Dialogue sur la fin d’une république

paru dans lundimatin#365, le 9 janvier 2023

Pour clore 2022, le président a présenté ses vœux télévisés pour 2023. Si les commentateurs peu attentifs ont pu souligner un exercice convenu et sans grand intérêt, nous y avons au contraire décelé un discours de vérité. Ce qu’Emmanuel Macron est venu annoncer aux français, c’est la fin d’une époque, celle de la république.

« Ils cherchent en vain à se purifier avec le sang dont ils sont souillés, comme si on cherchait à se laver avec de la boue après avoir marché dans la boue. »
Héraclite

— Tu l’as pas écouté, toi, le discours de Macron pour le nouvel an ?
— Non, en plus j’étais avec des amis, c’était gênant. Et puis j’avais déjà un peu la gerbe, toutes ces fêtes…
— Remarque, ça t’aurait peut-être purgé.
— C’était purgatif ?
— En vrai un peu, le gars a presque craché le morceau. Il a parlé d’unité, d’engagement, et même de refondation. Il a parlé des résistants, des boomers, et de nous, comme si on se tenait tous par la main à travers le temps, comme une grande famille. Nous, on est « rudement » dans la merde qu’il a dit, mais faut pas se chamailler avec les boomers qui nous y poussent. Unité. La famille quoi.
— La République c’est la famille ?
— Bah justement… J’ai l’impression qu’il ne parle plus de la République. On sent qu’il continue à dire République pour la forme, mais qu’il préfèrerait dire Famille. Les migrants font pas partie de la famille, sauf bien sûr les Ukrainiens qui sont même « admirables », on est fier de la famille. Ceux qui bossent pas comme il faut sont pas très famille famille. D’ailleurs il a beaucoup parlé de travail, de patrie…
— … Travail, Famille, Patrie ?
— Tu trouves que j’exagère ?
— Je te connais, t’as une idée derrière la tête, et c’est pas juste Pétain, si ?
— Tu as raison. Même si la tartine qu’il fait avec les « générations futures » sans préciser le problème…
— … le problème de crever la gueule ouverte entre deux réacteurs en surchauffe, un champ de betteraves connectées et une méga-bassine à sec par un été splendide à l’horizon 2050 ?
— Oui, voilà, eh bien cette manière de parler à vide des « générations futures », ça me fait toujours penser à l’idéologie pétainiste de la régénération. Les Trente Glorieuses ont trop joui, fini l’abondance, les crises que nous vivons sont des épreuves morales (admirons les Ukrainiens), le vrai problème, c’est le nihilisme. Et les jeunes, les bons jeunes (pas les nihilistes qui se collent les mains), c’est la ré-génération, la nouvelle génération, le salut spirituel. Refondation. Suffit d’y croire et ça ira bien. Lui-même se dit jeune.
— Là tu exagères. Il s’en fout du nihilisme. Et puis il a pris un coup de vieux.
— Il a quand même parlé de « sa sainteté Benoît XVI ».
— C’est juste pour draguer les cathos.
— Et Brigitte.
— Mais t’avais une idée en tête.
— C’est vrai. Eh bien voilà : j’ai l’impression que la République est morte.
— Tu y croyais, toi, à la République ?
— Non, mais ça l’empêche pas de mourir. Nietzsche a bien dit Dieu est mort. Et il n’y croyait pas, à Dieu.
— Là ça m’échappe. Pourtant j’aime bien Nietzsche.
— Pour moi non plus c’est pas très clair, c’est plutôt une impression. Mais une impression tenace.
— Tu saurais la décrire ?
— C’est tout ce truc de l’unité, le côté martial de l’engagement, le ton paternaliste du « nous tous »…
— … tu crois qu’ils pensaient à #NousToutes quand ils ont fait leur campagne sur « Nous Tous » ?
— C’est dur à dire. Un conseiller de moins de 40 ans leur a forcément dit que ça faisait carrément bras de fer macho, mais c’est difficile de savoir s’ils sont vraiment pervers ou simplement loin de la réalité…
— Mais tu disais ?
— Oui, cette manière de faire comme si la chose politique devait, en droit, se situer au-delà des dissensus et des dissonances : « je forme pour nous tous, des vœux d’unité ».
— Et en fait ?
