QLF : Heterotopie étudiante contre le quotidien

« Sociabilisation, piraterie et malice »

paru dans lundimatin#464, le 24 février 2025

Ce mardi 18 février les QLF ont proposé leur première Hétérotopie sous le nom de QLF City : feux d’artifices, larmes de la présidente de Paris 8 Annick Allaigre et un Elon Musk en feu. L’hétérotopie du 18/02 a révélé le cruel besoin de faire exploser son ennui, de composer un « NOUS » et de s’affranchir du quotidien. Cette journée s’est faite en dehors de tout entre-soi, avec tout type de personne. Aucun purisme, pas de case à cocher.

Cette journée n’est pas une finalité. La stratégie hétérotopique est prise dans une dynamique plus longue, capable à la fois de conjuguer des lieux de rencontre, un mode politique, et une capacité à attaquer en dehors de la fac. L’objectif n’est pas de fixer l’étudiant à son université, mais de proposer une mobilité, une créativité et une offensivité. [1]

Comme toi celles qui écrivent ce texte, ne comprennent pas ce qui les entoure, ce qui organise leur vie. Qu’est ce qui nous entoure ? Une accumulation de technologies qui sont arrivées à un niveau de développement si complexe qu’on ne pense même plus à la manière dont elles sont produites, à la manière dont elles fonctionnent. Et si on n’y pense pas, c’est car il y a déjà longtemps que nous avons accepté de ne rien y comprendre. Notre vie se caractérise, entre autre, par ce paradoxe : une dépendance complète aux technologies et une incompréhension totale de celles ci. Chaque moment de notre vie se fait avec une technologie : du téléphone à la télé, en passant par l’ordinateur, le vidéo projecteur. Dans cette situation, que nous propose la fac ? Rien. La fac ne propose rien de concret, rien qui fasse le lien avec le monde extérieur. Loin de combler le vide, de le diminuer, elle entretient, elle aggrave la distance, la séparation. Elle vient peut-être de là notre impression d’être dans un rapport distancié avec ce qu’il nous est demandé de faire à la fac, on se sent rarement pleinement dedans. Au final quel est le rapport avec ma vie, avec mon quotidien ? Le commentaire de texte, l’étude de document, sont censés rétrécir l’écart, nous émanciper ? C’est ce que les profs nous répètent à longueur de journée. Le commentaire sert à comprendre les textes, à s’interroger sur diverses questions, à proposer une réflexion sur ce texte. Mais franchement c’est quoi ce commentaire ? Une réflexion qui doit être aboutie en 4h ? Une intro, une problématique, trois parties, conclusion, et puis on oublie de quoi parle le texte ? Et quelques mois après, qu’en reste-il ? Une note, c’est tout ? Ce travail semble bien plus être un devoir standardisé, qu’on répète à chaque examen. Le texte est imposé, la réflexion délimitée à une certaine forme, la réflexion circonscrite à une problématique bien précise de laquelle il n’est pas possible de sortir au risque du hors sujet. La réflexion est cadrée, institutionnalisée, limitée, en bref académique. Le commentaire ne laisse aucune ligne de fuite : il s’impose à nous. En ce sens il est une nouvelle distance, une chose sur laquelle on n’a aucune prise, autant que les technologies. On comprend alors bien en quoi la fac loin de nous sortir de ce règne de la séparation y participe complètement. On a l’impression d’avoir prise sur rien, d’être dépossédée, et donc au final de ne plus savoir rien faire par nous-même.

Que nous reste t-il du commentaire alors qu’on arrive pas à tenir un argument ? Dès qu’il s’agit de produire une pensée un tant soit peu personnelle on perd nos mots, on bafouille, parfois on n’arrive même pas à expliquer ce qu’on pense, et tout de suite on cherche à se réfugier dans nos souvenirs de cours pour donner de la consistance à ce qu’on veux dire « ça c’est dans le texte de X, c’est comme ça ». On nous apprend à faire un commentaire mais dès qu’il faut débattre on est perdues. On se retrouve à ne pas savoir quoi répondre. Dans une discussion on trouve les idées qu’on nous oppose bêtes, parfois dangereuses, mais on est incapable de répondre quoi que ce soit.

