Pourquoi (re)lire le Comité Invisible ?

paru dans lundimatin#216, le 14 novembre 2019

Alors que s’annoncent à grand bruit l’anniversaire du mouvement des gilets jaunes le 17 novembre et les débuts d’une grève illimitée le 5 décembre, l’heure est à la rue. A cette occasion, un lecteur a relu les trois livres du Comité Invisible pour en tirer un florilège de citations.

Les gilets jaunes qui comptent fêter dignement une année de lutte historique ont bien compris que la manifestation n’était pas un moyen de se compter mais un levier pour l’action directe. Quant à l’appel à l’arrêt du travail lancé par les centrales syndicales, les travailleurs et militants prêts à défendre les conquis sociaux de leurs aïeux le savent bien, il faudra plus qu’un défilé où l’on chante la révolution ; cette fois-ci il faudra la faire. Si l’insurrection qui vient (2007) premier livre du Comité invisible eut un écho jusqu’en dehors des sphères militantes de gauche, les deux autres ouvrages du Comité invisible, A nos amis (2014) et Maintenant (2017) restent moins connus. Tous trois fonctionnent pourtant de concert. Des émeutes de banlieue de 2005 au mouvement Nuit Debout de 2016, en passant par les luttes contre le CPE en 2006, le Comité Invisible livre une certaine vision du monde et de la lutte. Voici pourquoi il faut (re)lire le comité invisible.

Une certaine idée de l’économie

Acte V des gilets jaunes, la nuit tombe sur la place de la République à Paris. Des manifestants se regroupent, bien décidés à faire de cette journée ce qu’elle devait être : une révolution. Un militant cagoulé s’accroche à la statut au centre de la place et s’exclame « qu’est-ce qu’on casse ? ». Une autre personne lui répond « la route ! » la surprise gagne le petit groupe rassemblé. Qu’il y avait-il pourtant de plus évident ? Ce militant avait pris acte du changement de l’économie. « Le pouvoir réside désormais dans les infrastructures de ce monde. Le pouvoir contemporain est de nature architecturale et impersonnelle et non représentative et personnelle » (A nos amis). Le pouvoir réside désormais dans la gestion des flux de marchandises et de personnes. Il est partout autour de nous, « nul ne le voit parce que chacun l’a, à tout moment sous les yeux, sous la forme d’une ligne haute tension, d’une autoroute, d’un sens giratoire, d’un supermarché, d’un programme informatique. Le pouvoir c’est l’organisation même de ce monde, ce monde ingénié. La véritable structure du pouvoir, c’est l’organisation matérielle technologique et physique de ce monde. Le gouvernement n’est plus dans le gouvernement » (A nos amis).

Les manifestations les plus claires des changements du pouvoir sont l’affirmation et l’accroissement des métropoles qui agissent comme des serveurs, des lieux de connexion de flux. La métropole n’est pas simplement « le théâtre de l’affrontement, elle en est le moyen. Le premier geste pour que quelque chose puisse surgir au milieu de la métropole ; pour que s’ouvrent d’autres possibles, c’est d’arrêter son perpetuum mobile » (L’insurrection qui vient). Le blocage et le sabotage sont donc les outils les plus efficaces aux personnes qui ont pris en compte ces modifications. « Tout bloquer voilà désormais le premier réflexe de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dans une économie délocalisée où les entreprises fonctionnent en flux tendu, où la valeur dérive de la connexion au réseau, où les autoroutes sont des maillons de la chaine de production dématérialisée qui va de sous-traitant en sous-traitant et de là à l’usine de montage, bloquer la production c’est aussi bien bloquer la circulation. » (L’insurrection qui vient). Il nous faut réapprendre des ouvriers qui disposent des savoirs techniques stratégiques sur la manière dont fonctionnent ces infrastructures, « La puissance ouvrière demeure : qui sait faire fonctionner un système sait aussi le saboter efficacement ». (A nos amis).

La prochaine fois organisons nous pour casser la route sans avoir à se poser la question.

Une certaine idée du « politique »

« Politique n’aurait jamais dû devenir un nom ». (Maintenant). Il y a des conflits, des prises de parole, des moments qui sont politiques, il n’existe pas de sphère autonome du politique. C’est justement l’autonomisation de « la politique » dans des lieux qui lui sont fictivement dédiés, une assemblée nationale, un gouvernement, qui conduit « à un usage social du langage » et dévoile une chose : la politique ne croit plus en rien. S’adapter au marché, faire preuve de « pragmatisme » sont les deux tâches essentielles qui incomberaient à la politique. Or c’est bien parce que la sphère de la politique ne croit plus en rien que personne ne croit en elle. « Une force politique véritable ne peut se construire que de proche en proche et de moment en moment, et non par la simple énonciation de finalités » (Maintenant).