— C’est là qu’on saisit le message : dans les faits, ils font passer des lois sur le séparatisme qui leur permettent de tracer une ligne entre amis et ennemis, jusqu’à dissoudre les associations qui sont du mauvais côté de la barrière. Et puis tout le reste, tu connais…
— En même temps c’est cohérent, quand tu veux l’Unité, tu es obligé de faire la guerre à ce qui reste en dehors de l’Unité. Il dit pas nous voulons l’Unité et puis le reste, il parle juste de l’Unité. Donc pas de quartier pour le reste.
— Bah oui. Sauf qu’il me semble que la République, ça a toujours été une pratique du reste. C’était un cadre commun, la République, le fait de se plier à un certain nombre de règles, à une procédure quoi. Une fois que tu es passé par cette procédure et tous ses papiers, que tu sois électeur électrice député conseiller ou je ne sais quoi, il reste toujours quelque chose en dehors de ta famille politique. Précisément parce qu’en dehors de ta famille, il reste le cadre commun – il reste des gens qui sont passés par le même parcours de papiers et de paroles et que tu respectes pour cela, des « adversaires » ou des « opposants ». Il y a d’autres familles respectables.
— Alors que Macron dit : la République, c’est LA famille. Unité, pas de chamailleries, tout le monde fait la bise à sa sainteté Benoît XVI, allez allez, entre deux phrases sur la laïcité.
— Ce qui dans sa bouche veut dire, la République, c’est MA famille. Les autres familles sont extrêmes, elles ne sont pas fréquentables, elles sont en dehors du cadre commun.
— Enfin, surtout la gauche. L’extrême droite, ça s’intègre très bien à la famille. Darmanin c’est un super beau-frère, c’est le beauf’ d’ultra-droite qui dit ce qu’on n’ose pas dire aux repas de famille. Mais la gauche, elle, dès qu’elle bouge le petit doigt…
— … et elle bouge rarement autre chose…
— … aussitôt c’est l’hystérique, la cousine insupportable. Son comportement est tellement extrême ! Plutôt adopter un admirable Ukrainien que s’asseoir à côté de cette folle dingue.
— Tout simplement parce que sa famille, au gars Manu, c’est la droite vitaminée.
— CQFD. En fait tu voulais juste me dire que Macron est de droite ?
— Non, je voulais dire que la République est morte. Et d’un coup ça m’apparaît beaucoup plus clairement : la République, c’était un cadre commun. Et maintenant, c’est devenu un ensemble de valeurs pour dire qui dedans / qui dehors, qui est séparatiste / qui est admirable. La laïcité c’est un combat. Il y a même des « tenues républicaines ». Une association s’« engage » pour des valeurs. La République s’est transformée en une machine de guerre, une machine qui trace des lignes amis-ennemis et qui agit en conséquence. Il n’y a plus d’« adversaire » politique, l’« opposition » n’a pas sa place dans l’Unité, elle glisse aussitôt vers une extrémité ; il n’y a que la famille et les ennemis. Quand Macron parle d’un type nouveau d’Unité, il parle en fait d’un nouveau type de guerre.
— Une guerre civile alors ?
— Un type nouveau de guerre civile oui, puisque la ligne ami-ennemi passe même à l’intérieur des rangs des citoyens.
— Une guerre civile larvée, cuite à l’étouffée sous l’écrasant couvercle de l’Unité ?!
— Me fais pas rire, une guerre civile à l’étouffée.
— Sourdement tramée d’opérations de civisme et de contre-opérations de séparatisme !
— Civisme : je me constitue en citoyen, je participe à l’Unité, je tousse dans mon coude, je suis vigilant et j’aime les compteurs Linky.
— Et à chaque catastrophe : beaucoup beaucoup plus (admirons les Ukrainiens).
— Séparatisme : je suis sorti du rang, s’appliquent désormais à moi les lois et les états d’exception pensés pour les extrêmes extrêmes, pour ceux qui ne sont plus de la famille, pour ceux qui refusent d’obtempérer, de voter, de signer, de pointer, de non-manifester, de laisser-faire. Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Exit.
