Un peu d’histoire philosophico-politique…
Si les auteurs postmodernes, à part Michel Onfray [1], ne se réclament que rarement explicitement d’une théorie de la décadence, beaucoup d’entre eux se réfèrent néanmoins à Nietzsche, le grand pourfendeur d’une dialectique, qu’il percevait comme un symptôme de la décadence en attaquant dans Ecce Homo son premier représentant : Socrate et sa maïeutique. Chez Nietzsche, ce qui importe, c’est le renversement des valeurs, ce qu’un pré-postmoderne comme Baudrillard reprenait à son compte dès les années 1970-1980 comme destruction du sens. Jean-François Lyotard, plus politique, en appellera à une radicalisation de la décadence : « Voici une ligne politique : durcir, aggraver, accélérer la décadence. Assumer la perspective du nihilisme actif, ne pas en rester au simple constat, dépressif ou admiratif de la destruction des valeurs ; mettre la main à la destruction, aller toujours plus avant dans l’incrédulité, se battre contre la restauration des valeurs […] acceptons par exemple, de détruire la croyance dans la vérité sous toutes ses formes [2]. ». Voilà un exemple d’esthétisation de la politique qui a fait souche depuis 50 ans et sur cette base, il ne faut pas s’étonner que la Gauche ait perdu la bataille pour l’hégémonie culturelle dans la mesure où c’était la théorie critique et la dialectique qui étaient abandonnées.
Oswald Spengler, quant à lui, percevait plus classiquement Le déclin de l’Occident (1918) comme quelque chose d’objectif dont l’exemple historique majeur était celui du déclin de l’Empire romain. Pour lui, chaque civilisation connaît son mouvement apollonien de développement (encore une référence à Nietzsche), puis faustien de déclin qui, dans la modernité serait caractérisé par un développement scientifique et technique paradoxalement illimité, mais finalement entropique, c’est-à dire créateur de désordre. Cette dimension objective, qui caractériserait la vision spenglerienne du déclin, se distingue de la critique plus subjective et morale qu’exprime Valéry et sa célèbre formule : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (in La crise de l’Esprit, 1933).
Ce langage des débuts du XXe siècle récuse la vision téléologique du progressisme et propose un relativisme que n’auraient pas renié nos pourfendeurs postmodernes des grands récits [3]. Cette tendance allait être confortée dans les années 1920-1930 par une phase historique ponctuée par la Première Guerre mondiale et les réactions à la fois révolutionnaires et contre-révolutionnaires qu’elle produisit, la crise économique venant couronner le tout, avec, à gauche cette fois, l’idée d’une crise finale du capitalisme. De son côté, Victor Serge avait écrit, à propos des années 1930, qu’il était « minuit dans le siècle [4] », pendant que des groupes communistes de gauche (Munis, Damen) reprenaient à leur compte la notion de décadence du capitalisme. Des interprétations plus subjectivistes ou politiques que celle de Spengler, d’où la tendance à parler en termes de décadence plutôt qu’en termes de déclin.
Les deux approches prenaient acte d’une décadence de la classe dominante dans sa forme bourgeoise, dans la mesure où elle n’assurerait plus sa mission civilisationnelle pour les uns, son objectif de progrès pour les autres. Ces positions se manifestent dans les luttes politiques de l’époque avec d’un côté le développement d’une contre-révolution allemande après la défaite des spartakistes et de la révolution des conseils ; et de l’autre la tactique stalinienne classe contre classe qui désigne comme ennemi principal la social-démocratie allemande et non pas le parti nazi.
Les positions assez proches des nazis et des staliniens sur l’art décadent ou l’attitude moraliste vis-à-vis de la norme sociale (par exemple par rapport à l’homosexualité) montrent que la notion de décadence s’adressait à l’ordre politique, économique, social et culturel comme à un tout, mettant en cause les régimes politiques en place et principalement la forme démocratique et ce, principalement dans les pays n’ayant pas une longue expérience de la démocratie (Allemagne, Autriche et Italie).
Pour comprendre ce paradoxe que représentait, d’un côté l’extension de la forme démocratique, par exemple dans la jeune république de Weimar ou ses voisines autrichienne et tchécoslovaque ; et de l’autre sa crise, certains avancent (après Norbert Elias) que tout système politique génère un psychisme particulier et que la démocratie libérale crée un esprit insatisfait et las. Comme le disait déjà bien auparavant Tocqueville : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ». Et en mai 1935, Edmund Husserl écrit dans la conclusion de La Crise de l’humanité européenne et la philosophie : « Le plus grand danger pour l’Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des dangers, en bons Européens que n’effrayent pas même un combat infini. »
Ici et maintenant
Nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui, comme Spengler hier, que c’est l’excès de formalisme juridique, démocratique et moral (le politiquement correct d’abord, la bien-pensance en général ensuite) qui empêche les Occidentaux d’oser engager une politique de puissance dans laquelle la souveraineté, y compris appuyée sur le peuple et plébiscitée d’une façon ou d’une autre par le vote, s’imposerait à l’État de droit parce qu’il dirait le « pays réel ». Cette opposition entre « pays réel » et « pays légal », initiée par Charles Maurras, reprise par Jean-Marie Le Pen au début des années 1980, est aujourd’hui actualisée et mise en pratique aux États-Unis dans l’attaque du Capitole « légitimée » après coup par la victoire électorale des catégories sociales dont venaient les assaillants. Les assaillants du Capitole étaient 6000, les électeurs de Trump 76,8 millions.
Ainsi, Trump et ses proches en appellent à un sursaut des élans vitaux et du bon sens contre l’État de droit, qui devient l’ennemi sous le qualificatif « d’État profond [5] ».
Alors qu’il est censé symboliser la liberté, la tolérance et l’idée d’universalisme développé au sein du monde occidental, il devient pour Trump, Milei, Bolsonaro, Erdoğan et Orbán, celui de la bureaucratie et des réglementations. Paradoxalement, la gauche postmoderne se rattache aujourd’hui à l’État de droit après avoir attaqué ce qu’on appelait auparavant la justice bourgeoise et l’État des patrons [6]. Mais elle ne le fait pas au nom de ce qui était à la base de la Révolution française, à savoir un lien entre la Constitution, le droit et la loi permettant de ne pas lier complètement « l’État de droit » à l’État (cf. l’article 35 de la Constitution de 1793 sur le droit à la révolte), mais au nom de la légalité et non plus de la révolution. C’est sa dernière valeur politique universelle à brandir, puisque l’universalisme de la classe ouvrière (autrefois en lutte) est passé corps et biens au RN. C’est un repli sur le champ juridico-étatique où elle espère conquérir du pouvoir au sein d’un État restructuré dans la forme réseau et critique d’un « universalisme abstrait » et « occidental » sous couvert d’ouverture et d’inclusion.
L’américanité des États-Unis
On peut avoir des doutes sur le fait qu’un type de pouvoir à la Trump se pense encore comme « occidental ». Est-ce un indice significatif, mais nombre des membres du clan Trump proviennent de la Côte Ouest (Los Angeles et la Silicon Valley) tournée vers le Pacifique et l’Asie, alors que traditionnellement les élites américaines provenaient plutôt du Nord-Est (New York et Wall Street) tourné vers l’Europe. Déjà, F. J. Turner, historien au tournant du siècle précédent, mettait en avant l’Amérique comme une terre exceptionnelle, presque hors de ce monde : élastique et extensible et il déclarait dans un discours de 1896 : « l’Ouest est une fontaine de Jouvence magique dans laquelle l’Amérique baigne et qui la rajeunit. » C’est là-dessus qu’il va construire sa théorie de la « frontière. [7] »
Puis au XXe siècle, cette référence va être actionnée comme métaphore de la croissance et du développement par des dirigeants politiques avec la « nouvelle frontière » et la conquête de l’espace pour John Kennedy ; la globalisation comme dépassement de la frontière pour Clinton ; aujourd’hui Mars et la guerre des étoiles pour Musk. Le canal de Panama, le « golfe d’Amérique » et le Groenland sous le viseur de Trump témoignent de cette caractéristique américaine, qui l’éloigne toujours plus de ses origines européennes par l’idée d’une extension de la frontière et le souvenir de la « conquête de l’Ouest. » Pour la sociologue américaine Olena Leipnik, Trump emprunte le costume du héros hors-la-loi [8]. Il ne faut pas non plus oublier qu’à l’autre bout de l’échiquier politique, un auteur anarchiste et écologiste comme Murray Bookchin disait qu’il serait impossible aux États-Unis, même dans « une autre société », d’abandonner cet esprit pionnier ; et aujourd’hui, le Seasteading Institute, financé par Peter Thiel (PayPal), promet d’« ouvrir les frontières de l’humanité. » (ibid.). Pour Trump, les Groenlandais sont sans doute un peu comme de nouveaux Indiens.
Sur le capitalisme américain
Production et circulation dans la formation et l’accumulation du capital aux États-Unis
L’historiographie marxisante reprochait à l’école des Annales débutante (1929) de mettre en première ligne la circulation plutôt que la production, alors que le stalinisme glorifiait la production pour la production. Tout concourrait donc à la définition d’un capitalisme comme mode de production, alors que pour Fernand Braudel, le capitalisme n’était qu’une des formes prise par une économie de marché qui lui est largement antérieure [9]. Pour lui, l’existence de manufactures comme celles de l’époque de Colbert ne peut pas être considérée comme un début d’industrialisation, car un marché pour ces produits n’existe pas encore. Il classe aussi les innovations dans les biens culturels de circulation et non pas dans la formation de capital fixe comme les considèrent les systèmes de comptabilité nationale. Innovations qui circulent et diffusent, mais quand existe déjà une demande et même une pression sur la demande.
Braudel relevait aussi le rôle majeur du capital financier dans le développement du capital en général, ce qui apparaît bien dans l’idéal-type que représente le devenir capitaliste des États-Unis. Le premier point remarquable, c’est que les entreprises se développent dans une forme qui n’est pas celle de l’entrepreneur individuel, alors qu’on est pourtant nourri de l’idée de l’Amérique comme patrie de la liberté individuelle d’entreprendre. Or, en 1812, alors que les États-Unis comptent 7,5 millions d’habitants à l’époque, ils comptaient plus de 1000 sociétés par actions enregistrées quand la France en comptait 13, la Prusse 8 et l’Angleterre (en 1824) 156 [10]. Les deux chercheurs avancent une thèse qui révise quelque peu le schéma classique de la chronologie du business : au capitalisme « marchand » — celui des armateurs et du commerce colonial — des XVIIe et XVIIIe siècles aurait succédé le capitalisme « industriel » des chemins de fer et des usines au milieu du XIXe siècle, puis le capitalisme « financier » des banques, des bourses et des fonds spéculatifs au début des années 1980. Car sur les 500 plus grandes capitalisations de 1812 aux États-Unis, 130 (soit 26 %) sont des banques (dont les 5 plus grandes, et même 9 des 10 plus grandes. Ces 130 banques réunissent à elles seules 72 % du capital total des 500.
