Que faire des monstres de la rue d’Aubagne ?

Marseille : procès du mal-logement et guerre urbaine après l’effondrement
Victor Collet

paru dans lundimatin#452, le 19 novembre 2024

L’actualité marseillaise n’aura probablement échappé à personne. Les « monstres » de la rue d’Aubagne - l’effondrement du 5 novembre 2018 - sont de sortie. Ils reviendront hanter 6 ans plus tard et pendant près d’un mois et demi de procès les Marseillais.es.
Depuis le 7 novembre dernier, le procès des responsables de l’effondrement du 63 et 65 de la rue s’est ouvert. « Hors-norme » affirmait lui-même le juge en introduction aux débats. Les uns attendent justice, d’autres simplement des faits, les plus ambitieux responsabilités et culpabilités pour une séquence qui a bouleversé et bouleverse toujours autant Marseille… Mais de qui et de quoi tant les limites du procès et de l’effondrement sont si vastes ?

Celle de la mise à mort du « système Gaudin » ? De l’état d’insalubrité généralisé de la deuxième ville de France qui éclate alors au grand jour ? De cette collusion mafieuse et macabre entre une politique publique volontaire d’abandon du centre-ville, du quartier de Noailles et d’extorsion privée par tout un système opaque de syndic’, de proprio, d’experts et d’administrateurs judiciaires véreux unis par un cynisme sans limite et un commun accord pour extorquer un maximum de fric, plus-value sur des logements extrêmement dégradés, et la moindre considération pour les habitants, ménages « captifs » du marché comme on dit, de précaires, de sans-papiers à la merci des arrangements dans un quartier ne disposant que de 4% de logement social.

Que nous reste-t-il de la rue d’Aubagne ?

Au moment de conclure Du Taudis au Airbnb l’an passé, la question nous hantait déjà. Comme beaucoup, comme tant d’autres. Qu’en restait-il dans les rues de Marseille ? Du drame, de ces huit victimes ensevelies à jamais sous les décombres d’un système Gaudin moribond et propriétaire, via la société d’économie mixte Marseille habitat, d’un des deux bâtiments effondrés, le 63, fermé depuis des années et ouvert aux grands vents ?

Comment ne pas se souvenir de ces premiers tweets terrifiants de mépris : du « je suis effondré » du 5 novembre au matin au « c’est la pluie » du conseil municipal en passant par le « je ne regrette rien » trois jours plus tard du même Gaudin. Entreraient-ils dans le cadre d’un procès ? « Les marchands de sommeil sont à la mairie », répondait alors une banderole fleurissant dans les rues. Dénégation quand tu nous tiens. Se défausser sur les propriétaires privés…

Ceux du 65 donc, juste à côté. Pas en reste d’ailleurs. Qui se gavent et extorquent sans jamais effectuer les travaux, regardent ailleurs malgré les alertes à tous les étages, laissant pourrir les habitants dans l’insalubrité et dont l’instruction révèle déjà, aux premiers jours du procès, la responsabilité patente dans la chute du bâtiment ?

Que resterait-il, cinq ou six ans plus tard, de cette brutalité du projet urbain qui explosait alors dans toute sa nudité à la figure de chacun ? De cette gigantesque banderole déployée quelques jours plus tard lors de la marche de la colère, le 14 novembre 2018, qui résumait la situation : « 20 millions pour détruire La Plaine et pas une thune pour sauver Noailles » ? Que restait-il des mois de ferveur dans les rues ; par dizaines de milliers, sous les gaz, les pillages de décembre, et les nuées des minots tout à coup mêlés au mal-logés, aux marches pour le climat, aux gilets jaunes et à toute une partie du centre et des quartiers ? De la traque de tous ces élus véreux, syndic’ ou proprio mafieux qui, après tant d’impunité, se cachaient ? De leur affichage partout sur les murs de Marseille, dans les journaux ? Mais aussi de cette communion et de ces solidarités ?

Que restait-il de ce cynisme sans limite qui n’en finissait plus de remonter à la surface et d’éclabousser tout Marseille ? Et de cette municipalité qui, absorbant toute l’attention, laissait lentement les autres refaire leurs affaires ? Que restait-il de ces milliers de délogées, ancrant le trauma de la fissure, du péril et du délogement express dans toute la ville ? Et pour ceux qui continuent à l’être depuis, et dont le relogement est devenu une lointaine chimère ? Un Centre-ville en « tension immobilière » maximale nous dit-on, le Guardian ou le New York Times en renfort pour hâter l’instagramisation de Marseille [1] ?