— Tu t’emballes ! Je comprends pourquoi tu disais que c’était purgatif. Mais en vrai, sans vouloir te décevoir, la République comme tu dis, ça a toujours été ça. Ton fameux cadre commun plein de respect pour l’adversaire, il commence à tenir quand on a massacré 40 000 communards et communardes en 1871 et que les royalistes se sont mis hors jeu ; et puis la prétention de placer la chose publique au-delà des dissensus, c’est une marotte qui remonte au moins à de Gaulle et qui revient régulièrement. Tout ça c’est parfaitement inscrit dans le logiciel républicain. Tu crois pas que c’est un peu naïf de faire de Macron un événement ?
— Tu as sûrement raison, si… Mais je me demande si c’est justement pas ça la mort de la République. Elle meurt parce qu’elle se déchaîne, parce qu’elle devient vraiment elle-même. Elle a toujours tracé des lignes amis-ennemis très violentes, et chaque parti en douce a toujours prétendu incarner la totalité…
— Mais…
— Mais maintenant c’est comme si elle ne prétendait plus faire semblant, comme si elle n’essayait plus de se donner des airs de cadre commun et de saine alternance des partis. Elle assume. Elle ne s’encombre plus de ses vieilles idées régulatrices, des idées qui la cadraient. Elle trace.
— Tu sais qu’Edouard Philippe a déjà fondé celui qui doit prendre la relève, de parti. Horizon qu’il l’appelle ; c’est un peu gros.
— Oui, Horizon 2027. Et il n’essaye même pas de faire croire à une opposition avec Macron.
— Il se dit que personne n’y croirait, que ça ne vaut pas la peine. C’est trop d’énergie. Pfuiiit… plus d’énergie républicaine. Même au parlement, c’est trop fatiguant le jeu de l’opposition. C’est tellement pratique le 49.3. T’as raison, la République est morte. C’est presque triste. Il reste quoi alors ?
— Sûrement quelque chose comme une République sans l’idée de République.
— C’est-à-dire un gouvernement représentatif ?
— Techniquement ça doit être ça, mais du coup il faudrait remonter au gouvernement représentatif d’avant l’idée de République, quand « représentatif » ne signifiait pas encore investi d’une légitimité populaire, mais simplement qui est constitué par délégation. Le gouvernement représentatif en soi n’a rien de républicain, il naît des contre-révolutions du XIXe, quand les restaurations essayent de reformer une élite qui gouverne, sans tout miser sur le roi de droit divin qui s’est avéré un peu branlant. On court-circuite Dieu, on est plus pragmatique, plus moderne, plus XIXe quoi : les riches délèguent leur pouvoir à ceux qui gouvernent, et ça donne un gouvernement représentatif.
— Monarchie de Juillet, Second Empire ? Je connais pas très bien cette période moi…
— Moi non plus en fait. Et c’est pas tout à fait un hasard : on fait souvent commencer les programmes scolaires en 1870, quand la technique du gouvernement par délégation est investie par les Républicains conservateurs (Thiers qui écrase la Commune en beuglant la République sera conservatrice ou ne sera pas). A partir de là, les deux formes se confondent : d’un côté, l’idée de République semble indissociable du gouvernement représentatif, et inversement le gouvernement représentatif semble taillé pour incarner la légitimité populaire. Alors que les républicains n’ont pas fait beaucoup plus qu’accrocher Liberté Egalité Fraternité sur la façade d’un bâtiment qui avait été pensé pierre à pierre contre la démocratie. Tu connais la phrase de Manin sur l’histoire du gouvernement représentatif : « conçu en opposition explicite avec la démocratie, ce régime passe aujourd’hui pour l’une de ses formes ».
— Oui, je l’ai déjà lue sur lundimatin, tu te répètes.
— Désolé.
— Bon, mais en gros, avec Macron, on retrouve la brique sous la façade ? On retrouve la strate du gouvernement représentatif une fois démantelée l’illusion de la légitimité populaire ? Ce qui expliquerait l’usage que la macronie fait du Parlement : aux dernières élections, le « peuple » à travers ses « représentants » lui dit non, et au lieu d’interrompre sa politique, la macronie préfère interrompre le débat. Pour Macron, la « représentation », c’est une technique de pouvoir comme une autre, pas un principe démocratique. Si elle a des ratés, on la laisse au garage. Moche.
— Moche, oui, comme un bâtiment conservateur du XIXe. Dostoïevski raconte un truc comme ça sur le Second Empire [1]. Sous Napoléon III, au Parlement, il y a toujours six députés libéraux (démocrates quoi). On tient beaucoup à avoir au moins six députés libéraux. Parce que de temps en temps, on organise un débat politique, et là tout le monde est ravi d’entendre les six libéraux si bien parler de liberté, on en a les larmes aux yeux, même « l’eau à la bouche » dit Dostoïevski, on les félicite, on voudrait presque leur donner un prix. Et puis le débat prend fin et on ne touche pas à ce qu’on avait déjà décidé. Il raconte que même Napoléon III aimait faire des discours libéraux de ce genre ! pour faire monter l’eau à la bouche. On voit bien que c’est pas une erreur de procédure : la représentation est faite pour faire monter l’eau à la bouche, et pas la voix d’un « peuple » aux oreilles des « représentants ».
— C’est vrai que Mélenchon fait si bien monter l’eau à la bouche. Tout ce qui reste de la gauche espérait avoir l’eau à la bouche en le poussant au second tour. La défaite c’était secondaire, on voulait l’eau à la bouche, un vrai bon débat et puis Napoléon repend les rênes. Macron aussi a dû être super déçu : oh non, re l’autre dingue qui s’emmêle dans ses fiches mal stabilotées
— Heureusement qu’il a eu la Convention citoyenne, c’était les grandes eaux, on en salive encore.
— On s’éloigne, là…
— Pas tant que ça. Si le gouvernement représentatif qu’on se tape a une affinité particulière avec ceux des contre-révolutions du XIXe, alors, pour en apprendre davantage, il suffit de laisser la parole aux gens qui, au même moment, étaient du côté de la révolution. Ecoute un peu Charles Noiret, ouvrier tisserand de Rouen en 1840 : « Quel est donc la cause du mal qui nous mine ? La cause provient de ce que nous sommes sous la dépendance absolue de ceux que la fortune a favorisés, n’importe comment : ils font les lois et les exécutent contre nous et pour leur intérêt : ils sont pairs, députés, ministres, administrateurs, juges ; ils nous font travailler à leur profit, et nous attendent au conseil des prud’homme, au tribunal du commerce, quand même nous y allons demander justice contre eux-mêmes. Ils ont tout accaparé et ne nous ont laissé que la misère et l’ignorance… De plus, il y a des soldats, des baïonnettes et des canons qui répondent de notre obéissance ; il y a des prisons ouvertes pour nous engloutir si nous nous coalisons, si nous nous associons pour la défense de nos intérêts, enfin, si nous murmurons, et vous avez vu qu’on en use largement ! et comme pour mieux river la chaîne qu’on nous fait porter, on nous a imposé les livrets ! » [2].
— … les attestations dérogatoires et autres joyeusetés de la société de bip & go qui se prépare. Ils avaient les idées claires à l’époque, dis donc.
— C’est qu’on n’était pas encore entré dans la zone de confusion entre démocratie et gouvernement représentatif. Du coup c’était encore super clair que 1/ le gouvernement représentatif fait la guerre à ce qu’il ne représente pas, et que 2/ sa structure pyramidale l’empêche de représenter une base un tant soit peu populaire. C’était d’ailleurs très clair des deux côtés de la ligne. Ecoute un peu un dénommé Bertin, dans le Journal des Débats, en 1832 : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Le bonhomme ne cache pas une seconde qu’il parle uniquement au nom des « Lyonnais qui possèdent quelque chose », et il ne s’embarrasse guère d’habiller son idée du gouvernement d’une forme même vague de légitimité : « il ne s’agit ici ni de république, ni de monarchie, il s’agit du salut de la société ». C’est-à-dire du salut de la bonne société. Quand même, c’est gonflé, dans le journal.
— Il parle aux siens, il est cash.
— La famille, on y revient.
— C’est vrai que si on remplace la République par ma Famille dans tous les discours des gouvernants, les choses deviennent beaucoup plus claires. On sort de l’effet Salomé.
— L’effet Salomé ?!
