Président des bouffons, on vient te manger chez toi

[Une nouvelle]

paru dans lundimatin#228, le 16 février 2020

« Si nous les laissons faire bientôt les pauvres n’auront plus rien d’autre à manger que les riches »

Pancarte de manifestant durant la résistance à la réforme des retraites de l’hiver 2019-2020

On le voit à peine dans la foule. Les gardes du corps forment une barrière autour de lui en essayant de se déplacer vers la droite de la salle. Ils sont surpris, comme nous, par les intrus qui ne finissent pas d’entrer dans le théâtre et de les encercler. On ne pensait pas que tant de monde viendrait le chercher. Faux et puissant, le « On est là » écrase ce qui reste de la domination feutrée sur les corps bien assis et silencieux. Des spectateurs se lèvent, d’autres sont pétrifiés. Des femmes que l’on croirait amenées par leur chauffeur nous étonnent en reprenant le chant depuis le balcon et l’orchestre, où l’homme traqué se cache derrière de grands barbus musculeux en blazer.

Un spectateur de haute stature assis au premier rang se met à rugir, débordé par l’émotion.
« Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous n’avez aucune limite, vous n’avez aucune décence ! Vous êtes des merdes, OUI DES MERDES ! »
Son hystérie coupe suffisamment d’intrus dans leur élan pour imposer un coup de mou au chant des gilets jaunes.
« Vous voulez DETRUIRE CE PAYS ! Et vous allez y arriver si ça continue ! »
Ses rugissements couvrent même les plus grosses voix qui commencent à protester.
« C’EST DES BALLES QUE VOUS MERITEZ ! 
— Empalez-moi cette racaille bourgeoise, assène la voix grave d’une spectatrice d’une soixantaine d’années depuis le balcon. »
La foule des intrus se met à hurler et à rire. L’homme du premier rang poursuit sa tirade comme si on ne lui avait rien dit. Mais on l’entend de moins en moins à cause du chant qui reprend, puis plus du tout après qu’un extincteur volant manque de lui déboiter la nuque.

La danse furieuse des intrus se resserre autour de la chaîne des gardes du corps de l’État. Des gens masqués ou non, en noir ou avec des bouts de tissus improvisés, un gilet fluorescent, le drap de la banderole, et d’autres en tenue de ville, qui viennent faire tourner la guillotine en sortant du boulot. Un autre bonhomme du balcon se tourne vers son compagnon.
« Mais enfin, on ne peut pas laisser faire ça ! C’est de la sauvagerie !
— Oui, c’est choquant. Pourvu qu’ils le tuent vite. 
— Eeeeemmanuel Macron, présiiiiident des patrons ! On est v’nu te chercher chez toiiii ! entonne la foule, encore plus fort que le chant précédent, à en faire vibrer les murs du théâtre.
Les gardes du corps paniqués commencent à avoir des gestes brutaux envers les intrus les plus audacieux. Ils hurlent comme aboient les chiens en uniforme, pour sidérer par la violence, sauf qu’on ne les entend presque pas. Alors ils sortent leurs armes à feu. Ils les brandissent en braillant, de peur semble-t-il. Le sang d’un gaillard ne fait qu’un tour : il attrape le bras d’un molosse et le pointe vers le plafond. Des camarades masqués bondissent sans un bruit sur ses collègues. Les cris viennent des autres autour et des spectateurs. Ahou, de la stupeur, de l’horreur, le chant qui continue. On ne sait vraiment plus ce qui se passe.

Des chaussures et des sacs à main commencent à pleuvoir sur la petite meute assaillie. Une femme en noir part en vrille, frappée au visage. Elle essaie de s’éloigner en se tenant le nez, récupérée par des camarades qui accourent. Des vociférations terrifiantes sortent des rangs de la foule sans masque, qui se rapproche des proies. Une série de coup de feu est tirée au plafond. Nos ventres se glacent, le souffle nous manque. Un jet de vapeur blanche fuse depuis le balcon vers les intrus. On distingue un vieil homme qui agite l’extincteur avec une mimique hargneuse. La soixantenaire à la voix grave s’approche vivement de lui, depuis le troisième rang, et l’attrape brusquement par derrière, entre les jambes. Le bourgeois se courbe en hurlant et lâche l’extincteur.
« Pendez-les par les couilles ! crie la voix éraillée de notre sauveuse. Pendez-les par les couilles ! »
Un garde du corps regarde en l’air et se prend trois camarades sur lui, pas particulièrement costauds. Des nouveaux coups de feu partent, sur les intrus cette fois. On hurle, on se bouscule. L’extincteur crache à nouveau, mais sur les tireurs. La soixantenaire pousse un cri et le jet s’arrête. Elle est touchée. Ma voisine se redresse et fixe les gardes du corps qui ont bien repoussé la foule. Elle s’avance vers eux sans rien dire, sans répondre à leurs rugissement de mise en garde, sans reculer. Je la suis avec d’autres, on s’agglutine calmement autour des flingues pointés vers nous, on ne quitte pas des yeux les hommes en blazers.