Que nous reste-t-il de ces murs qui tombaient juste au-dessus, sous les coups et les masses des militants, contre un projet absurde de « requalification - gentrification » du quartier voisin de La Plaine, mené tambour battant, lui aussi contre les habitants. Un même « Grand plan » pour Marseille : abandon et effondrement pour les uns, « mur de la honte », gentrification et lente disparition pour les autres.

Il y a un an, le 5 novembre 2023, les commémorations éparses répondaient déjà à la question. Difficile de tenir le souvenir de la rue d’Aubagne si longtemps et si fermement dans les rues. S’y mêlaient pourtant un affichage intense, des murs de Noailles jusqu’en municipalité : traces persistantes de l’insalubrité ici, portraits de multipropriétaires reconvertis dans le Airbnb placardés là, jusqu’à certains appartement fermés pendant des années et ouverts aux seuls touristes face à la « dent creuse », le trou béant des n° 63, 65 et 67 effondrés. Difficile de ne plus voir le changement. Et le scandale. Afficher des propriétaires, même en « flagrant délit d’illégalité », ça ne se fait pas.

TF1 : Vandalisme, vols de boîtes à clés... Les méthodes extrêmes d’un collectif anti-Airbnb à Marseille

Difficile de ne plus voir : une rue toujours sens dessus dessous mais bien en train de devenir aussi un « incontournable touristique », titrait même La Provence à l’ouverture du procès [2].

La schizophrénie urbaine est toujours à son acmé : entre le souvenir à vif du quartier effondré, choc sans précédent pour la mémoire collective, insalubrité massive… et rentabilité nouvelle du logement marseillais. La rue d’Aubagne reste cette traversée chaotique d’un cœur de ville populaire entre les extrêmes : haut de rue encore à moitié fermé (par les arrêtés de péril, les portes blindées et les chaines) ; restaurants conceptuels et boitiers à clé Airbnb qui se sont frayés un chemin et voisinent avec le fameux « permis de louer » [3] ; hordes de touristes enfin acclimatés à la sulfureuse réputation de Marseille, colonisant bars sympas, terrasses branchées et glaciers hors de prix, magasins bio ou épiceries fines, transplantés à côté des vieilles enseignes, des revendeurs à la sauvette et des hôtels miteux évacués jusqu’à ce 5 novembre 2024 [4]. D’aucuns affectionnent la si prisée « mixité » à la marseillaise, côtoient la misère, la débrouille et les bâtiments délabrés en sirotant une pinte d’IPA à 8 euros, au milieu des incessants contrôles policiers.

Un grand hôtel de police municipale trône désormais à l’entrée de la Canebière, ayant remplacé feu la biennale culturelle d’art contemporain Manifesta, présente en 2018. La culture pour cheval de Troie du changement social. La police pour sécuriser l’invasion touristique et la remplacer. Triste symbole.

Une ville toujours plus « ségrégative », affirmait à l’ouverture du procès la pourtant mesurée et documentée association « Un Centre-ville pour tous » [5]. Relégation en périphérie de toute une partie de la population historiquement fixée en son centre, impossible « droit de retour » des délogé.es ou de la possibilité d’y rester avec l’explosion des loyers, des baux-mobilité, la prolifération du « meublé ». Un « mal logement » qui « s’aggrave » même au lieu de se résorber, se multiplie, change de face, s’accélère. Au milieu des rénovations. Pour d’autres comme toujours.

Effondrement, exception, accélération, gentrification

L’emplacement est vraiment idéal même si on a l’impression que les immeubles du quartier vont s’effondrer à tout instant… Je reviendrai avec plaisir.
(Un commentaire de Juliette sur son séjour en Airbnb au 74, rue d’Aubagne chez « Youcef », juin 2023.)