— Salomé Saqué, la journaliste de Blast. Elle faisait une interview de Gaël Giraud au moment où Macron venait d’autoriser les gros chalutiers hollandais à labourer les fonds de la mer du Nord en long en large et en travers. Giraud explique qu’on sait très bien qu’il suffit de bousiller une des couches du mille-feuilles des espèces de poissons pour que tout se détricote et qu’on se retrouve en quelques années avec une piscine à méduses. Et le père Giraud, toujours si impeccable, d’enchaîner les exemples qui vont bien, d’expliquer avec les mots qu’il faut. Alors là madame Saqué n’en peut plus, elle l’arrête, et elle dit : on ne peut pas penser que les gens qui prennent ces décisions ne savent pas ce que vous dites-là, et pour autant on ne peut pas imaginer qu’ils décident sciemment de nous embarquer vers ces conséquences désastreuses. Paradoxe paradoxe !
— C’est ça que tu appelles l’« effet Salomé » ?
— Oui, ça te plaît pas ? Tout le paradoxe tient simplement au fait qu’on continue à lire avec la grille du Bien Commun des décisions qui ont complètement déserté ce cadre. Forcément on comprend rien.
— Et Giraud il répond impeccablement quoi ?
— Il commence par une analyse économique impeccable qui montre que les banques ont trop d’actifs fossiles pour orienter le monde vers autre chose que plus d’énergies fossiles, parce que sinon ces actifs sont dits « échoués », ils ne valent plus rien, et les banques font faillite. Paraît même que les chefs des banquiers font des discours en disant que la fin de la vie sur Terre est certes un risque pour leur activité, mais que la volonté des humains de changer sérieusement de cap est un risque tout aussi grand pour les banquiers.
— Impeccable.
— Oui, hein. Et ensuite il dit en gros qu’un monde avec des sols en carton qui ne fonctionnent qu’à coups d’intrants, des océans raclés, et là-dessus beaucoup de chimie et de nucléaire pour continuer à faire turbiner le tout, c’est un projet de monde qui n’en effraie pas certains.
— Certains de la même famille ? certains qui sont sûrs d’avoir de l’eau filtrée, des masques à gaz pour sortir dans les allées de la gated community, et qui seraient même bien contents que plus rien ne pousse en dehors des supermarchés, rapport au contrôle ?
— Ceux-là. On en revient au XIXe, les barbares et ceux qui possèdent quelque chose : ils font société comme l’huile et l’eau. À propos d’eau, tu savais qu’à Paris les arrondissement des riches ont pas la même eau que ceux des pauvres ? C’est pas les mêmes circuits.
— On sort de l’effet Salomé quand on comprend que certains ont ces circuits bien imprimés en tête.
— Des réseaux parallèles, oui, et plus guère de cadre commun.
— Je t’avais raconté, cet ami, pendant le covid, qui avait commencé par se plier gentiment à toutes les « mesures », et puis qui un jour avait secoué la tête, et énuméré : le glyphosate, les néonicotinoïdes, les particules fines, les ondes, les radiations, les perturbateurs machins, tout ça tout ça, je veux bien continuer, mais en fait je ne crois pas que ces gens s’inquiètent de notre bien. Ils ont d’autres buts. C’était à la fois très naïf et très sensé. Ça m’avait marqué.
— C’est quand même là qu’on mesure la différence d’avec les gouvernements représentatifs ouvertement contre-révolutionnaires du XIXe : nous, on nous assomme tellement avec la rhétorique du Bien commun, du civisme, de la responsabilité, que ça devient presque une prouesse de parvenir à formuler ce genre de banalités. Tu as vu le dernier numéro de Macron sur l’écologie, avec ses videos de youtubeur ? Et je suis en bras de chemise, et j’allume moi-même la caméra, et je parle sans filtre, le défi du siècle, tralala. On a beau retoquer un à un les chiffres qu’il balance, et débusquer des arnaques grosses comme 1 fenêtre changée = 1 rénovation thermique, il a l’air tellement concerné, tellement plein de bon sens… Moi quand j’ai fini par comprendre que leur plan, en fait, c’est de nous coller une surcouche technologique au doux nom de « convergence NBIC » [3], j’avais l’impression que c’était moi qui abusais, que j’avais raté quelque chose, que je noircissais le tableau. Ça collait pas.