Mais « Malhonnête ! » criera la prof « Les études ont bien un rapport avec l’extérieur, elles sont censées vous apporter un diplôme, puis un travail. ». On fait des études pour avoir un travail. C’est presque une évidence pour chacune de nous. Mais comment être sûre que le travail me sorte de ce vide dont les études n’ont pas réussi à me faire sortir ? Comment être sûre que mon futur me plaira alors qu’on me répétait déjà au lycée « les études c’est le meilleur moment de ta vie » et je constate que ce n’est pas le cas. Le rapport de distance que je vis actuellement, comment s’efface t-il ? C’est en bossant des dizaines d’heures, au profit d’un autre, que je pourrais m’épanouir, défaire cette distance, vraiment ? Celles qui y sont déjà dans le « monde du travail » ne parlent-elles pas d’une vie rythmée par les retards de RER ou les embouteillages, les mails et tableaux Excel ? Ce monde du travail semble juste être une nouvelle accumulation de vide. Les nouveaux métiers de la communication, du marketing, censés être faits pour les jeunes, censés nous animer, nous permettre d’exprimer notre créativité, nos talents, que promettent-ils ? Promouvoir des marchandises à l’infini, afin que moi ou d’autres les achètent ? C’est ça qui est censé combler mon vide ?

« Le préjugé fondamentale des QLF, c’est précisément qu’on ne peut apprendre à monter à cheval que lorsqu’on est solidement assis sur un cheval. »

Comme toi celles qui écrivent ce texte, ont l’impression que leur avis est sur-sollicité. On commente l’actualité, on répond à des sondages, on fait des TikToks politiques, on like, on partage des posts demandant l’arrêt d’un génocide, on vote pour empêcher l’extrême droite d’accéder au pouvoir. En bref, on a l’impression de participer à la politique, c’est-à-dire à l’organisation de la vie sociale, car on répond à toutes ces sollicitations. Mais cette sur-sollicitation et cette participation virtuelle changent t-elles quelque chose, nous font-elles vraiment participer à la vie politique ? En vérité ces actions virtuelles sont des actes individuels et isolés. On pense agir en faisant tout ça, mais cet agir ne produit aucune conséquence. C’est l’un des paradoxes de notre temps : alors même que l’on multiplie ces micros actes, que notre parole est sur-sollicitée, ce que l’on fait n’a aucun poids, aucun impact. Abondance de notre opinion d’un côté, poids politique nul de l’autre.

Cette sur-sollicitation peut amener à deux types de réaction. Premièrement, la plus simple, penser que l’on est très impliquée politiquement, et c’est peut être ça que le pouvoir cherche à nous faire croire. On pense agir efficacement, juste car on donne son avis par un like, par un TikTok, par un vote une fois tout les cinq ans. Cette impression d’action politique nous met dans une situation confortable. On est fier de nous, on pense répondre aux enjeux de la période. Le revers de cette position est de penser qu’on en fait bien assez. On adopte même des postures culpabilisantes envers celles qui n’en ferraient pas autant que nous. Celles qui ne likent pas, qui ne commentent pas, qui ne postent pas, qui ne repostent pas, n’auraient aucune conscience politique. Le pire c’est celles qui ne votent pas et on se demande si elles sont conscientes de ce qui les entoure.

Une autre réaction existe. On peut prendre conscience que cette sur-sollicitation n’est, encore une fois, que du vide. On n’a pas l’impression d’avoir un poids politique car tout ce qu’on nous incite à faire, du like au vote, ne change rien. Les ’’vraies’’ possibilités de changement, selon leurs règles, sont justement verrouillées, cadenassées, limitées. Toute cette activité superficielle n’a comme seul effet que de rendre moins visible notre séparation avec le politique. On comprend alors en quoi cette sur-sollicitation est bénéfique pour le pouvoir. La saturation visuelle sur les réseaux rend invisible notre distance avec l’acte politique. Nous sommes totalement dépossédées de notre agir politique. Il est remis entre les mains de députés, de ministres, d’hommes d’affaire, et tout ce qu’il nous est permis de faire ce sont ces actions stériles. Nous y sommes contraintes et en faisant ces actions on nourrit la machine, on participe activement à notre séparation. Il faut donc prendre acte de la chose suivante : nous n’avons aucun poids politique, nous sommes, volontairement, coupées du politique. La sursollicitation se présente comme cache-misère de cette non-activité politique.

Comme toi celles qui écrivent ce texte, ont eu des modèles auxquels elles rêvaient de ressembler. Depuis qu’on est petites on nous montre des exemples de personnes incroyables, exceptionnelles. Ça peut aller du personnage historique à la footballeuse, en passant par des actrices, des influenceuses, des youtubeuses et autres types de personnages. Cependant en grandissant on comprend, la chute fait mal quand on réalise qu’on ne sera pas comme celles que l’on admire. C’est à ce moment que se réaffirme le vide de notre vie, si je ne peux pas être comme elles alors quel sera mon futur ? L’envers de ces vies de star, c’est-à-dire la vie salariée moyenne, nous apparaît comme notre inévitable futur. Alors on s’inquiète : si je ne suis pas CE personnage principal alors je suis destinée à une vie moyenne, sans éclat contrairement à tout ce dont j’avais pu rêver ? L’imaginaire accolé à ce mode de vie invite à essayer d’y échapper. Pour échapper à ce futur, qui est le destin de la majorité, on nous vend un nouveau type de personnage principal : l’entrepreneuse. Réanimant le rêve méritocratique, l’entrepreneuse reposerait tout entier sur le travail et la persévérance. Plus d’excuse : si tu veux, tu peux. La figure de l’entrepreneuse mobilise une autre fable : celle de l’humain fabriqué. À la manière des machines, il faut être programmée : réveil à 6 h, douche froide, omelette, running, travail, repas healthy, salle de sport, méditation, un épisode de ta série préférée (pas plus !), 20 h lecture et dodo. Voilà « la meilleure version de toi-même », comme si nous étions des machines, que te promettent ces entrepreneuses.