Les États-Unis sont devenus, entre la fin de la guerre de Sécession (1861-1867) et la fin du XIXe siècle, la plus grande puissance industrielle et agricole du monde, et en 1913 la première puissance exportatrice, détrônant la Grande-Bretagne. Mais ce sont les investissements des grandes banques, fondées entre 1791 et 1812, qui ont financé cet essor. Le capitalisme américain est d’abord un capitalisme financier, drainant les bénéfices des négociants, des banques elles-mêmes et des propriétaires fonciers. Mais c’est dans le nord-est des États-Unis, et non au sud, que se trouve concentré le Fortune 500 de 1812 : les États de New York, du Massachusetts et de Pennsylvanie comptent pour 63 % des entreprises et 56 % du capital.
Dans les années 1910, lorsque le Congrès se rend compte — à la suite d’investigations de la presse — qu’une poignée de banques contrôlent à elles seules les conseils d’administration des plus grandes entreprises industrielles et de transport, en même temps qu’elles émettent la monnaie, il légifère pour limiter les participations des banques et crée en 1913 la Réserve fédérale, qui monopolise l’émission de billets. En 1933, le Glass-Steagall Act oblige les banques à séparer leurs activités d’investissement de leurs activités de dépôt de l’épargne des Américains.
Un revers pour le capitalisme financier.
De la production à la consommation/circulation dans les années keynésiennes
La sortie de la crise des années 1930 n’a pas été dépassée par l’impérialisme et la guerre, mais par une extension du marché intérieur de chacun avec les politiques keynésiennes de welfare qui triomphent dans des pays vainqueurs dopés par le plan Marshall (1948). Les bases de la société de consommation sont posées qui iront jusqu’à l’inversion de sens de l’ancienne chaîne fordiste reliant production et consommation, avec l’application des principes toyotistes de flux tendus entre demande et offre. Les grands vaincus de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon ainsi que la puissance émergente que deviendra la Chine ont cherché à compenser un manque de marché intérieur (ce sont les pays qui vont développer la plus forte épargne privée) par une politique de développement du marché extérieur (politique favorisant l’exportation par la qualité, les subventions ou le dumping). À partir des années 1970, on a une accentuation de la division internationale du travail et une internationalisation des échanges (croissance des FMN, Marché commun européen) qui confirme l’importance primordiale de la circulation : globalisation et capitalisation. Ce changement peut être symbolisé par le passage de la forme A-M-A’ à la forme A-A’ au cours de laquelle la vitesse de rotation du cycle du capital (A : l’argent), virtualise la production (M : la marchandise) qui n’est plus l’élément moteur du cycle.
Ce que nous avons appelé la « révolution du capital » va produire une nouvelle phase d’optimisme, celle d’une « globalisation heureuse » qui projette au-devant de la scène non plus les PVD (pays en voie de développement) et PMA (pays les moins avancés) de l’époque précédente, mais de grands pays émergents. Une période d’à peine 50 ans où ce qu’on appelait traditionnellement la « politique industrielle » à l’initiative des États a semblé être oublié au profit d’une nouvelle division internationale du travail visant à optimiser les échanges dans le cadre d’un retour en grâce implicite de la théorie des avantages comparatifs absolus d’Adam Smith [11].
Cette « globalisation heureuse » (gagnant/gagnant) est venue buter à la fois sur le retour des souverainismes et sur des contradictions dites externes comme celles liées au climat et à l’environnement ou dit autrement au rapport à la nature extérieure.
Trump ne voit pas si loin ; pour lui qui pense en termes malthusiens, le protectionnisme ciblé est une façon d’assurer la position de « gagnant ». Toutefois et même de ce point de vue là, ses mesures protectionnistes sont paradoxales puisqu’elles s’appliqueraient dans le pays le moins globalisé du monde où les importations de biens et de services ne représentent que 14 % du PIB contre 18 % pour la Chine, 22 pour l’UE. De même pour les exportations ; 11 % pour les États-Unis, contre 20 et 23 (source : Les Échos, le 11 mars 2025). Donc une portée limitée, sauf pour les secteurs industriels en déclin, par exemple l’automobile très dépendante des importations mexicaines et canadiennes.
Des tentatives de modélisation
Même si comme Arnault Orain dans son livre Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), (Flammarion, 2025), certains essaient en référence à Braudel, de faire de l’histoire de longue durée, la plupart d’entre eux optent pour une solution de facilité qui est de fixer une forme actuelle et de l’éterniser pour ne pas dire l’essentialiser, en en faisant la forme préférentielle du capital ou sa tendance permanente, alors justement que le capital n’a pas de forme préférentielle.
