envers le crime », car elles compromettaient la lutte contre l’insécurité. Ces lois ont réduit le temps pour vérifier les informations fournies par les repentis, ont supprimé la détention préventive pour les policiers utilisant des armes ayant causé des morts ou des blessures graves, ont réduit les délais de prescription pour les crimes graves et ont imposé des sanctions contre les procureurs et les juges, etc. [3] Toutes ces modifications ont non seulement bénéficié aux membres desdits partis politiques, sous le coup d’enquêtes pour corruption, mais aussi aux organisations criminelles.
Les lois approuvées par l’État ont permis aux réseaux criminels d’agir avec une plus grande impunité. Cela a provoqué une augmentation du nombre d’extorsions et d’assassinats ciblés par des tueurs à gages, touchant principalement les secteurs populaires, c’est-à-dire les populations en situation de pauvreté et d’extrême pauvreté qui travaillent dans l’économie informelle — au noir. Outre les vendeurs ambulants, l’un des groupes les plus touchés a été celui des conducteurs de bus, puisque plus de 40 ont été assassinés en 2025. [4] La réaction des chauffeurs a consisté en une série de mobilisations et de grèves au cours des cinq derniers mois. À l’époque, il ne s’agissait pas d’une protestation contre le gouvernement, mais d’exiger de l’État qu’il garantisse le droit à la vie en luttant contre l’insécurité. Parallèlement à ces mobilisations, le commandant de la police a déclaré que l’augmentation de la criminalité était une question de perception, et la présidente a affirmé publiquement que la meilleure façon de lutter contre l’extorsion était de ne pas répondre aux appels des délinquants. Les déclarations des représentants de l’État, la corruption de l’institution policière (censée lutter contre les organisations criminelles), l’augmentation des assassinats et du nombre d’extorsions ont provoqué une radicalisation des mobilisations populaires. [5]
Dans ce contexte, le parlement péruvien a approuvé une loi modifiant le système de retraites. Selon cette nouvelle loi, les travailleurs indépendants seraient obligés de cotiser progressivement pour leur fonds de pension. Bien que cela puisse sembler une bonne mesure, la majorité des travailleurs au Pérou ne disposent pas de revenus réguliers car ils travaillent de manière informelle. Pour les travailleurs informels, toute déduction peut affecter leur liquidité immédiate et mettre en danger leur sécurité économique. De même, la loi stipulait que les affiliés de moins de 40 ans ne pourraient pas retirer leurs fonds avant leur retraite, ce qui bénéficiait uniquement aux entreprises privées qui administrent le fonds de pension des Péruviens. Tout cela a suscité de nombreuses critiques de la part des jeunes Péruviens. Ainsi, la « Génération Z » s’est jointe aux mobilisations des transporteurs et a adopté comme symbole le drapeau de One Piece, protestant contre la réforme des retraites, l’insécurité et le régime politique responsable de la situation du pays.
Contrairement à ce qui s’est passé en 2022 et 2023, les protestations se sont concentrées à Lima, la capitale politique du Pérou, et bénéficiaient du soutien de la majorité de la population. De même, les mobilisations ne disposaient d’aucun leader ni d’aucune forme de représentation politique, car tous les partis politiques du Pérou manquaient de légitimité auprès de la population. En ce sens, les différents collectifs mobilisés pourraient être considérés comme faisant partie d’un mouvement acéphale ou anarchique. Cela est particulièrement problématique pour le gouvernement qui ne trouve pas d’interlocuteurs avec lesquels négocier et freiner les mobilisations. Au fil des jours, de nouveaux collectifs se sont joints aux protestations, ce qui a également produit une escalade des revendications. Petit à petit, les manifestants sont passés de l’exigence de démission de Boluarte à la dissolution du Parlement. C’est ainsi que, dans une tentative d’arrêter la mobilisation sociale, les parlementaires ont sacrifié la présidente en la destituant de ses fonctions.
Mais pourquoi le Parlement a-t-il décidé de la destituer maintenant et pas avant ? Premièrement, les parlementaires étaient conscients que la population rejetait Boluarte. Non seulement elle avait un taux de désapprobation de plus de 90 %, mais elle n’a pas non plus mené d’action pour mettre fin au problème de l’insécurité. [6] Deuxièmement, le cadre constitutionnel empêche la dissolution du Parlement. Même si de nouvelles élections sont convoquées, les parlementaires conserveront leurs postes jusqu’à la fin de leur mandat l’année prochaine, gardant ainsi leurs privilèges. Troisièmement, la campagne politique pour les prochaines élections présidentielles et législatives a commencé. En ce sens, ils ont pris la décision de destituer Boluarte avec l’intention de se présenter devant la population comme les « sauveurs de la démocratie » pour obtenir des votes.
Néanmoins, le Parlement a choisi une nouvelle marionnette pour maintenir le contrôle du pays. Pour remplacer Boluarte, ils ont placé comme président à José Jerí, accusé de viol, qui prétend devenir une sorte de Bukele péruvien. Cependant, comme l’a dit une journaliste, les Péruviens ne sont pas idiots. [7] La nomination de l’actuel président ne suffira pas à arrêter la mobilisation en cours qui exige non seulement une nouvelle destitution, mais la dissolution du Parlement. La « Génération Z », les syndicats de transporteurs, les travailleurs indépendants et d’anciennes organisations civiles se sont unis pour exiger une refondation complète du pays : « ¡ Que se vayan todos ! ¡ Que no quede ni uno solo ! ».
Dès maintenant, le Pérou a entamé un processus de lutte dont le destin est incertain. Il n’existe aucune issue juridique ou constitutionnelle face aux demandes de la population. Une option pourrait être que les parlementaires organisent un référendum pour déterminer la dissolution du Congrès. Cependant, ce n’est pas la position du gouvernement qui préfère réprimer toute manifestation contre l’État. Une preuve en est ce qui s’est passé le 15 octobre dernier lors de la grande mobilisation qui s’est déroulée à Lima. Celle-ci n’a pu être contenue que par l’usage disproportionné de la force par la police. Non seulement il y a eu des dizaines de civils blessés, mais malheureusement au moins une personne est décédée. Face à l’aveuglement délibéré de la classe politique qui s’accroche au pouvoir par la force, les Péruviens continuent de se mobiliser en exigeant la dissolution du Congrès et une assemblée constituante, ce qui suppose un dépassement du cadre constitutionnel mené par le peuple. Le Parlement peut bien sacrifier tous ses présidents. La rue sait désormais que le problème n’est pas tel ou tel visage du pouvoir, mais le pouvoir lui-même. Ce qui commence au Pérou ne demande pas de réformes : cela exige une refondation du pays.
Marcos