Symbole de l’effondrement, de l’abandon des élus et des propriétaires, de cette immense vague de solidarité et de colère d’un côté, la rue d’Aubagne recelait, recèle toujours ces ingrédients si particuliers du centre de Marseille : populaire, exubérante, solidaire, faite de petits commerces et de voisinage d’entraide malgré les galères, parfois par choix, souvent par contrainte. Prenez ces texto retranscrits à la veille du procès par MarsActu et qui fendent toujours le cœur : ces habitantes du 65, un bâtiment au bord de l’effondrement, qui continuent d’échanger pour s’entraider au milieu des craquements, des fissures béantes, des fuites partout, l’électricité qui saute [6]. Et ces syndic’, ce cabinet Liautard, ces élus Julien Ruas ou ces propriétaires Xavier Cachard, enfin ces experts Richard Carta… aux abonnés absents, qui savaient.

Effrayant hier. Ecœurant toujours.

Symbole éclatant, la rue d’Aubagne l’est donc aussi pour la touche de sordide qu’elle glisse dans le changement d’aujourd’hui. Les promesses du Printemps Marseillais, et du remplacement enchanté du système Gaudin, semblent loin. Réussite touristique pour les uns, « gentrification » galopante et remplacement hâtif de populations, de clientèles, de bars, d’hôtels, des loyers pour les autres.

Ce qui restera aussi de l’effondrement, avec les années, c’est cette rupture avec l’histoire.

Celle d’une rue et d’une ville. 6 à 8 000 déplacés, délogés, plus de 900 bâtiments fermés. 10% de logements insalubres pour seulement 1% de la population en France. La ville-taudis a bien explosé à la figure des médias et de chacun. Et le choc qui suit ancre le trauma : le système pris la main dans le sac réagit, compense, recrute à tour de bras pour sauver un peu tard ses meubles et déloge en un temps record l’équivalent de l’ensemble des expropriations programmés pour le « Grand Paris Express », 42 milliards d’euros de budget, 186 projets urbains, 35 gars, sur près de 15 ans [7]. Excusez du peu.

« Cette ville a vécu pendant un an et demi sous un régime extraordinaire où, à peu près n’importe où, avec un petit peu de savoir-faire, tu pouvais obtenir l’évacuation d’un immeuble en moins d’un jour. Pour plein de gens, c’est devenu très intéressant. Et pas que les privés. Pour Euromed, la société d’économie mixte de la Ville, les bailleurs sociaux aussi ».

Dominique Dias, ancien responsable à la direction du service des périls, limogé par le Printemps Marseillais, juin 2023

Le souvenir et le présent de la rue d’Aubagne, c’est ça aussi : la mise à mort de la légendaire « inertie » marseillaise. Celle qui venait à bout des grands projets urbains, de la métropolisation, une certaine rue de la République. Et le remplacement d’un centre-ville par un autre, par petits bouts grattés les uns après les autres de 5e – 6e puis 1er et 2e arrondissements. Une « guerre urbaine aux pauvres » et une stratégie du choc. Avec pour moyen, l’arme du délogement et des périls. Choc à nouveau vécu par les habitants. La fermeture, l’obligation de rénovation, la chute des prix de l’immobilier, le vaste coup de projecteur représentent déjà pour certains… L’opportunité. En grand. Comme le plan annoncé pour Marseille.

Des bâtiments dévalués comme jamais, attirent tout à coup. Comme ces agents immobiliers, mèche longue et souliers pointus, qui auscultent les taudis mis aux enchères dès les jours qui suivent les effondrements. Et qui se triturent les méninges : rénover ? Placer en meublé ? Abandonner des immeubles trop abîmés face aux risques de poursuite ? La laisser à plus gros qu’eux pour tout transformer ?

Un an plus tard, en 2019, on comptait déjà 88% de hausse des dits « meublés de saison ». Dans la foulée, un certain confinement et sa sortie provoquent la ruée touristique et les investisseurs vers Marseille. Les Bordelais (comme Vincent Challier ou Florent Richard, and Co.), les Parisiens (Spezzetto-Simacourbe et ses centaines de milliers de milliers de followers) et les locaux, anciens et « vrais Marseillais » (Chevalier, Marion & Ségo…) ou jeunes requins (les blaireaux de la Maison Noailles…) ont saisi le message. Eldorado marseillais avec des prix défiant ceux de la Seine-Saint-Denis.

Et la lutte contre l’insalubrité a parfois bon dos : sans obligation réelle et contrôlée de retour des occupants, en l’absence de contrôle drastique des loyers ou de construction massive (et en panne en réalité) de logement social, impossible de revenir, de reloger dans le quartier.

Là aussi, la rue d’Aubagne aura été une clé.

Unité, vérité, justice et exemplarité : ombres et lumières d’un procès pour l’histoire

Mais, alors que s’ouvre le procès des effondrements, les extrêmes de la rue d’Aubagne ont laissé place à l’unité retrouvée. Unité des commémorations et des manifestations, des collectifs et des habitants mêlés. Jusque devant l’immense caserne militaire du Muy où se tiendront ces 9 procès en un. 16 prévenus, d’innombrables parties civiles. Des témoins en pagaille. Et enfin des comptes à rendre. Qui sait ? Des réparations.

Unité dans l’attente. 6 ans, c’est long. Trop, rappelait l’une des survivantes du n°65, face à cette « impunité temporaire » qui aura duré si longtemps [8]. Attente d’un procès « digne » et « exemplaire » diront les membres du collectif du 5 novembre, attente de « vérité et la justice » scandaient les milliers de manifestants réunis devant le Palais de justice avant l’ouverture du procès.

Que soient connus ou plutôt reconnus la crasse responsabilité de la ville, des bailleurs publics et privés, le mépris et l’indifférence des élus, l’incompétence ou l’indécence des experts et des propriétaires, tous parfaitement au courant mais jurant, hier comme aujourd’hui, à leur irresponsabilité.

Et à la nullité.

Xavier Cachard, le plus symbolique d’entre eux, propriétaire du 65, avocat du syndic censé faire des travaux jamais réalisés, conseiller régional et désormais reconverti dans le Airbnb dans la région de Forcalquier, n’a-t-il pas été le premier à demander tout simplement la « nullité » d’une procédure jugée « à charge » ? Retranché derrière l’avis de l’expert Richard Carta, la technique flaire bon le stratagème pour lancer sur la « brebis galeuse » toutes les responsabilités et éviter tout questionnement d’un « système » ? N’a-t-il pas évoqué lui-même ce système ébranlé par un « avant » et un « après » 8 novembre ? Quand son portrait s’égrenait sur les murs de la ville, qu’il se cachait cd peur d’être reconnu.

Si la rupture est telle après cet effondrement physique, moral et bientôt politique, entrainant la mairie Gaudin dans son sillon, rien de plus logique que le procès de la rue d’Aubagne revête une telle attente. Le trauma collectif est toujours là. L’insalubrité aussi. Le manque de considération pour les habitants, toujours. Ce qui meurt alors, avec la rue d’Aubagne, c’est cette histoire récente où l’abandon des uns pouvait encore se satisfaire de la débrouille des autres. Où la rentabilité à tout crin, la marchandise du sommeil sur le dos des plus pauvres, des plus précaires, des sans-papiers, la corruption des élus, la connivence des élites, le mépris pour la vie, pour nos vies, pouvait se maintenir sans fin.

Venez élire mister élu indigne […], la seule élection où 100 % des candidats sont gagnants… Candidat : Xavier Cachard. Propriétaire d’un des logements effondrés du 65, rue d’Aubagne, élu LR à la Région. (Affiche du Collectif du 5-novembre pour l’élection de Mister Indigne, place du Marché-des-Capucins, mars 2019)

Avis de recherche. Serial killer de quartiers à Marseille ! Habite à Bordeaux et possède plus de trente propriétés à Marseille dont trois au Panier. Florent Richard. Récompense : le salaire qu’il gagne en un an : plus de 1 000 000 € ! (Une affiche non signée, place Jean-Jaurès, automne 2023)

Le système, avec l’effondrement, n’est plus viable. Et le nauséabond marché s’effondre, comme le secret de polichinelle municipal. « Tout le monde savait ». C’est la phrase certainement la plus partagée lors des entretiens, micros-trottoirs, récits collectés ou glanés, sur le moment et quatre ans plus tard.

« Tous savaient ». « Tous », c’est-à-dire « eux ». Qu’un bâtiment pouvait tomber, allait tomber. Que bailleurs, élus, experts, propriétaires, syndic’ ne faisaient rien. Que d’autres bâtiments étaient déjà tombés, comme à Belsunce, dans le silence le plus complet.

Cette vérité populaire (et architecturale) assez simple veut en effet qu’en l’absence d’entretien, et des infiltrations partout, le bâti inévitablement se dégrade et, à terme, s’écroule [9].

Moral et politique d’emblée, l’effondrement donc. Journaux, enquêtes conjointes, révélations, échanges et discussions remontent, les documents officiels de la Soleam [10] ou les rapports ministériels Nicol enfoncent le secret de polichinelle. Tous savaient et la vie des gens comptait si peu. Pour moins que rien. Après tant d’alertes sur les structures des années durant, comment imaginer que Richard Carta, l’expert municipal débarqué 19 jours avant l’effondrement au numéro 65 pourtant en perdition, ait fait réintégrer tout le monde sauf au premier étage ? Des fenêtres et des portes qui ne ferment plus et juste après une évacuation de marins-pompiers effrayés qui n’ont même pas pris le risque de passer par une cage d’escalier entièrement bombée.

Comment se défausser quand les texto eux-mêmes rappellent que Julien Ruas, élu au logement à la ville de Marseille, répondait aux échanges sur la réintégration du bâtiment « oui oui je sais »… qu’il n’y avait rien à voir. Réintégrez, circulez ! « Tout le monde savait » : qu’ouvert aux grands vents, un bâtiment comme le 63, ou un autre comme le 65, laissés à l’abandon par la ville ou de petits propriétaires n’habitant évidemment pas là, que ces bâtiments tomberaient. Inévitablement. Question d’absence d’entretien. De temps. De volonté et de responsabilité. D’obligation. Question de structure.

Et face à l’incurie et au mépris, la structure même de Marseille a bougé.

« C’est tout Marseille qui est pourri », rappelait quatre ans plus tard cette travailleuse du sexe de la rue Curiol, petite rue parallèle tout aussi pentue ayant connu presque autant d’arrêtés de péril que sa consœur d’Aubagne. Secret de polichinelle disait-on. Le Monde pouvait encore titrer au matin de l’ouverture du procès « une chaine de négligences et d’aveuglements », il n’y a bien qu’une rédaction parisienne pour être encore trompée devant les faits et l’histoire.

Si l’attente est immense, c’est donc moins la vérité qu’on trouvera lors de ce procès. Tout le monde la connaît déjà. A la rigueur, découvrira-t-on peut-être grâce aux débats le cynisme insoupçonné d’un des responsables du désastre.

Non, l’enjeu réel sera de transformer cette vérité populaire parfaitement admise en vérité pénale, « officielle », ouvrant sur la reconnaissance de cette responsabilité. Quant à la justice, si on la préfère au bout des pics des révolutionnaires et des ces élus qui se cachaient au fil des journées de novembre - décembre, il s’agira de l’obtenir désormais du pouvoir judiciaire (dont on rappelle qu’il est aussi celui qui, hier comme aujourd’hui, désignait et désigne encore les listes d’experts qui ont fait réintégrer le n°65, par exemple).

Enjeu de justice. Peine « exemplaire » entend-on. Punition et réparation des victimes sous forme de compensation. Pour la vie, le trauma, l’horreur du drame.

Pour les victimes et pour les autres. Que le procès soulève la question de l’insalubrité régnante. Qu’il soit à nouveau, comme cette rue d’Aubagne, symbolique, qu’il fasse ressortir les fantômes et les chasse un peu aussi. Qu’il fasse en somme jurisprudence : une décision sur laquelle s’appuyer pour en faire reconnaître d’autres, tant d’autres, d’insalubrité, d’oppression et d’exploitation dans les logements, dans l’intimité, le caché. Qu’il rejaillisse aussi et fasse le procès d’un « système Gaudin » depuis balayé. Voire qu’il mette enfin en avant cette collusion entre privé et public, et jette une lumière crue sur ce fait : que l’obscur « marchand de sommeil », ici, n’a pas eu besoin de gros bras. Juste d’un costard-cravate, d’une situation d’élu ou de syndic voire d’un expert derrière lequel se retrancher pour hâter la catastrophe.