Capitalisme de la finitude (Orain), capitalisme de la prédation (Da Empoli), capitalisme cannibale (Nancy Fraser), capitalisme de l’apocalypse (Quinn Slobodian), capitalisme oligarchique enfin pour d’autres. Toutes ces simplifications qui veulent faire modèle ou système sont tout à la fois immédiatistes, anti-dialectiques et nominalistes, puisqu’elles créent leur propre imagerie du capital au lieu de chercher une synthèse comme quand, sur la fin de sa vie Marx reconnut finalement que le capitalisme faisait système et qu’il se mit à employer le vocable de « système capitaliste ». Sur cette base Marx reconnaissait l’existence de contre tendances et des contradictions dans le déroulé déterminé des processus.
Au lieu de cela, on a droit ici à des interprétations qui, à partir d’un fait ou d’une vérité partielle, pensent dégager une théorie générale originale. Tous ces auteurs essaient de trouver un nom au capitalisme actuel comme s’il s’agissait de le fixer dans une forme particulière le distinguant des précédentes, alors que l’une de ses caractéristiques est justement de n’être pas réductible à des formes. On avait déjà eu ce procédé avec sa qualification de néo-libéral, mais cela restait une critique d’ordre économique se voulant synthétique et objective ; et sur laquelle se réalisait un consensus autour d’une notion vague pour ne pas dire une vague notion. Là, les nouvelles qualifications sont empreintes de critique morale à prétention spectaculaire ou même performative. C’est comme si chacun tirait un fil d’une pelote de ficelle et faisait défiler le tout à partir de cette amorce sans aucun effort de synthèse. Mais au-delà de leur particularité, ce qui les réunit, c’est leur subjectivisme décliniste implicite ou explicite [12] qui a remplacé l’objectivisme marxiste de la crise.
L’avantage de notre concept de révolution du capital, c’est qu’il analyse ce dernier dans son mouvement et non comme un état. Au moins André Gorz, en bon dialecticien, déduisait-il de son analyse du retour du capitalisme vers des formes de servitudes salariées ou non, que le capitalisme ne dépassait rien puisqu’il recyclait de l’ancien qu’il faisait coexister avec le nouveau. Varoufákis s’y essaie pourtant avec son « techno-féodalisme », mais c’est pour en faire dogmatiquement une caractéristique dominante et un processus quasi irréversible, à combattre ou à subir.
La puissance américaine
Ce qui est certain, c’est que si ce qu’on appelait hier encore les NTIC ont eu une incidence sur l’organisation non seulement de la production, mais de l’ensemble des conditions de vie, l’intelligence artificielle et principalement sa branche générative nous livre un ramassé de puissance pour la puissance [13], qui pose la question de savoir s’il y a des limites et un contrôle sur le processus. Cette puissance est aujourd’hui redoublée par le retour sur le devant de la scène, de grandes puissances et même de puissances intermédiaires et régionales pour qui l’économie de marché n’est pas le premier souci, ce qui tranche avec la période précédente de la « globalisation heureuse », pendant laquelle les firmes multinationales et la finance ont pu donner libre cours à leur nature extravertie.
Par opposition aux années 1970-1980 pendant lesquelles la mondialisation a beaucoup profité à l’Allemagne et au Japon (les grands vaincus de la Seconde Guerre mondiale), parce que leur puissance exportatrice était le fait d’entreprises nationales, les exportations chinoises aujourd’hui sont à 80 % le fait d’entreprises à capitaux étrangers principalement américains. C’est la conséquence du rôle des investissements directs à l’étranger (IDE), un axe essentiel de la globalisation. La part détenue par un pays dans le total des bénéfices mondiaux est donc devenue un critère d’évaluation de la puissance plus probant que le PIB.
Léo Panitch [14] parlait d’impoverished state theory (une théorie appauvrie de l’État) avec en corollaire l’idée selon laquelle, depuis la globalisation, les entreprises transnationales ont pu échapper à l’État-nation où elles étaient domiciliées. Pour Panitch, l’impérialisme n’est pas une réponse aux contradictions de l’accumulation du capital (Boukharine) ou à une crise des débouchés (Rosa Luxemburg), ni au fait que la politique du capital financier conduirait au partage économique du monde au profit des puissances impérialistes (Hilferding puis Lénine) ; il découle de la volonté de puissance des États. Sa théorie de l’impérialisme est donc plus une extension de la théorie de l’État qu’un énième prolongement de la théorie de Hilferding [15]. Ce qui nous intéresse ici, c’est que par rapport à Arrighi, Brenner, Hardt et Harvey, il est le seul théoricien marxiste de langue anglaise d’envergure médiatique à s’opposer à l’idée d’un déclin américain et à concevoir un lien entre globalisation et politique étatique. Mais ce n’est pas un lien dialectique comme dans notre exposition de la révolution du capital avec notre articulation en trois niveaux. En effet, pour lui, il y a juste coexistence des deux mouvements, parce que dans le capitalisme mature il y aurait autonomisation de plus en plus importante des sphères économiques et politiques, alors que pour nous, l’unité des deux sphères se fait au contraire plus importante dans le processus de totalisation du capital.
