Dans un contexte de fortes pressions politiques et idéologiques, alors que nombre de personnalités essaient d’accompagner la montée des fascisme et nazisme, ou de ses équivalents alentours (le parti national-socialiste hollandais…), dans un court et vif essai qu’il publie en 1937, le jeune écrivain hollandais Menno ter Braak condamne toute excuse accordée à cette force montante, tout en s’attachant à découvrir sinon à trancher le nœud gordien du phénomène.
Et son approche ne craint pas de paraître dérangeante ; en effet, pour lui les démocraties libérales ont certes pris en charge l’instruction générale mais elles ont négligé l’évolution du ressentiment qui s’ensuivrait pour beaucoup. Il instruit le procès de la mise en œuvre irresponsable du projet égalitaire. Pour ter Braak, une société qui prône l’égalité des droits pour tous les citoyens, mais ne peut satisfaire cette légitime aspiration, engendre inévitablement de la jalousie et de la rancune. Là où certains verront de l’émulation profitable, la meilleure place possiblement pour tous, on peut voir aussi bien une machine à fabriquer des « perdants par injustice ». L’auteur de ce livret surprenant déclare sans ambages : « La rancune est l’un des phénomènes majeurs de notre culture, à laquelle elle est indissolublement liée… » Tout simplement, parce que l’égalité demeure inatteignable autrement que sur le plan théorique, on a tout juste négligé de la concrétiser.
« Le national-socialisme, par l’absence de proposition positive dans son programme et par l’avalanche de promesses qu’il fait à tout un chacun, trahit le fait qu’il est, dans l’Europe démocratique la première « doctrine » née du ressentiment de tous contre tous… » Les bienfaits de l’éducation pour tous aurait-elle rendu un grand nombre de personnes aptes à comprendre un discours simpliste et à s’en contenter ? « Ainsi, lorsque le ressentiment de tous contre tous se retourne contre ces institutions [écoles, universités, bibliothèques publiques], l’on ne peut que se mordre les doigts d’avoir réchauffé le serpent en son sein. »

On se souvient qu’en 2006, Hans Magnus Enzensberger publiait un court essai, Le perdant radical, qui devait susciter des polémiques, mais il mettait surtout en évidence cette figure de l’humilié, de celui qui se sent humilié, considéré ou se considérant alors comme perdant, avec la haine de soi et le ressentiment qui en découle, jusqu’à, dans certains cas, commettre un possible attentat suicide.
Soixante-dix ans plus tôt, ter Braak, nourri de Nietzsche et de Max Scheler [1], insiste sur le fait que les porteurs de ressentiment qui s’expriment dans les partis revanchards ne veulent pas vraiment ce qu’ils prétendent vouloir, et qu’au lieu de réduire ce qu’ils considèrent comme un mal, ils cherchent au contraire à s’en servir comme force de destruction. C’est bien pourquoi il ne peut être question de négocier avec ce qui n’aspire en fait qu’à la mort.
« Ainsi la prétendue doctrine raciale n’est-elle que l’habillage phraséologique du ressentiment projeté sur l’éternel bouc émissaire, le juif. L’élément premier est la haine, l’antisémitisme vient ensuite et, en troisième position l’argumentation "scientifique". »
C’est ce ressentiment qu’il faut soigner en premier dans la société, sous peine que, tant qu’il sera présent, il encouragera, et même créera « des injustices afin de trouver un prétexte pour justifier son existence ». Ter Braak souligne au passage l’absence totale d’humour de ces tristes acteurs politiques sommairement axés sur la rancune. « Que la formule selon laquelle ‘‘le ridicule tue’’ ait perdu toute pertinence au regard du national-socialisme est une preuve du pouvoir qu’exerce le ressentiment sur les âmes, pouvoir que l’on doit se garder de sous-estimer. »
Si ter Braak indique bien que ce mal qui ronge le continent n’est issu de nulle part ailleurs, il est aussi celui qui, comme le souligne Olivier Gallon dans sa postface, « reconnaît à la démocratie ‘‘son indiscutable supériorité’’ seule capable de contenir ‘‘l’émancipation totale du ressentiment [2]’’ inhérente à toute dictature et a fortiori au national-socialisme […]… ».
Le lecteur d’aujourd’hui lira s’il le veut ce texte comme un simple document historique, une intervention à un moment donné, écrite par un « politicien sans parti », ami de Thomas Mann et d’Edgar du Perron, qui fut aussi une des figures européennes les plus actives de l’anti-fascisme, sans oublier que, quatre jours après l’entrée des troupes allemandes en Hollande, Menno ter Braak se donnait la mort. Le lecteur pourra aussi considérer ce témoignage résolument incisif comme le fragment d’un miroir tendu à travers le temps.
Avec cette publication, les éditions La Barque nous donnent à découvrir un auteur jusqu’alors étrangement ignoré en France dans un volume qui comprend également le texte d’une intervention très radicale de ter Braak en 1935 à Paris lors du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture [3], et intitulée Discours sur la liberté.
Jean-Claude Leroy

Menno ter Braak, Le national-socialisme, doctrine de la rancune, éditions La Barque, 2022, 48 p., 12 €