Qui produit et reproduit la ville … ? Pour les absents et nos luttes au présent

Mais alors que la procédure ne semble avoir retenu et mis en examen qu’un seul de ces élus, Julien Ruas, la mise en cause du système semble déjà loin. Resteront les témoins pour tenter de le faire ressortir. Et avec un expert comme Richard Carta vers lequel tout le monde se tourne en guise de fusible, avec des propriétaires finalement cités par les familles directement mais intégrés au dossier seulement en juin dernier, personne ne peut prédire qui sera réellement associé au verdict final. Bien difficile d’imaginer la portée réelle du procès pourtant « hors norme ».

Mais une autre hypothèse paraît plus claire : avec un tel degré de responsabilité, de cynisme, de monstruosité, l’écœurante connaissance des faits par ceux-là avant même l’effondrement, l’énormité du dossier de la rue d’Aubagne rend son « exemplarité » tout aussi complexe. Et elle sortira justement difficilement d’une telle exceptionnalité. Les autres, ceux qui continuent d’exploiter la misère dans l’ombre et l’informalité, apparaîtront immanquablement petits à côté du monstre de la rue d’Aubagne.

C’est connu, les procès sont aussi là pour laver. Les péchés, les innocents, les pénitents et bien souvent les puissants. Construire des monstres pour exorciser. Punir quelques-uns pour l’exemple, épurer un peu, exonérer beaucoup.

A n’en pas douter, les monstres de la rue d’Aubagne seront à la mesure de l’enjeu. Qu’on scrute les tweets, les échanges, les demandes de nullité dès le premier jour du procès, et la colère des marches de novembre se rappelle vite à soi.

Mais qu’en sera-t-il des absents ? A commencer par celui que tout le monde rebaptisait dès les premiers rassemblements et de façon indélébile : « Gaudin assassin ! ». La rue d’Aubagne l’aurait hanté sur la fin paraît-il.

Qu’en sera-t-il des relaxés, des non-prévenus ou de ceux qui ont failli l’être, comme ces propriétaires privés pourtant au cœur du drame, de la course à l’insalubrité et du système marseillais du mal-logement ?

Et de tous ceux, non retenus par la procédure, qui, dès le drame, se seront défait de leurs taudis, détenu des années ou décennies durant, de celles et ceux qui continueront en veillant à le faire plus discrètement ?

De toutes celles et ceux qui, moyennant de bons et dispendieux avocats, retranchés derrière le droit ou sachant le manier à la perfection, passeront à côté de l’illégalité ou de la culpabilité, feront tomber ces procédures si complexes, techniques, tout en continuant à extorquer ?

De ceux qui, pour sauver les meubles d’une municipalité assiégée, auront tué la 9e victime de Noailles, Zineb Redouane, mais dont le dossier ne sera pas retenu ici, question de droit ?

De ces milliers de délogés, traumatisés, dont le bâtiment n’est pas tombé ? Ou de ces propriétaires un peu moins monstrueux qui sauront se distinguer d’un tel dossier ?

Quid enfin des plus malins, reconvertis des taudis aux Airbnb, qui singent à la perfection les mots et les pratiques des marchands de sommeil, dénoncent à tout bout de champ ces « crasseux » de locataires, contournent en permanence réglementations et contrôles municipaux, se défont avec le même manque de considération d’habitants plus assez rentables face au « meublé de saison » [11], ou de tous ceux qui découpent inlassablement les appartements ou leur local commercial pour accroître la rentabilité dans leurs meublés ?

De tous ceux qui, comme Cachard, désormais aussi Airbnbiste à Foralquier caché derrière son concierge, ont bien compris le changement de configuration (pénale) et ont simplement opté pour une forme d’exploitation plus adaptée, essoreuse à blanchir leurs pratiques à taille mondiale leur fournissant l’opacité et leur garantissant l’impunité ?

De ces 3,5% de multipropriétaires disposant de 5 logements et plus et qui détiennent (seulement) 80% des logements de particuliers dans ce centre ancien 

De ces 16 000 annonces (+ 400 % en six ans) sur les plateformes type Airbnb et qui empêchent près de 30 000 autres locataires de se loger et pèsent dramatiquement sur le mal-logement et les surloyers des autres ?

Que faire de toutes les belles annonces qui fleurissent tout à coup chez les élus, à la veille du procès et à un an des élections municipales ? Haro sur les résidences secondaires placées en Airbnb (mais seulement les prochaines, à venir) après 5 ans d’invasion ? Ou du lancement du programme tant attendu de « rénovation » des 10 000 logements annoncé il y a six ans ? Qui aura relevé cette symptomatique réunification, héritière de Gaudin d’un côté, Martine Vassal, et de son successeur, Benoit Payan qui, de métropole en municipalité, de droite à gauche, posent avec leurs casques de chantier pour fêter les 4 premiers immeubles enfin lancés… sur les 10 000 logements annoncés ?

Où seront passés, derrière la lutte contre l’insalubrité, toutes ces lois et règlementations qui n’en finissent plus de criminaliser en parallèle depuis des années les locataires en situation d’impayés, le squat, et facilitent l’exploitation et l’extorsion ordinaire des plus pauvres ? Que restera-t-il de ces pratiques d’infériorisation des propriétaires censés qualifier l’insalubrité mais qui entrent si difficilement « en voie de condamnation », rappelait encore le juge à l’ouverture du procès ?

En individualisant à outrance, en personnalisant les échelons de la négligence, du manquement, des responsabilités, des culpabilités, le procès de la rue d’Aubagne aura déjà bien du mal à mettre à bas un « système ». Il ne pourra surtout pas affirmer plus sur cet autre enseignement ô combien crucial de la rue d’Aubagne : qui produit la ville ? Qui continuera à le faire ? Et à s’arroger, derrière un titre de propriété, droit de vie ou de mort sur les plus pauvres, les habitant.es ?

Qui fera le procès de toutes celles et ceux qui, victimes de ces processus, auront été délogés sauvagement, ou ne seront jamais retournées dans leur logement ? De toutes celles et ceux évincés depuis, légalement ou illégalement, d’un logement, de leur quartier, dans la course à la rentabilité ? Et de ces revendeurs dans les quartiers nord, inlassablement chassés du plus grand marché informel de la ville, au moment où se tient le procès ?

La marchandise du sommeil, ancienne ou nouvelle manière, ne rentrera pas, ou si difficilement dans ce procès. Le procès de ceux-là ne tiendrait, de toute façon, dans aucun tribunal. Même derrière les imposants murs de l’immense caserne du Muy. Gageons qu’au moins celui-là répare ses victimes les plus directes et donne le coup de projecteur tant attendu sur les assassins et les responsables du mal-logement, marseillais et d’ailleurs.

Pour les autres, ceux qui continuent sans relâche à exploiter, extorquer, vivre sur le dos de nos fragilités, l’effondrement de la rue d’Aubagne rappelle que leur procès se fera ailleurs. Au milieu des cris et du tumulte de la rue, de la traque à l’insalubrité et contre les opérations de communication sans lendemain, par l’affichage de toutes celles et ceux qui, sans notre force collective, dans l’intimité de ces « vies brisées », profitent de nos faiblesses.

Ce qu’il nous reste de la rue d’Aubagne, c’est aussi, peut-être même surtout ça.

Nous rappeler que la peur et l’effroi, même un bref instant, quelques semaines ou mois durant, au milieu des flambeaux et des larmes, peuvent changer de camp. Que, tout à coup, morgue et mépris inébranlables se sont tus. Peuvent encore se taire. Que les puissants, un temps, se cachaient. Et devront à nouveau le faire. Ce souvenir-là, lui, ne peut flétrir. Mais il ne peut s’écrire qu’au présent.

Celui de nos luttes. Et gare à la revanche. Quand tous nous y mettrons.

Victor Collet est notamment l’auteur de Du Taudis au Airbnb aux Éditions Agone

[2La Provence, 4 novembre 2024.

[3Passé en 2019 par la mairie Gaudin pour sauver la face en freinant la prolifération des taudis par l’envoi d’experts à chaque nouvellle location ou renouvellement de bail, il est vite largement contourné par le placement en Airbnb qui évite la réglementation.

[4MarsActu, 06.11.2024.

[5La Provence, 11.11.24

[6MarsActu, 05.11.2024.

[7Anne Clerval, Laura Wojcik, Les Naufragés du Grand Paris Express, Paris, La Découverte, 2024.

[8MarsActu, 05.11.2024.

[9Olivier Barancy, Plaidoyer contre l’urbanisme hors-sol et pour une architecture raisonnée, Marseille, Agone, 2022.

[10Soleam, societe locale d’équipement et d’aménagement de l’aire métropolitaine (Aix-Marseille-Provence).

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