— C’est là que le XIXe pré-républicain aide à clarifier notre situation post-républicaine. Même les jeunes hégéliens, que Marx et Engels ridiculisent dans La sainte Famille, ils avaient parfaitement compris ce genre de configuration. Dans leur cas comme dans le nôtre, il n’y a pas de cadre commun crédible. Eux, parce que les gouvernants qu’ils se tapent étaient ouvertement hostiles à l’idée de liberté héritée de la Révolution ; nous, parce que la poursuite de leur règne nous coûte la vie : aussi bien la vie bonne que la pure et simple survie. Eh bien écoute un peu Bakounine, s’adressant aux autres jeunes de la bande hégélienne. Il parle des gouvernants : « il n’est pas possible de beaucoup discuter avec eux parce qu’ils ne veulent jamais s’engager dans une discussion raisonnable ; il est très difficile pour eux, maintenant que le poison dissolvant du négatif s’est répandu partout… »
— … le biocide devenu vérité publique…
— « … il leur est très difficile donc, il leur est même quasiment impossible de se maintenir dans la pure positivité... »
— … parce que c’est notre projeeeeeeet !
— « … de sorte qu’ils doivent faire abstraction de leur propre raison et d’avoir peur d’eux-mêmes et de la plus petite tentative de faire la démonstration de leurs convictions, puisqu’elle en serait la réfutation » [4]. Donc quand ils parlent, ce n’est jamais pour s’expliquer, c’est toujours pour conjurer la possibilité d’une véritable explication. Jamais tu ne les entendras parler de la convergence NBIC, ça les met trop mal à l’aise.
— Ils préfèrent parler des Amish.
— Bakounine ajoute d’ailleurs juste après : « ils sentent cela fort bien et c’est aussi la raison pour laquelle ils se répandent en invectives là où ils devraient argumenter. »
— En plein dans le mille. Ça, ça m’avait scotché au moment de la manif contre les bassines à Sainte-Soline : au lieu de défendre le projet, en disant quelque chose comme on tient à ce truc, c’est notre idée pour la suite du monde, le gouvernement avait simplement sorti le ministre de l’Intérieur, le beauf’ bien pratique, pour traiter tout le monde d’éco-terroristes.
— Parce que, comme dit Bakounine, démonstration vaudrait réfutation.
— La démonstration sur les bassines ça donnerait quoi ?
— J’imagine quelque chose comme : nous donnons de l’argent public pour financer des méga-acteurs privés, et leur permettre ainsi de contourner nos propres lois en pompant-détournant de l’eau aux périodes autorisées afin d’en avoir en masse au moment où les petits se serreront la ceinture d’un cran de plus.
— Réfutation.
— Sans parler de l’évaporation, de l’accélération des cycles…
— On comprend qu’ils s’en tiennent à l’éco-terrorisme. C’est plus confortable.
— Et puis faire de son adversaire politique un terroriste, c’est tellement XIXe. Encore un petit coup de Bakounine le jeune : « Ces réactionnaires fanatiques nous maudissent ; si c’était possible, ils iraient sans doute même chercher le pouvoir souterrain de l’Inquisition pour en faire usage contre nous ; ils nous dénient tout ce qui est bon et humain ».
— Un terroriste, c’est ni bon ni humain. Et pour le retour de l’Inquisition, allez-y ! on a déjà le concept chinois de séparatisme, il suffit de finir d’importer la technologie qui va avec. Le droit fera bien quelques exceptions.
— Bouh. Coup de fatigue d’un coup… Au fond, on en arrive à se demander : comment ça tient encore, cette histoire ? Il y a toujours eu des gens pour critiquer la politique représentative, mais là c’est même elle qui arrête de donner le change ! C’est quand même différent. L’alternance ce serait basculer vers un extrême, plutôt faire la guerre à l’opposition que de l’écouter, les vrais choix de société ne se discutent pas… c’est une musique de générique ça.
— Je crois qu’il faut quand même pas oublier un truc de base : ça tient jusqu’au moment où ça tient plus. Il n’y a pas forcément de raison profonde à la survie d’un régime périmé. Au générique, il y a toujours un moment où le dernier nom arrive. C’est plus une question alphabétique.
— Tu dis ça, mais on peut quand même voir les stratégies en train de se déployer. Ils cherchent à fabriquer activement de nouvelles raisons à leur pouvoir, maintenant que les anciennes leur font défaut.
— Mettre du nucléaire partout pour dire bougez pas sinon ça saute ?
