Promenons-nous dans les quoi ?

[Poésie]
Daniel Pozner

paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022

Le monde est une brute. On le sait, on le voit. Pas la peine d’insister. En garder la trace, la cicatrice. Et mettre le doigt dans la plaie.

Forcer le trait, accentuer la critique, la retourner en ferment, en promesse.
Quoi ? Je fais quoi, poète paraît-il ?
Des mots jetés ?
Où ?
Le poète dans un no man’s land. Toujours un pied ici, l’autre ailleurs. Écartelé. C’est ce qui donne au texte son mouvement comme sa stabilité. Allez savoir !
Tension, toujours entre deux…
Lauriers ou orties ? Liste ou poème ? Sincère ou ironique ? Éclat ou poussière ? Vapeur ou sédiment ? Simple ou fouillis ? Bref ou ample ? Dépouillé ou précieux ? Banal ou hors du commun, hors du cadre ?
Le doigt du poète comme un curseur : on est où ? on en est où ?

*
* *

Demain est recommencé. Demain sur les épaules a pris la tangente. Il n’y a pas de plus court chemin. Sur les épaules des voleurs de grands chemins. Ceux qui se cachent dans les fossés, les impasses, les sous-bois, les falaises. Voleurs de mots de peu.

*
* *

Faire le point ? Le poing ?
Y aller franchement. Pas par quatre chemins. On verra bien où on arrive.
Lancer des mots. Voir où ils retombent. Construire à grands coups de truelle. Effacer.
Parfois le soir je parle du poème comme d’une sculpture. Sculpture de mots. Interactions, abstraction, équilibre, ruptures. Ajouter, retrancher, vides et pleins. Souvent, du béton brut.

*
* *

« J’ai eu l’occasion de faire, d’employer enfin le béton. J’ai fait du béton brut, ça a révolutionné les uns et j’ai fait naître un romantisme nouveau, c’est le romantisme du mal foutu », disait Le Corbusier [1], sans doute un peu moqueur.
Je ne suis pas architecte. Je serais bien en peine de tracer des équivalences rigoureuses entre poétique et architecture. D’ailleurs, ce n’est pas mon propos. Je me renseigne, je lis, je regarde, je me promène. Béton. Auguste Perret, Le Corbusier, Niemeyer... Soudain, ce qui me revient en mémoire, ce sont les murs de ma première école : couleurs du ciment, rampes d’accès, espaces ouverts, lumière, circulation. À deux pas, le tout neuf parvis de Beaubourg et ses « modernes bateleurs, funambules et baladins » [2]. Les chants des manifs flottaient dans l’air. C’était nouveau et joyeux, on disait école parallèle, pédagogie chamboulée, directions inattendues, liberté. La sensation des murs bruts de décoffrage sous les doigts.
Le voilà, mon poème : brut, parallèle, libre.

*
* *

Ce serait léger et lourd, imperturbable et erratique, direct et buissonnier, improvisé et minutieusement préparé.
Comment concilier ces contraires ? Bien sûr, il suffit d’ouvrir les yeux : on y est en plein, dans ce tourbillon de paradoxes. On agite le bocal. Le fil du discours se rompt ci et là. Les signes opposés s’annulent. Évaporation, fuites, disparition. Il ne reste plus grand-chose, mais ça prend forme. On y voit plus clair, finalement.
Quand il ne reste plus rien que l’essentiel.
Comment ça tient, à quoi ça tient, comment on tient ?
On se laisse embarquer.
Raconter quoi ?
Articuler ?
Désarticulé. Pantin de mots.
Il reste, il ne reste que ça : des mots, des mots jetés.
Entre les lignes une manière d’art poétique.

*
* *

Où ? Eh – feuillette, caresse, cligne des yeux.
Tu as déjà oublié ?
Faut-il relire ou déraper ?

*
* *

Ouverture.
Adresse, maladresse.
Balisage.
Les mots, lancer de mots.
(…)
Retour : piétine, ravive, choisis – dans l’épaisseur, historique, immédiate, insoupçonnable.
Allers-retours, partout et hier et aujourd’hui.
Manières d’avancer.
(…)
Le sens, quel sens ?
Le vrai, le faux.
Circulez !
(…)
Enfermés, libérés, utopiés, révoltés.
Should I stay or should I go ?
(…)
Retour sur mes pas répétitifs insouciants, mes poches secrètes crevées débordantes, mes carnets illisibles.
Pour nourrir ton livre ? Et les échos, les refrains, les souvenirs, les démangeaisons ? Biffe parfois un mot que tu as dû trouver dans le dictionnaire, mauvaise page, mauvaise pioche, tu n’as pas peur des gros mots, les néons te font fuir.
(…)
Invariants. Mes amis de toujours.
Théorie de l’évolution.
« Je est un autre. »
(…)
Et j’ai lu tous les livres. Et je les ai aimés. Et la chair. J’ai assis la beauté sur mes genoux ? Et puis, et puis.
Qui a jamais couché avec un alexandrin ?
Qui a dit collage ? Aller voir à côté, j’évite l’impératif, je ne rends pas justice, j’ai fini de jouer.
Où se cache le vers ?
T’en as pas marre ?
(…)
Ce qui reste des « classiques ». Je n’ai jamais compris ce qu’il fallait faire. Je digère, je voyage, je ne bouge pas, à moins que ce ne soit le contraire. Amour des mots, je réécrirai ça. Vainement, patiemment, sans adverbe, sans déchets.
(…)
Chutes lyriques.
Manière d’autoportrait ironique ?
Ce que l’on garde, ce que l’on jette.
Ce que l’on montre, ce que l’on tait.
(…)
Grand final.
Où je reviens et conclus ou m’en garde.
Toujours lanceur de mots, ramasseur de balles, à la fin de la promenade, fermer la porte, être déjà ailleurs. Le match est truqué, personne ne regarde. On s’en fout, on est chez nous.
Lecteur, tiens, voici les clés de la maison.
Attends…
(…)
Petit final.
Je passerai peut-être prendre le café.

Daniel Pozner

[1Le Corbusier, Entretien avec Georges Charensol (1962), Frémaux, 2007. 

[2Georges Perec, Tout autour de Beaubourg, in : L’Infra-ordinaire, Le Seuil, La Librairie du xxe siècle, 1989.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :