Quand la littérature annonçait Lubrizol

Relire Somaland d’Eric Chauvier

paru dans lundimatin#212, le 14 octobre 2019

Si l’on voulait écrire un roman sur la catastrophe de Lubrizol, il serait caustique, peut-être amer et parfois à la limite du comique. Tous les éléments sont là pour que fiction et réalité fusionnent avec panache dans l’immense nuage de fumée noire. Yvon Robert, le maire, qui dès 8h du matin répond aux premiers journalistes qui l’interrogent à quelques centaines de mètres de l’entrepôt en flamme : « Je voudrais commencer par dire que Lubrizol est une entreprise avec laquelle nous avons toujours eu beaucoup de plaisir à travailler ». Le patron américain, Eric Schnur, invité star et en exclusivité dans les bureaux du quotidien local Paris-Normandie, pour nous rassurer (en anglais) : « L’incendie de l’usine n’aura aucun impact sur la santé des habitants ». Et puis évidemment le préfet, Pierre-André Durand, dont chaque allocution pousserait un astronaute à croire que la terre est finalement plate. Lorsqu’un journaliste lui demande de confirmer ou d’infirmer la rumeur qui court en ville, —il aurait envoyé ses enfants à l’abri loin de l’incendie et de la fumée toxique—, il philosophe : « Je ne crois pas que cette question intéresse nos concitoyens. » Tout est là.

Cependant, ce roman n’est peut-être pas à écrire. Ou plutôt il a peut-être déjà été partiellement écrit. Nous publions ci-dessous un extrait de Somaland, un petit livre publié en 2012 aux Editions Allia par Eric Chauvier (dont nous avions déjà parlé du formidable Le revenant dans nos pages ).
Somaland est une ville fictive où une entreprise pétrolière fictive connait un accident fictif : 15 400 m3 de pétrole brut s’est répandu sur le sol puis dans le fleuve. Tout dans Somaland est d’ailleurs tellement fictif que l’on se sent à la lecture immédiatement immergé à Rouen.

Salle des fêtes de Somaland. / Réunion de crise conséquente de l’accident survenu sur le site de la société petrolik.
« « »
Début de l’enregistrement.

Le Vendredi 19 juillet 200... vers 8h00, un bac de stockage sur le site exploité par la société PETROLIC, industrie jouxtant l’usine d’AMPECK FA-2, a rompu et son contenu d’environ 15 400 m 3 de pétrole brut s’est répandu sur le sol. La majeure partie du pétrole concerné a pu être retenue dans les cuvettes de rétention étanches et le réseau de tranchées pétrolières du site tandis que malheureusement quelques dizaines de mètres cubes ont débordé dans le fleuve G. On constate également des débordements sur les terrains jouxtant la bordure nord du site qui ont alimenté un réseau de canalisation sur des distances qui peuvent atteindre 600 m [1]. Aucun blessé n’a été à déplorer. (Sur une diapositive PowerPoint / Comic Sans ms, noir et sobre comme un faire-part de décès, comme le regret sincère, comme la science en berne.)

mur. (directeur du groupe petrolik) – Bonjour à tous et à toutes. Euh, merci d’être venus aussi nombreux pour cette réunion publique qui est organisée, je le rappelle, avec la municipalité et les sapeurs-pompiers de Somaland afin de partager des informations sur l’incident survenu et de faire le point : Partager et capitaliser un savoir à partir d’un incident. (Derrière Mur, en Arial Black, fond d’écran blanc, un peu triste) Je tenais d’abord à vous signifier que nous mettons tous nos moyens en œuvre pour tenter de colmater la fuite de pétrole (tendu et remonté), et que nous sommes venus de bonne foi vers vous pour communiquer (nerveux) et pour vous informer de l’évolution de la situation (de plus en plus nerveux, méfiant au plus haut point). Soyez certains que nous mettons tout en œuvre pour répondre à l’urgence qui est la nôtre (sic). Mais je ne vais pas m’éterniser. Je vais maintenant céder la parole à Jean-Kevin Dehandscherwaerker, responsable en communication chez petrolik et qui est un spécialiste des situations de crise (nerveux), un homme, en bref, qui sait faire face, avec nous et avec vous, aux situations les plus extrêmes.
_ dehandscherwaerker. – Bien, merci, madame le maire, monsieur le lieutenant-colonel des pompiers, messieurs dames, j’en vois au fond, des dames... Comme l’a dit monsieur Mur, je suis un expert en communication :

Je suis habitué bien malgré moi aux situations les plus critiques. Je n’ai pas envie de m’en glorifier. Je ne vous parlerai pas de cette coulée de boue, au Pérou, il y a quatre ans (emphase de la narration), où j’ai vu, de mes yeux incrédules, une fillette de dix ans disparaître (léger clignement des yeux destiné à fixer l’image subreptice de l’enfant disparaissant dans la boue). Je ne vous parlerai pas de ces mineurs, retenus durant presque une semaine à 800 mètres sous terre. Je ne vous parlerai pas non plus de ce tremblement de terre, aux Philippines, et au visage, ravagé par les larmes, de cette mère qui cherchait en vain ses enfants dans les décombres de la ville. Non, ce serait trop facile, trop évident peut-être pour vous de mesurer à quel point ces situations de crise sont graves et quelle énergie elles mobilisent pour tenter de les résoudre, tant sur un plan psychologique que sur un plan technique, évidemment. C’est pourquoi, je peux le dire sans sourciller, avec toute la conviction qui m’anime, ce qui nous arrive aujourd’hui à Somaland est un incident sans effet sur la vie des hommes, oserais-je le dire, sans gravité majeure (sic) :

(Air pénétré, regard habité) Cette phrase “ensemble, relativisons nos maux”, j’aurais aimé en être l’auteur (grave). Cette phrase, malheureusement, n’est pas de moi, elle est d’un homme, oh (effrayé et affecté) un homme tout simple ! Oh un homme qui n’a pas fait grand-chose ! Si ce n’est vouer sa vie à la paix (petite moue cabotine). Cet homme, c’était monsieur Gandhi (large sourire). Mais, (pause) allez-vous me dire (changeant de ton, mimant soudain l’énervement) : Jean-Kevin où nous amenez- vous, nous qui avons quelques hectolitres de pétrole venus souiller notre fleuve, nous qui avons l’impression d’avoir perdu ce qui faisait le charme de ces lieux où nous aimions nous promener en famille, avec le chien et la mamie ?

Je ne suis pas là pour prêcher (grave). Moi, je n’ai rien à défendre ici, pas d’intérêt, juste à essayer de vous convaincre qu’ensemble, nous pouvons nous comprendre si nous acceptons de communiquer à cœur ouvert.
Moi, les manipulations et les stratégies (complice), je vous le dis tout de suite, c’est pas mon truc. Je vous le dis droit dans les yeux, ce qui m’intéresse c’est :


Je dois paraître un peu fou aux yeux de certains (sourire amusé)... Vous savez, des phrases du type “Jean-Kevin, c’est un fou-furieux !”, j’en entends souvent, Mais ça ne me fait pas peur. Non, je suis peut-être un marginal dans le monde de la gestion des risques, mais le plus important c’est le résultat, non ? (pause)
un homme dans l’assistance. (hurlant) – Venez-en au fait, à l’accident !
dehandscherwaerker. (sourire en coin) – Oui, monsieur, n’ayez crainte (calme), je vais y venir, mais avant, j’aimerais, si vous le permettez, vous parler de mon attachement à cette belle région qui est la vôtre, je ne dis pas ça pour faire diversion, mais parce que mon attachement pour votre belle région est au fondement de ma démarche de communiquant. Je ne peux pas communiquer si je n’aime pas la région et les gens (air désolé). (Pause) C’était il y a une quarantaine d’années, il y avait un petit garçon...
un autre homme. – On s’en fout, venez-en au fait ! dehandscherwaerker. – ...un petit bonhomme en culottes courtes, qui jouait au ballon dans un village, non loin de Somaland. Ce petit bonhomme (regard pénétrant), c’était moi...
madame tsuno. (maire de Somaland) – Peut-être pourriez-vous en venir aux faits...
dehandscherwaerker. – Oui, madame le maire, je vais y venir, mais avant, je voulais vous complimenter pour cette salle des fêtes, qui est absolument superbe. C’est une salle quasiment parisienne [2] (dans la salle, une voie d’homme s’élève, bourrue, chargée de ressentiment : “On est pas à Paris là !”), euh si j’ose dire, mais ensemble nous...
l’homme à la voix bourrue. – Bonjour, moi je suis chasseur. C’est moi qui ai découvert le pétrole lourd, un dimanche matin, vingt-quatre heures après qu’il a débordé de la cuve. Est-ce que c’est normal de ne pas avoir été prévenu ? Que la population soit restée comme ça, sans information, est-ce que c’est normal ? Parce que ce pétrole, il sentait fort, ça on peut le dire, et les vapeurs, on le sait, c’est pas terrible pour la santé.
dehandscherwaerker. (sourire neutre) – Là, si vous le permettez, ce n’est plus de mon domaine, il faut savoir se retirer, donc je vais laisser la place à monsieur euh, Martineau, qui est ingénieur et responsable sécurité du site de petrolic...

martineau. (surpris et aussitôt gêné) – Oui, euh, bonjour, donc euh, effectivement le processus d’alerte n’a pas été donné parce que euh, nous avons nous-mêmes essayé de euh, colmater cette fuite sur la cuve et comme on essayait en même temps (ton monocorde) de préserver la santé de nos salariés, il fallait gérer ça en interne. C’était pas qu’on voulait pas vous prévenir mais il nous fallait agir et...
l’homme à la voix bourru. (colère) – Et nous prévenir ! C’est ce qui est prévu par les textes en matière de prévention. Pourquoi ce plan n’a-t-il pas été activé ? Pourquoi ? Vous ne voulez pas que ça se sache l’état minable de vos cuves ?
un autre homme. (calme mais résolu) – Bon je m’appelle monsieur X., je suis un ancien de la sder (qui est maintenant petrolic). J’ai vu construire la raffinerie, j’ai fait l’entretien sur le relevage du bac (le bac de pétrole brut qui s’est vidé). Tous ces bacs de brut, je les ai relevés au moins deux ou trois fois.Tous ! Combien de fois ils ont été relevés depuis la fermeture de la raffinerie ? Faut refaire les sols, parce que les sols bougent, énormément. Combien de fois ils ont été refaits depuis la fermeture de la raffinerie ? Aucune, je pense.
martineau. – Ce que je peux rapporter monsieur (humble et gêné), c’est qu’on a fait un contrôle de verticalité des bacs cette semaine, et les contrôles correspondent parfaitement à la verticalité (gêné et humble). C’est-à-dire que les bacs n’ont pas bougé (gêné).
m. x. – Et le fond des bacs il a été contrôlé souvent ? Des fois ils sont bombés. Au bout d’un certain temps, ils s’écroulent, on le sait nous, ici, on a travaillé trente ans à la raffinerie !
martineau. – Euh, s’il y avait eu un problème dans la tôle du fond, une inclinaison par exemple, on l’aurait identifié.
monsieur x. – C’est dessous ! Les tôles sont fixées par-dessous ! C’est là qu’il faut inspecter. C’est fou, il faut tout vous dire !
martineau. – Ce que l’on peut dire nous, en tant qu’exploitant, c’est que l’on a fait toutes les visites et vérifications prévues par la Time Research.
un homme portant une casquette de pêcheur. – Messieurs dames, je me présente, Monsieur E., ancien marin-pêcheur. Il y a une chose que je voudrais dire. Je suis sur l’eau depuis des années, je veux savoir si on peut me dire qu’à Somaland on ne risque absolument rien, aucune pollution. Qu’on me dise si, oui ou non, le risque existe ! Je pense à petrolic, mais surtout à ampeck fa-2.
mur. – Lieutenant-colonel, c’est une question pour vous.
le lieutenant-colonel des pompiers. – Euh, vous pouvez reformuler votre question ?
un homme dans la salle. (rouge, scandalisé, semblant à bout de souffle ne laissant pas le soin au marin-pêcheur de reformuler sa question) – écoutez, non, c’est surtout parce que de la pollution, on en a tous les mois maintenant ! Quand c’est pas ampeck fa-2 et les odeurs de solvant, c’est les vapeurs de pétrole ! Y a déjà eu un pépin dans une usine ! Maintenant, c’est la deuxième fois en un mois ! Alors, il y en a ras-le-bol quand même. On est sur une bombe ici ! Je veux bien que les usines donnent du travail à Somaland (mais pas à Thoreau), mais là, ça dépasse les bornes. Parce qu’on sait rien sur rien, la transparence de monsieur le communiquant je la vois pas (sic). Un exemple : on a une école dans le périmètre de sécurité d’ampeck fa-2, c’est normal ça ! azf ça vous évoque rien ! Et puis le problème (semblant sur le point d’exploser) : les sirènes, on les entend pas dechez nous ! Alors la transparence, vous pouvez repasser ! C’est pas vrai, on est au courant de rien du tout !
dans l’assistance. – On en peut plus ! Y en a marre ! On en veut plus de vos usines !
mur. (tandis que la foule gronde, regardant une issue auprès de madame le maire qui l’exhorte à prendre ses responsabilités) – Merci, je comprends votre colère. Le problème est que nous, on peut vous parler de petrolic et de l’accident qu’on a connu. Maintenant, sur le site d’ampeck fa-2, on est un peu mal placés pour répondre. Il faudrait voir avec eux directement. Nous, je dois dire qu’on ne les fréquente pas beaucoup.
un homme. (regard injecté de colère) – Ah vous ne les fréquentez pas, et bien si ça pète votre raffinerie, je suis heureux de vous apprendre que votre périmètre de sécurité recoupe celui d’ampeck ! Alors ça vaudrait peut-être la peine de leur passer un coup de fil au moins (rires dans le public).
un homme. – ça fait deux fois qu’on a des problèmes. ampeck, ils sont où ? C’est qui ces mecs ? ça fait deux fois en un mois. L’autre fois, c’était le nuage d’ammoniaque.
un autre homme. – Trois fois, trois fois avec l’incendie sur ampeck ! Alors on peut bien savoir si on est sur une bombe ou pas ? !
ee chasseur qui a découvert la nappe de pétrole. (calme mais ferme) – Je pense que, concernant petrolic, on nous aurait avertis plus tôt, ce ne serait pas arrivé toute cette histoire.
un homme. – Une petite remarque quand même. J’ai travaillé pendant 30 ans avec du fioul lourd numéro un sur la raffinerie. Le fioul lourd, on m’a toujours dit que c’était absolument pas dangereux. Et puis actuellement j’apprends que c’est catastrophique, que c’est cancérogène, et que c’est super dangereux. J’ai travaillé pendant une trentaine d’années avec de l’amiante. On m’a toujours dit que c’était pas dangereux, qu’il fallait pas prendre des mesures. Je m’aperçois maintenant que je dois passer un scanner tous les ans, que je dois passer des tests respiratoires, et que je vais peut-être crever du mésothéliome, ou de je ne sais pas quoi. Alors maintenant que vous nous dites que le nuage que l’on a respiré n’est pas dangereux, j’ai un peu du mal à vous croire. On en reparlera peut-être dans quelques années. Mais enfin, il y a pas mal d’enfants dans les écoles. Alors moi, à mon âge, c’est pas trop grave, mais pour les gamins, vous vous rendez compte ! Déjà, le photack on sait pas trop, mais alors si en plus on a ça, on en sort plus ! On va tous crever et tout le monde s’en fout !
un homme. – Moi je voulais parler des rives du fleuve. Elles sont fortement imprégnées, ce sont des terrains d’argile, ça a un petit peu l’apparence d’une éponge si vous voulez. Ce qui fait que les berges sont gorgées de produit et que ça suinte légèrement (calme et froid). Quand on marche dessus, certains disent qu’on voit le pétrole qui ressort. Des experts, pas vous mais d’autres, disent que c’est tout à fait normal, que ça joue un peu le rôle d’une éponge. Qu’est-ce qu’on doit penser ? (Froid et calme) Que la rive du fleuve sert à absorber votre pétrole et que c’est normal, que c’est la nature (froid) ?
martineau. (neutralisé par la gêne) – Il existe une nappe d’argile qui est bien compacte, qui constitue un écran imperméable. On est très serein de ce côté-là. On va voir les résultats des analyses dans les prochaines heures, mais je suis très confiant. La pollution ne migrera pas jusqu’à la deuxième nappe. L’écran d’argile l’arrêtera à coup sûr.
l’homme qui voulait parler des rives du fleuve. – Arrêtez, arrêtez, il faut mettre de nouveaux bacs de
rétention ! C’est infernal de penser que la nature a pour fonction d’arrêter votre pétrole !
un homme. – Qu’est-ce que l’on doit penser de la Time Research qui a soi-disant vérifié vos cuves l’année dernière ? Est-ce que l’on peut faire confiance à cette institution en charge de vous contrôler ? à mon avis, maintenant, c’est non !

La fin de l’enregistrement survient lorsque j’aperçois la silhouette de Yacine G. au fond de la salle. Je ne sais s’il m’a vu. Le temps que je traverse la pièce bondée de monde, il disparaît. Je sors de la salle pour gagner le parking de la salle des fêtes, mais je ne le trouve pas.

[1Au final, quarante kilomètres de berges polluées.

[2La phrase de Dehandscherwaerker constitue une allusion à la taxe professionnelle, conséquente, qui a longtemps permis à la municipalité de Somaland de doter la commune d’équipements très coûteux.

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