Cependant, l’entrepreneuse n’est pas réellement une figure novatrice, elle n’est qu’une répétition du syndrome du personnage principal, avec tout le ridicule que les comptes Instagram peuvent nous montrer. Pour reprendre une formule bien connue, les personnages principaux apparaissent « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » (Marx). La femme riche, avec des grosses voitures c’est le personnage principal que se donnent celles qui refusent de voir pourquoi elles ne sont toujours pas devenu les stars qu’elles rêvaient d’être. Ce personnage principal finira comme les précédents. Il ne peut y avoir que des personnages principaux, car le mythe du personnage principal est un leurre qui ne sert non pas notre bonheur, mais une vision du monde bien établie. Celle où il y aurait des gagnants et des perdants, des faibles et des forts, où les places de perso principaux seraient limitées et où la pleine réalisation de soi ne pourrait passer que par les codes de la consommation et de la concurrence quasi existentielle entre individus.

Ce mythe du personnage principal est très utile pour le maintien de l’ordre tel qu’il existe. En nous présentant des individus comme héroïques, extraordinaires, providentiels, leur position de pouvoir, leur richesse, sont immédiatement légitimées. Si elles sont dans cette situation, c’est justement parce qu’elles sont exceptionnelles et sont dotées naturellement de ce caractère exceptionnel. C’est une manière de dépolitiser leur domination que de les présenter comme des êtres uniques. Enfin, ce mythe pousse les individus à ressembler à ces superstars, ces êtres d’exception et donc à consommer comme eux pour atteindre un mode de vie similaire. Nous sommes invités à ne jamais remettre en question la manière dont ces individus sont devenus des stars, à ne jamais interroger leur mode de vie, le message qu’elles portent. On nous colle des modèles afin que la consommation soit toujours assurée.

Comme toi celles qui écrivent ce texte, ont des envies, certaines pulsions, et croient que celles ci ne peuvent être satisfaites que par la consommation. Toutes nos aspirations, tous nos désirs, toutes nos inclinations finissent aux mêmes endroits : Centre commercial, Amazon, Netflix. Nos pulsions ne sont pas illimitées, notre désir pas infini. Il y a donc un choix dans les objets que prennent nos pulsions. Il y a, en réalité, une organisation stratégique de ce désir. Le capitalisme fonctionne en saisissant notre économie libidinale, c’est à dire l’organisation de nos pulsions. Il fonctionne sur nos désirs, ils les exploite pour faire tourner le marché. D’où l’importance du terme « stratégique », le désir est dirigé, redirigé, vers des objets le satisfaisant facilement. Le capitalisme a comme moteur une immédiateté de la satisfaction. Il cherche à satisfaire une pulsion par une jouissance immédiate afin d’en satisfaire une nouvelle le plus vite possible, et recommencer ce cycle indéfiniment. Sous le règne de l’économie nos pulsions ont une durée de vie extrêmement limitée, au contraire d’une pulsion qui serait entretenue, qui grandirait, qui se relancerait sans cesse mais sans jamais s’épuiser. Le capitalisme essaie de nous insérer, nous réinsérer sans cesse dans un circuit excitation – plaisir – frustration et pour cela les réseaux sociaux et autres mass média lui sont très utiles. Ces derniers nous donnent des modèles, toujours renouvelables, même la culture dite alternative devient un objet rentrant dans cette boucle. On comprend peut être mieux à présent le rôle du personnage principal dont on parlait plus haut. Ce dernier permet de toujours donner de nouveaux débouchés à ce circuit qui est imposé à notre désir, de par les vêtements qu’il porte, de par les produits dont il fait la promotion…

L’objectif de ce maintien dans cette boucle est double. Premièrement, c’est participer au renouvellement quotidien de la consommation, assurer chaque jour la réalisation de la valeur des objets. Deuxièmement, cela a comme objectif de nous empêcher de travailler certaines de nos pulsions, de les faire se développer, les faire grandir vers d’autres horizons que ce qui nous est imposé aujourd’hui. Le capital en nous insérant dans cette boucle a comme visée qu’on n’en sorte jamais, que jamais l’idée de remettre en question l’état actuel des choses ne nous vienne à l’esprit. Le capital cherche donc à maintenir cette tension : à la fois que notre consommation nous satisfasse assez pour ne pas chercher d’autres modes d’existence, mais sans pour autant nous satisfaire absolument au risque que la rotation s’arrête.

On comprend alors que la brèche, c’est de multiplier les espaces et les rencontres, c’est sortir du cycle de frustration pour l’affronter. Recréer des liens en dehors de la consommation, en dehors de la réalisation de la valeur, c’est déjà attaquer ce cercle infernal.

« Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre »

Le constat est clair. Les QLF sont une tentative de réponse à ces interrogations, à ces doutes. QLF pose l’importance de s’organiser dans les facs, de créer des espaces autres pour « tordre » le quotidien. Le but n’est pas de redonner de la joie dans l’université, de redonner un sens à la fac. Il ne s’agit pas de combler le vide, mais de renverser ce vide, le détruire. Ces espace autres, on les nomme des hétérotopies. Elles ont pour but de provoquer une rupture dans la quotidienneté de la fac, de prendre l’urbanisme de l’université et le faire marcher contre elle. La mission de ces hétérotopies, est de provoquer les rencontres, d’organiser leurs répétitions et d’assurer que tout ce qui en émane saura coopérer pour réaliser un dépassement de cette misère subjective. Ces espaces, ces moments ont pour but de créer un « NOUS », créer un sentiment d’appartenance c’est-à-dire une force capable de répondre au constat dressé.

« L’Hétérotopie est une exigence pratique, elle modélise un imaginaire et une émancipation en acte. L’hétérotopie est toujours excessive, elle déborde les frontières de la politique traditionnelle. C’est un champ ouvert de liberté-libération, capable de faire le lien entre le mortier et la foire du Trône. » [2]

Les QLF pensent que pour constituer ce « NOUS », il faut commencer par fuir l’entre soi militant et la radicalité abstraite. De ce fait les QLF refusent de s’enfermer dans des anti - … : anticapitalisme, antifascisme, antisexiste, antiraciste etc. Anti - … à l’infini, jusqu’au moment où il n’y a plus personne. Des anti - … qui, finalement, ne parlent plus à personne. Notre puissance ne doit pas être réactive c’est-à-dire ne pas se construire seulement en opposition à ces dynamiques. Il faut trouver un projet d’affirmation dépassant toutes les choses que l’on combat (capitalisme, fascisme, sexisme, racisme…) sans pour autant se définir par rapport à elles. Affronter ces puissances par un dépassement et non par une opposition abstraite. C’est, en tout cas, le pari des QLF : définir ce que l’on ne veut pas à partir de ce que l’on veut.

Ainsi les QLF procèdent par sociabilisation, piraterie et malice. Le préalable n’est pas une base théorique à avoir, des références, un répertoire lexical à connaître, une pensée politique bien définie tournant autour de mots clés. Les QLF pensent que le point de départ de ce « NOUS » c’est la rencontre avec des gens qui ressentent les mêmes choses, qui souhaitent rompre avec le temps homogène et vide qui nous est imposé. Alors la stratégie des QLF est la contagion : étendre le projet, toucher le plus de monde, en bref être accessible. Essayer de saisir chez chaque individu un sentiment, un constat partagé et puis explorer, creuser au fond, et faire émerger la potentialité qui est logé en chacune. On comprend alors que si l’on s’arrête aux préalables dont on a parlé on ne va pas loin, on reste dans un entre-soi qui n’ouvre aucune possibilité. Procéder par contagion plutôt que par tri sélectif.

« Nous nous intéressons aux modes d’expansion, de propagation, d’occupation, de contagion, de piraterie. »

Partir des rebellions du quotidien : le vol, la non présence en cours… intensifier ces rebellions et comprendre que l’on est jamais seule. Explorer cette potentialité logée en chacune permet de former des communautés pirates qui n’ont besoin de personne d’autre qu’elles-mêmes pour attaquer le seum que propose l’université, le fonctionnement froid des algorithmes ET le vide du frigo.

« Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu’une douzaine de programme »

Photos : Bap Ptou

[1Pour mieux comprendre et contextualiser l’initiative QLF, se référer à cette première proposition que nous avions publiée : QLF : nouveau parti pris étudiant ainsi qu’aux réactions qu’elle avait suscité depuis le campus de Tolbiac ou de Paris 8.

[2Un étudiant d’éco-gestion après avoir vu l’hétérotopie du 18/02

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :