Prendre le train en marche

« On leur avait dit de se presser, qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde. »

paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

Comme nous aimons les histoires de train (voir ici et ), voici une brève nouvelle à ce propos.

On leur avait dit de se presser, qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde. Parvenus dans la gare centrale, ils virent que le train s’éloignait. Les portes étant désespérément closes, certains tentèrent, sans succès, de briser des fenêtres singulièrement opaques ; d’autres s’accrochèrent aux poignées des portières ; les plus athlétiques montaient sur les toits. Tous ceux qui ne parvinrent ni à monter, ni à s’accrocher, se mirent à courir dans la direction du train - par centaines, par milliers maintenant, par dizaines de milliers désormais, leur nombre augmentait sans cesse, faisant au véhicule hermétique un halo de convoitise. Ceux qui tentèrent de l’arrêter furent écrasés. Bientôt, le train fut hors de portée, se soulageant de ses clandestins au fur et à mesure qu’il gagnait en vitesse. Hébétés, en colère parfois, les passagers éconduits retournaient vers la gare centrale ou s’acheminaient vers la station suivante – à moins qu’ils n’errent ou ne s’effondrent.

Combien surpris auraient-ils été d’apprendre que le train était vide, les maîtres qui l’avaient imaginé ayant mieux à faire que d’être à son bord : certains vivaient sous terre et s’adonnaient aux arts ; d’autres rêvaient de voyages intersidéraux et digitalisaient patiemment leurs corps ; mais les plus nombreux avaient compris depuis longtemps qu’il était préférable de ne rien faire d’apparent. Pour vivre en paix, il leur avait suffi de former quelques plénipotentiaires capables d’assurer la bonne tenue du commerce et de réguler les guerres de basse intensité. L’extraction de valeur était certes devenue plus délicate, et la guerre menaçait de toute part, débordant les cadres prescrits – mais l’invention des simulacres vivants, ainsi que les leurres nommés « conflits sociaux », avaient pour l’instant permis de maintenir un semblant d’ordre. Quant au train, les maîtres l’avaient conçu afin de tromper l’ennui de leurs enfants ; seul l’espoir dont on l’avait rempli avait changé sa fonction.

Du haut de la colline, comme en contre-bas de la voie ferrée, nous avions cherché à prévenir les voyageurs de ce qui les attendait, à savoir le vide d’un train destiné à engendrer à chaque station la même déconvenue. Certains d’entre eux nous avaient rejoints en découvrant que le train demeurait obstinément clos, sans jamais ne révéler une quelconque présence humaine ; d’autres par hasard, parce que leur errance les avait mis à notre portée ; mais nos messages ne parvenaient guère à créer de nouveaux destinataires. Il nous fallait apprendre à térébrer vers eux.

Adam Losange, du Théâtre de l’Ombre

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