Les théoriciens de la globalisation pensent que les propriétaires des entreprises transnationales se trouvent dispersés dans le monde entier, formant une classe capitaliste transnationale. Ce n’est pas faux, mais cela n’empêche pas une augmentation et une extension mondiale de la détention américaine des entreprises les plus importantes. Les capitalistes américains détiennent en moyenne 81 % des entreprises transnationales américaines (données de 2021) et 46 % des actions en circulation des 500 les plus importantes d’entre elles dans le monde, alors que seuls 35 % d’entre elles sont domiciliées aux États-Unis. En effet, tant que ces entreprises transnationales fonctionnent sur un modèle de croissance fondé sur les exportations (Chine, Japon, Allemagne, Arabie saoudite, etc.), leurs pays d’origine sont structurellement obligés de donner de l’argent gratuit aux États-Unis et ceux-ci sont, de fait assurés, que le dollar demeure la devise des transactions internationales. Comme les banques centrales accumulent les dollars empochés par les exportateurs de leur pays, elles doivent déposer ces dollars dans l’actif refuge par excellence, les bons du Trésor américain, et, ce faisant, elles injectent gratuitement des dollars aux États-Unis.
Contre une lecture actualiste de la politique américaine
La presse et le milieu intellectuel sont tellement tournés vers l’anti-Trump principiel qu’ils tendent parfois à le faire passer pour un fou. Varoufákis [16] n’est pourtant pas de cet avis, puisqu’il lui accorde une certaine logique et lui prête un plan. Toutefois, il ne faut pas confondre les niveaux de rationalité. Que le plan de Trump contienne une logique du point de vue de certaines fractions du capital, et qu’il y rajoute un décisionnisme politique autoritaire, ne signifie pas que son plan soit rationnel... en dehors de ce point de vue, c’est-à-dire qu’il soit raisonnable au sens courant du terme. C’est ce dont doute Thomas Piketty, dont le dernier article « Le national-capitalisme trumpiste aime étaler sa force, mais il est, en réalité, fragile et aux abois » (Le Monde, le 15 février 2025) reprend à son compte des termes à la mode tel « extractivisme », comme si ce dernier caractérisait particulièrement le capitalisme, alors que le « socialisme réellement existant » a été au moins aussi « extractiviste » que le capitalisme occidental et encore plus destructeur de l’environnement. Il s’ensuit, que le capitalisme n’est plus perçu comme le premier mode de production reposant sur la création, la transformation et l’innovation, mais dès l’origine comme un régime de pillage avec la mise en avant démesurée de l’esclavage puis de la colonisation dans l’accumulation primitive, alors que le marxisme voyait s’effectuer cette dernière principalement à partir de l’agriculture. Ainsi, nous n’aurions eu à faire, de la colonisation jusqu’à aujourd’hui, qu’à un système parasitaire et décadent ne reposant que sur la captation de la richesse, bref, un régime de prédation. Loin de nous l’idée qu’il n’y ait pas eu domination et exploitation dans l’accumulation du capital, mais cette vision ôte toute possibilité à la reconnaissance d’un aspect progressiste du capital et de ses rapports sociaux de production qui ont pourtant permis que se posent, historiquement, les questions sociales et sociétales en termes révolutionnaires et d’émancipation.
De ce point de vue, il n’est pas étonnant que ces essayistes reprennent sans barguigner, le nouveau poncif paresseux que constitue l’emploi du terme d’oligarque, employé aussi bien pour désigner Musk qu’un des quatorze oligarques russes décédés mystérieusement en 2022 ou encore Bao Fan en Chine dont on apprend qu’il doit rendre des comptes au Parti communiste chinois. Mystère de l’usage idéologique du vocabulaire, les patrons russes en exil qui critiquent les nouveaux circuits de financement russes pour contourner les blocus sont appelés « hommes d’affaires » par le journal Le Monde, le 4 mars 2025 et échappent donc à l’infamante dénomination d’« oligarque ». Des variantes de cette attitude intellectuelle existent aussi bien chez les tenants passéistes d’une ploutocratie jamais vraiment définie, que chez les postmodernes de la « broligarchie [17] ».
Cet emploi indéterminé du terme, surtout à gauche, conduit à homogénéiser le groupe autour de Trump et à fabriquer ce « plan du capital » qui leur tient lieu de mantra en l’absence de véritable analyse de la transformation du capitalisme et des contradictions internes à ces groupes. La méthode est toujours la même : ils dégagent une tendance et ils prononcent à l’avance une sorte de parachèvement de la tendance. Rien d’étonnant puisque tous ont abandonné la dialectique pour une pensée en noir et blanc.
Il faut que ce soit le Wall Street Journal pour tirer la sonnette d’alarme le 31 janvier 2025 par rapport à la manipulation possible de l’ensemble des taux (intérêt et change) et qualifie la guerre commerciale de Trump comme « la plus stupide de l’histoire ». Quant à Andrew Wilson, le secrétaire général adjoint de la Chambre internationale de commerce, qui représente des milliers d’entreprises dans 130 pays, il avertit : « Notre profonde inquiétude est que cela pourrait être le début d’une spirale destructrice qui nous ramènerait à la guerre commerciale des années 1930 » (in Le Monde, le 11 mars 2025). Dans le même genre, on peut lire un éditorial des Échos du 10 mars qui mentionne un dirigeant d’un des plus gros groupes du CAC40 venant de déclarer : « On aime les politiques pro-business, mais ce qu’on aime encore plus, c’est l’État de droit et la stabilité juridique. » Depuis début avril, on ne compte plus les lanceurs d’alerte d’un type un peu particulier qui crient à Trump « casse-cou ! » et la lecture immédiatiste/actualiste se trouve prise en défaut.
Luttes entre fractions du capital et décisionnisme politique
Si on pense effectivement qu’il n’y a pas de plan du capital [18], cela ne signifie pas qu’il n’y a pas une idée de « gouvernance » chez Trump et ses conseillers ; et une méthode. Ainsi un des influenceurs de ce clan, le blogueur Curtis Yarvin, peut-il affirmer que Trump doit se faire autant dictateur que l’a été F.D. Roosevelt pour appliquer son programme. Seulement son brain-trust ne doit pas être administrativo-technocratique, comme à l’époque, mais technophile avec des geeks aux commandes qui transforment l’État en start-up. Yarvin méconnait ici les profondes différences avec d’abord, une situation de crise économique grave à l’époque des années 1930 sans correspondant aujourd’hui ; et ensuite une Cour suprême, qui ne semble pas prête à lui mettre des bâtons dans les roues. Il n’a donc pas vraiment besoin d’un passage en force.
Les contrepoids ou contre-pouvoirs ne sont donc pas les mêmes ; ici, ce n’est pas la Cour suprême qui s’oppose au président, mais un Wall Street pour le moins suspicieux si ce n’est hostile et qui se tient aux aguets afin de pouvoir réagir rapidement le cas échéant, ce qu’il commence à faire avec l’effondrement des cours de la Bourse ; un Warren Buffet assis sur un énorme trésor de guerre qui ne craint pas l’imposition fiscale, mais les effets des mesures Trump sur la politique monétaire et les répercussions sur la Bourse ; enfin, une FED plus indépendante qu’à l’époque des années 1930 où elle était une création récente, de fait impulsée par la banque Morgan et autres afin de stabiliser le début de panique des années 1920 en trouvant un prêteur en dernier ressort rendu, du coup, institutionnel pour de meilleures garanties. Sans oublier le fait que le plus gros fonds Blackrock a soutenu l’idée d’unité européenne au sommet de Davos de janvier 2025, une unité attaquée à la fois par Trump et des nationalistes européens qui y voient là une possibilité d’alliance tactique.
On est donc loin d’une unité du « grand capital », car cela fait quand même pas mal de vents contraires.
Varoufákis, comme d’autres (Piketty), ne semble pas tenir compte des avantages que les États-Unis tirent de la division internationale du travail. On dirait qu’ils prennent pour argent comptant ce qui se raconte sur les déficits commerciaux, sans prendre en considération les échanges au sein d’un même groupe, l’aspect multinational des grandes firmes, les liens de sous-traitance, etc. Par ailleurs, le déficit commercial américain n’a rien d’étonnant vu le poids énorme qu’y tiennent les services par rapport à l’industrie. Ce déficit américain consacre, comme le dollar monnaie de transaction et de réserve, l’exceptionnalité du cas américain qui est de transformer une faiblesse en force par captage d’une partie de la richesse mondiale sans avoir à passer par l’impérialisme.
Toutefois, la mauvaise foi de Trump et de son entourage ne doit pas faire oublier que des contreparties au captage existent et se négocient au niveau du capitalisme du sommet ; aussi bien à l’époque du plan Marshall que dans le cadre du financement de la défense du « camp » occidental dans le cadre de l’OTAN. C’est ce qui a été théorisé comme « stratégie de l’hégémonie » par le politiste Mickael Mandelbaum [19]. Elle aurait été prédominante depuis 1991 et la tentative d’établir un nouvel ordre mondial qui assurerait la relève de l’ancien impérialisme. Trump abandonne cette stratégie hégémonique pour une stratégie de sphère d’influence qui était déjà celle de ses modèles présidentiels (William MacKinley et Theodor Roosevelt). Groenland, Canada, Panama seraient dans la sphère d’influence américaine, l’Ukraine et la plus grande partie de l’aire slave dans celle de la Russie et Taïwan serait chinoise.
Les États-Unis sont inversement très dépendants des flux financiers qui leur permettent à la fois de financer le Trésor et de maintenir la valeur du dollar, mais ils les attirent sans problèmes pour l’instant. De ce point de vue, le capitalisme mondial n’est pas encore sorti d’un certain équilibre de fonctionnement comme j’ai essayé de le développer de façon théorique avec mon idée de « reproduction rétrécie » [20], qui recoupe sur certains points la notion ambigüe de finitude chez Orain. Dit d’une façon moins théorique, la globalisation et particulièrement la nouvelle division internationale du travail (DIT) et la mondialisation des échanges, ont permis de faire coexister des déséquilibres au sein de chacune des trois grandes zones économiques. La Chine épargne trop et ne consomme pas assez, ce qui permet aux États-Unis de consommer plus qu’ils n’épargnent. L’UE, de son côté, dirige une bonne partie de son épargne vers l’étranger, en contradiction avec son objectif d’une industrie forte.
Ce qui est paradoxal, c’est qu’à sa façon, la politique de Trump ne déroge pas à cette perspective de reproduction rétrécie. D’abord parce qu’en bon malthusien il ne pense pas que le gâteau de la richesse puisse augmenter et donc il ne peut y avoir pour lui de relation gagnant/gagnant au niveau des échanges mondiaux ; ensuite parce qu’en bon pragmatique il parie sur un niveau de récession américaine moins fort que ne le sera la récession chinoise. Il vise un nouvel équilibre sous-optimal en sa faveur.
Piketty pense, dans son article, que les États-Unis sont aux abois. Je n’en préjugerais pas, puisqu’en dix ans la part des États-Unis dans la capitalisation mondiale est passée de la moitié du total aux deux tiers. La capitalisation boursière (c’est-à-dire la valorisation des titres) aux États-Unis représente 190 % du PIB contre 50 % pour l’UE et le ratio valorisation/profit est 27 contre 14, ce qui permet, via ce capital fictif présent dans la valorisation boursière, de mieux valoriser à la fois l’investissement et la rétribution des actionnaires (techniquement le Q de Tobin [21]). Il est donc assez logique, toutes conditions égales par ailleurs, que le taux d’investissement américain soit supérieur au taux européen (14 contre 11,4 [22]). Mais tout en étant efficiente, cette théorie est datée (1969) et ne rend pas compte de la globalisation financière et du nouveau rôle de la capitalisation. En effet, elle accorde toujours une grande importance à l’accumulation et à la production dans le processus d’ensemble. Or aujourd’hui, la pratique des fusions/acquisitions est devenue une solution de facilité pour ne pas dire de mode même quand Q est supérieur à 1. Les États-Unis réalisent ainsi plus du double de fusions/acquisitions que les Européens tout en ayant un meilleur taux d’investissement. Cette puissance est amplifiée par le rôle des fonds de pension (155 % du PIB contre 22 pour l’UE) qui se dirigent prioritairement (60 %) sur des placements en actions.
On a donc plutôt l’impression, que ce sont les divers experts et les médias qui sont aux abois et qui en viennent à encenser aujourd’hui, ce qu’ils dénonçaient hier, parce qu’ils répondent à la rupture trumpienne par une réaction restauratrice. Ainsi, Trump attaque les agences gouvernementales fédérales et Le Monde du 11 février 2025 s’inquiète… du sort de la CIA et de la DARPA pour l’innovation électronique et militaire, alors qu’on ne savait pas ce journal si favorable au « complexe militaro-industriel » ! De la même façon, Davos hier club des riches (pour Le Monde diplomatique, ce serait le « rendez-vous des nouveaux maîtres du monde » et l’« aréopage des élites »), deviendrait maintenant celui de doux capitalistes quand c’est Steve Bannon qui attaque « le parti de Davos » en reprenant à son compte le schéma complotiste originellement en provenance des souverainistes de gauche. Il en est de même pour la défense soudaine des grandes universités privées américaines pourtant productrices et reproductrices des plus grandes inégalités sociales (cf. aussi note 26).
Les contradictions de la restructuration en réseaux du capital
La présence accrue de protagonistes non étatiques et de différents réseaux et think tanks sur la scène internationale a troublé les habituelles interventions institutionnalisées et hiérarchisées au profit de formes informelles de pouvoir. Cette configuration rend floue les anciennes séparations entre l’économique et le politique, les activités privées et publiques et les rapports entre échelon local, régional, national et global. Ces mises en réseau de différentes positions de pouvoir indiquent à la fois une intégration et une fragmentation de ces formes dont l’issue est incertaine ; d’un côté, le Forum mondial pourrait constituer une sorte d’internationale du capital, au moins comme projet. Ce n’est donc pas, en l’état, une société secrète, par exemple, du type de la franc-maçonnerie. On y vient respirer l’air du temps plus que planifier l’avenir ; mais de l’autre de nouveaux gourous de l’économie comme l’influenceur Curtis Yarvin développent une perspective d’un monde d’États-entreprises, un patchwork d’entreprises, chacun gouverné par une sorte de société par actions.
La politique du clan Trump rompt avec la méthode des organisations informelles comme le forum mondial, qui ont une volonté d’équilibre, par exemple en intégrant dans les règles de l’OMC, certaines particularités favorables aux pays en voie de développement pour aboutir à une relative stabilisation de la globalisation. Et à gauche c’est le grand désarroi, puisque certains en sont à regretter cette même OMC à qui on reconnaît aujourd’hui d’avoir largement participé à l’éclosion de pays « émergents » et au recul de la pauvreté dans le monde [23].
Trump et Musk se veulent dans la rupture et leur distance prise par rapport au Forum en est le signe manifeste. Alphabet, Meta et Open AI leur ont emboité le pas. Pour schématiser parce que ces clans et camps ne sont pas strictement homogènes, le rapport entre le clan Trump et le clan Davos d’une part et le camp Wall Street d’autre part, est emblématique de ce que nous avons tenté de décrire dans notre article « Fractions du capital et luttes de pouvoir » (in no 21 de Temps critiques, 2022). Contrairement à ce que l’on peut lire et entendre, il y a bien eu un brassage des élites et c’est évidemment dans le pays le plus puissant et à la plus forte mobilité sociale qu’il a eu lieu. L’accélérationnisme produit par la révolution du capital est à la base de l’avènement de ce nouveau monde dans lequel l’innovation, les nouveaux comportementaux aux marges, si ce n’est marginaux [24], viennent concurrencer les positions acquises et la respectabilité.
Par exemple, l’accélération réactionnaire théorisée par Lorenzo Castellani [25] trouve une formule politique : non plus l’influence des « géants de la tech’ » sur le gouvernement, mais l’exercice direct du pouvoir par les chefs d’entreprises du numérique, ce que réalise en partie Musk aujourd’hui en conseiller de Trump. En rejoignant l’autoritarisme de Trump contre le libertarisme d’origine, ces technophiles individualistes développent un rétro futurisme. Pour eux, le capitalisme opère dans l’espace sans bornes de sa propre universalité, et c’est précisément pourquoi tout ce que nous faisons est en lui. Ils promeuvent l’intensification sans limites d’un capitalisme américain qui aurait enfin réussi à repousser les frontières (cf. note 7). L’idée est de créer une singularité technologique initiée, puis promue par les GAFA, Musk, les transhumanistes, ce qu’on pourrait appeler la fraction technologique de la révolution du capital. Bien qu’en en étant dépendante, elle tend à submerger sa fraction financière, même si celle-ci peut la rappeler à l’ordre à l’occasion, comme on peut le voir avec la réaction des marchés boursiers à la hausse des droits de douane.