On ne dit plus rien, personne, à part les moutons encerclés, et les camarades blessés, qu’on évacue. J’aperçois le visage de la haine monté sur un costard, leur chef, le banquier, debout dans la rangée derrière, au centre du cercle. Le canon à quelques centimètres de l’œil de ma voisine ne la fait pas ciller. Je sue, je tremble, mon corps est verrouillé, harnaché à la colère froide collective. Je jette des coups d’oeil vers les autres puis je ne le fais plus. Les chiens aboient, insultent, crachent presque directement dans l’oreille et nous on entend bien que personne ne remue. A peine un frottement. Une masse rouge tombe du balcon au centre du troupeau. Une conseillère chic s’effondre. Allez dire aux classes moyennes que la valeur travail s’est pris un extincteur.

Comme on sait qu’ils vont tirer, on n’hésite pas. Les gardes du corps sont submergés. Quatre, cinq mains se disputent la main armée pour l’immobiliser et lui prendre le pistolet. Ça cogne. Ils ont de la force. C’est ma voisine qui bondit la première sur le barbu, la gueule en avant, la gueule qui vient se refermer sur ce qu’elle trouve, un bout de visage. Le nez est arraché en moins de temps que je ne l’aurai cru. Le mouton hurle plus fort que tout. Quelqu’un lui enlève l’arme sans difficulté et les coups partent, alignent les autres blazers. Le président des bouffons envoie son pied dans le visage déjà sanglant de ma voisine. On l’a jamais vu d’aussi près. Quelqu’un de moins impressionnable lui met une droite provisoire. On le tient. Son autre conseiller, un grand type aux cheveux blancs, est attrapé par le camarade à la banderole, qui lui éclate le crâne sur le dossier d’un fauteuil.

Cette fois, plus personne ne proteste. Les derniers bourgeois se massent devant les sorties de secours. Ceux qui restent sourient vaguement, s’amusent ou se laissent sidérer par cette tragédie grotesque, pas celle du billet.

« Ça arrive ! »
Au moment où les derniers chiens de garde sont pétris par la foule dans un gros gloubi-boulga rougeoyant, des gros machins en armures déboulent par la sortie à droite de la scène. Deux ou trois bacqueux les accompagnent. Ils nous matraquent mais personne ne détale. On est plus de deux cent et on a faim. Je ne crois pas qu’ils s’attendaient à la suite. Avec une vigueur de chimpanzé, les bras des petits gars chauves et des femmes mûres attrapent les visages des CRS et les lacèrent jusque dans les yeux. Pas bêtes, on prend le bacqueux à cinq ou six, pendant qu’il dégaine. Le reste est innommable.

La foule sait prendre son pied, et faire durer, car personne n’a encore attrapé le banquier. On doit être une vingtaine à l’encercler de très près, sans dire grand-chose. Plus besoin de menacer, de fantasmer, ses yeux pissent la peur.
« Nous allons dîner, dit ma voisine,
— Vous êtes des monstres. »
Cette dernière petite phrase fait éclater le semblant de silence.
« T’as eu un an et demi pour démissionner, connard. Maintenant c’est trop tard.
— Vous allez le payer très cher, réplique le banquier. Vous n’imaginez même pas. 
— Mais on ne va pas vous frapper, M. Macron ! On vous admire. Ils disent que vous êtes le plus brillant des présidents, on les croit. On est venu vous manger pour avoir un peu de votre intelligence. »
Un regard à demi étonné à demi méprisant pour toute réponse.
« Mais on fait comment pour dîner ? Personne n’a un couteau ?
— Il doit y avoir des couverts à la buvette du théâtre.
— Les flics vont pas nous laisser une chance si on sort d’ici. »
Les camarades hésitent encore.
« Allez »
Ma voisine attrape Macron par la nuque, les autres lui prennent les bras et l’emmènent au sol, sur le ventre. Elle lui défait la ceinture pendant qu’il se débat en hurlant, puis lui baisse le pantalon et le caleçon et mord la fesse gauche à pleines dents. On peut jauger la profondeur de pénétration des incisives à l’intensité du cri présidentiel.

« C’est pas possible, fait une jeune black-blocqueuse, on peut pas le bouffer vivant.
— Mange ! Tu sais pas qui te mangeras !
— Je peux pas non plus.
— I’ faut qu’la lechon rentre, proteste ma voisine en mâchouillant un bout de fesse.
— D’accord, on le picore puis on le tue, tente un autre pour concilier.
— C’est ça, on le prend en apéro ! »
Le camarade sort deux grandes canettes de 1664 de son sac à dos, un autre une flasque de Label 5. Heureusement qu’une camarade en tenue de ville avait prévu une bouteille de Cheverny pour sa soirée après l’action. On trouve vite un tire-bouchon sur un porte-clé et l’apéritif peut commencer. Les convives se passent le vin rouge et attaquent le buffet, au grand dam de la black-blocqueuse qui s’éloigne.

La viande hurle et les keufs se font toujours ramoner la gueule. La tête déchiquetée du bacqueux est balancée sur ses collègues. Un gros poulet bouffi est en train de subir le même sort que son président. Les matraques font ce qu’elles peuvent mais les camarades ont chopé des flingues et ils s’en servent, à bout portant. Les visières des CRS ressemblent à des portes de micro-ondes dans lesquels on aurait chauffé de la bolognaise sans couvercle. Quand les casques ont pu être arrachés, on remixe les visages des survivants avec les crosses. On danse le quadrille sur les agents au sol. Le Future de Leonard Cohen me résonne dans la tête : « Repent, repent, repent, repeeeeennnt ! » Un extincteur retombe lourdement sur le bouclier d’un playmobil isolé. Dix personnes sont déjà sur lui, sûrement en train de lui disséquer la face avec les ongles. Les coups de feu ont remplacé les slogans et nous, nous poursuivons notre festin. Ma voisine lui a déjà épluché le dos avec les dents. Elle finit le Label 5 cul-sec entre deux bouchés.
« Sire, on en a gros, dit-elle en se courbant pour voir le visage du steak-président.
— On va le laisser réfléchir, tiens, dit un type en gilet jaune. On se fait une pause. »
Tout le monde se lève et contemple la proie, vivante et déjà à demi mangée. La leçon infuse doucement.

Le deuxième bacqueux est amené devant son prince, les couilles bien serrées dans la main d’un séditieux. La terreur déforme son visage de brute. On s’aperçoit que des spectateurs filment la scène depuis le balcon. Ce sera le meilleur des messages à envoyer aux Sebastián Piñera du monde libre. Et aux milices. À deux pas de nous, aux pieds de la scène, deux jeunes gens ont la tête plongée dans le ventre déchiré du gros CRS. Mais on ne fera pas au bacqueux l’honneur de le manger lui aussi. Après l’avoir instruit du spectacle de notre buffet cru, les autres le balancent par terre pour le finir à la matraque. Deux bourgeoises viennent leur prendre les instruments des mains pour s’y donner elles-mêmes à cœur joie. Tout le monde déteste la milice. L’une d’elle y laissera son escarpin en perforant le cou de la brute avec son talon.

Une forme sanglante essaie de ramper vers le bout de la rangée. Il a encore son pantalon à mi-cuisse et sa chemise blanche imbibée déchirée sur le dos. C’est le moment de reprendre le Grand Débat. Le type à la banderole, qui s’en est débarrassée depuis le début du festin, lui attrape les deux oreilles et le force à se lever.
« Alors Macaron, tu nous entends maintenant ?
— On est venu pour discuter après tout. On est venu rencontrer notre président. »
Son visage livide nous ferait presque pitié si on ne se remémorait pas ce que ce bout de carne a pu dire et faire.
« On peut peut-être commencer par les retraites. 
— Il ne reviendra pas dessus, c’est un dur. Et il a une place qui l’attend bien au chaud dans un conseil d’administration. »
Alors qu’on rit grassement, les coups de feu se multiplient subitement. Des dizaines de keufs entrent par les sorties de l’orchestre et du balcon et nos camarades tombent comme des mouches. Ils ont sorti les fusils automatiques. Ma voisine balance la flasque de Label 5 vers les assaillants et se fait descendre presque aussitôt. Même les derniers spectateurs sont abattus. Les films ne sortiront pas de sitôt des archives de la police. Et jamais aucun quotidien, aucune chaîne d’information ne racontera vraiment notre dîner aux Bouffes du Nord. Ce qu’il en restera cependant, cela on ne pourra nous l’enlever, c’est qu’au moment du journal télévisé, Madame La-France-qui-travaille ne pourra s’ôter de l’esprit que les réformes nécessaires seront menées par un banquier à moitié bouffé.

Les deux jeunes gens sont morts, semble-t-il, la tête dans les intestins du CRS. Plaqué au sol entre deux rangées, je peux voir les restes de la bagarre. En comparaison de ce qu’on laisse, une boucherie ressemble à un théâtre bourgeois. Allez savoir comment ce gilet fluorescent se retrouve à sortir par les narines du troisième bacqueux. Ou ce buste de stormtrooper découpé à l’opinel et planté sur le dossier étroit d’un strapontin. J’entends clairement à la voix des assaillants que le spectacle les émeut.

Je vais faire semblant d’être blessé. Quand ils me trouveront, ils m’épargneront peut-être pour avoir un coupable exemplaire. Mon procès sera très long. On me crachera à la gueule, bien sûr, on remettra un peu les poulets au coeur du show et on s’en servira pour éponger les violences policières. On fera fermer leur clapet aux militants rageux, la flicaille aura carte blanche pour les ramoner, on me dira que j’ai tué la gauche. Mais comme je vais vivre, je vais digérer ce festin et on pourra dire aussi que j’ai chié le président des étrons.

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