— Entre autres, mais pas que. Il faudrait être précis, mais j’ai le sentiment qu’ils sont en train de changer le sens de la « représentation », à la racine. Ils ne se lancent plus du tout dans l’exercice périlleux de représenter quelque-chose comme une « volonté générale » (je vous ai compris !). Même le vote, ils admettent que ça vaut guère plus que barrage. Je crois qu’ils essayent plutôt de représenter quelque chose comme des résolutions de problème.
— Comment ça ?
— Je dirais que c’est une machine représentative d’un autre genre, qui procède un peu comme ça : 1/ RECONNAISSEZ QUE nous sommes dans la merde (à chaque fois pour des raisons valables et variées).
— À ce niveau là ils sont plutôt bien servis…
— 2/ OR, voilà ce que je décide. 3/ j’ai décidé au mieux, ou plutôt : à ma place vous auriez fait pareil, DONC je vous représente.
— Je vois, c’est pas j’essaye de me mettre à votre place pour parler en votre nom, mais plutôt venez un peu à la mienne pour voir à quel point j’ai raison. Effectivement, ça change un peu le sens de la représentation.
— Comme tu dis. En fait, il faudrait presque comprendre « représentation » au sens d’une performance théâtrale : si vous acceptez le côté dramatique de ce problème, alors vous devez aussi accepter qu’il n’y a qu’une manière convenable d’en jouer la résolution. Si c’est chiant la coupure, alors la centrale, si la dette alors l’austérité, etc. etc.
— Tu crois pas si bien dire : toute la théorie du gouvernement représentatif chez Hobbes utilise la métaphore du théâtre. La pièce qui se joue partout et à chaque instant, c’est la guerre totale, la guerre de tous contre tous, votre voisin a un costume de loup, de grandes dents, un grand appétit etc. ; et moi qui viens tout juste de lui limer les dents, de confisquer les armes, d’enfermer les plus enragés et d’envoyer patrouiller mes milices, vous devez bien reconnaître que j’ai joué le seul acte véritablement capable de clore cette tragédie. C’est ça le tour de passe-passe vraiment magistral de Hobbes : vous devez vous reconnaître auteur d’une intrigue que vous n’avez jamais écrite ; la première fois qu’on vous la présente, c’est directement sur scène, le rideau vient de tomber, vous sentez qu’on vous attrape les deux bras et quelqu’un vous demande gentiment de signer en bas de la page.
— Sinon ?
— Sinon vous n’êtes pas de la famille. Celui qui ne se reconnaît pas dans cette pièce n’est pas des nôtres, il couve un ferment séditieux, c’est un loup-garou : il veut réécrire le cinquième acte, il veut tout reprendre au chapitre de la guerre civile. Il n’est ni humain ni bon, et contre lui tous les moyens sont bons : il s’est séparé du pacte social.
— Tu me fais peur. Mais dis donc, ton Hobbes il était pas un peu…
— … monarchiste, oui, et pas qu’un peu. Au fond, on aura vu le gouvernement représentatif changer de jambe : il ne s’appuie plus sur la métaphysique de la « volonté générale », il s’appuie de préférence sur les crises et la résolutions des crises. Là aussi c’est plus pragmatique, plus confortable, plus anglais. Et c’est d’autant plus efficace que la technique du gouvernement par représentation a été pensée pour cela au XVIIe : résoudre la crise par excellence, la guerre civile. Le gouvernement représentatif a toujours joui des guerres, des conflits, il adore ça, et on y revient. Tu trouves pas ça étrange que pour notre appareil politique, le covid et l’invasion de l’Ukraine rendent strictement le même son de cloche ? Nous sommes en guerre.
— Pas étrange, plutôt étrangement logique. Si tu écoutes un peu Macron, c’est très clair : il ne dit pas je suis proche de vous, je vous représente, il dit je suis proche de la destinée, ma performance vous oblige.
— Non plus la base populaire, mais le ciel de la destinée.
— Constellé de conflits.
— Et c’est ça qui se cache derrière la musique du retour des temps tragiques, des grandes épreuves, des défis du siècle : il chante à voix basse un je représente la seule manière de sortir par le haut de ces problèmes.
— Pas toujours à voix basse. Mais sortir par le haut, ça risque pas de déboucher vers Dieu ?
— Dis pas de gros mots, parle de spiritualité, sois républicain.
— Pardon. Mais en réalité, devant les Bernardins, il ne faisait pas tant de chichi : « cet horizon du salut a certes totalement disparu de l’ordinaire des sociétés contemporaines, mais c’est un tort et l’on voit à bien des signes qu’il demeure enfoui » [5].
— Ah bon, on a eu tort d’avoir remplacé la théologie du salut par l’amélioration des choses ici bas ?!
— Parfaitement, pauvre pécheur ! Et il y a des signes de cela. Je crois même qu’il s’imagine être ce genre de signes et sortir de l’ordinaire. En tout cas, ce jour-là, il a carrément fait du pied à « la part sacrée qui nourrit tant nos concitoyens », et il s’est lancé dans des envolées sur le « sacré », l’« espérance », le « salut », le « spirituel », et le refus du « matérialisme ».
— Ça y est, on a décollé de la base. En route vers la destinée spirituelle.
— Sauf que dans la manœuvre, c’est aussi le problème qui perd sa base. Vise un peu comment il comprend les choses : « ce qui grève notre pays – j’ai déjà eu l’occasion de le dire – ce n’est pas seulement la crise économique, c’est le relativisme ; c’est même le nihilisme ».
— On voit bien l’équation : remplacer « écologie » par « économie », et « crise » par « nihilisme », et toutes les épreuves deviennent des épreuves morales : il faut se bouger pour la Start-up Nation. Effectivement il a déjà eu l’occasion de le dire, il ne dit même que ça.
— Engagement !
— Et il faudrait même un peu de sacrifice. Je dis un peu, mais c’est plutôt beaucoup ; dans le même discours il met le paquet sur les résistants catholiques et tous ceux qui ont trouvé « au fond de leur morale les sources d’un sacrifice complet ». Sacrifions-nous pour la dette, sacrifions-nous pour la régénération future… Non mais regarde-le un peu, en béatitude devant les curés : « et cet engagement que vous portez, j’en ai besoin pour notre pays comme j’en ai besoin pour notre Europe parce que notre principal risque aujourd’hui, c’est l’anomie, c’est l’atonie, c’est l’assoupissement. »
— À mort les nihilistes matérialistes qui se collent les mains et qui font courir un terrible risque à l’Europe !
— Les Ukrainiens sont admirables, que d’unité, que d’engagement, que de sacrifices… c’est sûr, ils indiquent le chemin.
— D’une refondation ?
— Comme quoi, il s’en fichait pas complètement du nihilisme.

(Précision de lecture : le nom de « Macron » ne désigne rien d’autre qu’un alignement entre les pouvoirs économiques, médiatiques et politiques. S’il a une valeur exemplaire, c’est par son absence d’originalité. On pourrait par exemple le remplacer aisément par celui de Narendra Modi, président indien qui, se trouvant à la même intersection entre une crise dont il n’a pas la solution et les sphères de pouvoir, s’engage dans une réaction post-républicaine similaire, bien que plus violente et plus avancée : proclamation d’une Unité sur la base d’un séparatisme, légitimité tirée artificiellement de la résolution de crises renouvelées, état d’exception appuyé sur la dramatisation des terreurs et du terrorisme, rhétorique du sacrifice, moralisation du statut de citoyen, identité spirituelle mobilisant une version synthétique d’un pseudo-hindouisme… La question de savoir si le retour d’une gauche de gouvernement nouvellement en rupture avec le capitalisme pourrait changer la donne, revient en réalité à se demander si cette gauche est capable de casser cet alignement des pouvoirs. Pour le dire simplement : pourra-t-elle « percer » quand 90 % des médias sont aux mains de milliardaires ? Pourra-t-elle « prendre des mesures réelles » quand ce sont les marchés qui possèdent la dette et peuvent en quelques heures déclencher une faillite par un simple changement des taux d’intérêt ? S’il est peut-être louable que certain.e.s n’abandonnent pas cette étroite voie classique, il me semble salutaire de travailler ardemment d’autres tentatives.)

Symplokè

[1Le Bourgeois de Paris, publié en 1863 après un voyage en Europe.

[2La parole ouvrière, La Fabrique, 2007.

[3La croissance verte contre la nature, Critique de l’écologie marchande, Hélène Tordjman, La Découverte, 2021.

[4Les Jeunes hégéliens. Politique, religion, philosophie. Une anthologie, Gallimard, 2022.

[5Discours au Collège des Bernardins, 10 avril 2018.

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