La richesse tient une place prépondérante dans la nouvelle échelle statutaire parce qu’elle est en phase avec les nouveaux marqueurs de la puissance qui sont tout sauf patrimoniaux, malgré les discours actuels sur la domination d’un capitalisme patrimonial.
À l’opposé du capitalisme de l’accumulation/production et de l’extraction qui portait sur le temps long et c’est bien ce qui pose problème pour les « terres rares », celui des flux financiers et d’information est le temps court, celui de la capitalisation.
La seule chose que l’on pourrait préciser et modifier par rapport à cet article de Castellani, est que ce que nous avons développé à partir de l’évolution de la sphère financière du capital depuis les années 1980-2000, est renouvelé et conforté par la croissance et les prises de pouvoir de la sphère technologique (et immobilière), dont les membres ont plus une origine d’outsiders que d’appartenance à l’establishment de la période précédente plutôt d’extraction bushienne ou clintonienne [26].
Une caractéristique qui permet une alliance, certes conjoncturelle entre « anti-systèmes » du haut et « anti-systèmes » du bas. Par leur césarisme politique [27] et l’idée que la fin justifie les moyens, les premiers donnent aux seconds l’impression qu’ils pourront échapper à la fatalité de la mondialisation et de la catastrophe planétaire prédite par les experts. C’est une victoire de l’idéologie pour certaines fractions du pouvoir et de la croyance (y compris religieuse) pour ceux qui se ressentent déclassés ou délaissés.
Les médias ont beau faire commencer toutes leurs informations ou diatribes par « le milliardaire Trump », cela ne porte pas.
À partir de là, l’effronterie peut se donner libre cours et Trump parler à front renversé comme dans son dernier post : « Ce serait le moment idéal pour le président de la Fed, Jerome Powell, de baisser les taux d’intérêt. Il est toujours en retard, mais il pourrait désormais changer d’image, et vite. Baissez les taux d’intérêt, Jerome, et arrêtez de faire de la politique ! [28] » ; mais en parfait technocrate du capital, « Jerome » ne s’en est pas laissé compter : « Bien que les droits de douane soient très susceptibles de générer au moins une hausse temporaire de l’inflation, il est également possible que les effets soient plus persistants. »… et donc, qu’à terme, il faille augmenter les taux et plonger le pays (monde ?) dans la stagflation.
L’adieu à l’Occident ?
Si on interprète à notre façon le livre de Huntington Le clash des civilisations et la refondation de l’ordre mondial (Odile Jacob, 1996), il en ressort que : 1) la modernisation capitaliste n’est pas réductible à une occidentalisation du monde ; 2) La politique au niveau de l’hypercapitalisme du sommet est multilatérale et « multicivilisationnelle » ; 3) Le rapport de forces change au détriment de la puissance occidentale ; 4) les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais pas universelle. De ce fait, ils doivent s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non-occidentales et les États-Unis aussi doivent reconnaître leur appartenance à ce monde occidental. Ils ne peuvent s’isoler dans ce qui serait leur spécificité, à savoir un pays sans civilisation commune, c’est-à-dire multicivilisationnel.
Loin d’une interprétation politique qui en fut parfois faite dans un sens simplificateur pour opposer deux mondes, l’occidental et l’islamique, Huntington recense huit civilisations et sa conclusion est à l’inverse de l’hypothèse d’une bipolarisation, car pour lui, le monde serait devenu multipolaire et pluricivilisationnel. Ancrés dans les « civilisations », les conflits qui l’animent seraient inhérents aux identités sédimentées de longue date.
Peter Thiel, un des penseurs de la « trumposphère » est conscient de ces enjeux quand il déclare : « L’Occident moderne a perdu la foi en lui-même. Au cours de la période des Lumières et de l’après-Lumières, cette perte de confiance a libéré d’énormes forces commerciales et créatives. Dans le même temps, cette perte a rendu l’Occident vulnérable. Existe-t-il un moyen de fortifier l’Occident moderne sans le détruire complètement, un moyen de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ? [29] » Pour Thiel, la crise d’auto-préservation est aussi le moment de l’état d’exception où, d’une certaine façon tout sera dévoilé.
Pour l’instant et sans préjuger de l’avenir de la politique trumpienne, ce que l’on peut dire, c’est que dans son opposition à l’Europe et à son histoire politique, sociale et culturelle, ce courant rompt les amarres avec ses origines, la philosophie des Lumières et son universalisme. Les « Lumières noires », revendiquées par le nouveau prophète Curtis Yarvin, nous en offre l’expression la plus frappante. Ce ne serait pas grave si ces « Lumières » originelles n’étaient pas systématiquement attaquées aussi par les déconstructionnistes de gauche, les deux ayant pour point commun un relativisme pour le moins mal tempéré.
Jacques Wajnsztejn, le 17 avril 2025