Mettre à mort la politique implique de mettre fin à la société. « Le vague agrégat de milieux, d’institutions et de bulles individuelles que l’on appelle par antiphrase société est sans consistance ensuite parce qu’il n’y a plus de langage pour l’expérience commune. […] Tous les ça va ? qui s’échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s’administrent les uns aux autres dans une société de patients » (L’insurrection qui vient). Face aux liens fictifs que nous propose le monde actuel, préférons la rencontre, rendons-nous visite, forgeons des liens bien plus consistants. Décidons collectivement de laisser « enfin le règne aux comités de base », au commun, aux communes. « Et si possible une multiplicité de communes qui se substitueraient aux institutions de la société : la famille, l’école, le syndicat, le club sportif » (L’insurrection qui vient).

Qui sont nos alliés ?

Les émeutes de banlieue en 2005 sont riches d’apprentissages. Dans toute action, les organisations sont toujours de trop là où on s’organise. « Tout mouvement social rencontre comme premier obstacle bien avant la police proprement dite les forces syndicales et toutes cette micro-bureaucratie dont la vocation est d’encadrer les luttes » (L’insurrection qui vient). Les exemples d’organisations partisanes ou syndicales jouant le rôle de « maniflic » [1] ne manquent pas. Le mouvement contre les lois travail, et le 1er mai ont permis à la CGT de s’illustrer en négociant des parcours de manifestation permettant facilement à la police de couper la tête du cortège du reste de la manifestation Les actions d’occupation plus récentes comme celles de Chatelet ou d’Italie 2 ont laissé les cadres d’Extinction Rebellion dévoiler au grand jour toute leur admiration du travail policier. Face aux organisations, auto-organisons nous. Les premiers réflexes actuels lors des rares exemples d’auto-organisation consistent à voter, à voter vite et à voter bien. « Nuit debout s’apparenta finalement à un parlement imaginaire, une sorte d’organe législatif privé d’exécutif et donc à une manifestation publique d’impuissance. […] C’est là l’immense mérite qu’il faut reconnaitre à Nuit debout, avoir fait de la misère de l’assembléisme non plus une certitude théorique, mais une expérience vécue en commun » (Maintenant). Laissons les centrales partisanes et syndicales se livrer au jeu de la négociation et renforcer par là même les fractures entre la base et l’élite syndicale. Laissons les assemblées interminables à celles et ceux qui en ont le temps. « Laissons l’action nous prendre » (A nos amis) plutôt que de tenter en vain de créer à partir de rien une action.

Une certaine idée de l’action

Le mouvement des gilets jaunes a permis de faire éclater au grand jour que les « défilés traines savates relevaient de la pacification par la protestation » (Maintenant). La manifestation doit permettre d’être une base de lancement pour des actions directes. L’émeute est formatrice parce qu’elle donne à voir. Tous les discours enflammés à la bourse du travail, dans les assemblées sur la nocivité d’un capitalisme toyotiste, financiarisé, néo libéral en fonction des obédiences s’étant appropriées le micro « font pâle figure au regard d’une vitrine de banque fracassée et barrée du tag "Tiens tes agios" » (Maintenant). L’émeute est formatrice parce qu’elle est capable de produire « ce que cette société est incapable d’engendrer : des liens vivants et irréversibles. Ceux qui s’arrêtent aux images de violence ratent tout ce qui se joue dans le fait de prendre ensemble des risques de casser, de taguer, d’affronter les flics. On ne sort jamais indemne de sa première émeute ». Dans l’émeute il y a production et affirmation d’amitiés. « L’émeute est désirable comme moment de vérité. Elle est suspension momentanée de la confusion : dans les gaz, les choses sont curieusement plus claires et le réel enfin lisible » (Maintenant).

L’émeute n’est pas une visée de nos opérations, elle est un moyen pour accéder à un objectif qui l’excède de très loin. « Une montée insurrectionnelle n’est peut-être rien d’autre qu’une multiplication de communes, leur liaison et leur articulation » (L’insurrection qui vient). Tenir, occuper, s’organiser sont les principes mêmes d’une révolution. La lutte pour l’émancipation demeure une lutte sans fin.

Pour celles et ceux qui ont fait le choix d’engager dans l’insurrection leur corps dans les mois à venir, retenons une chose : « Le courage n’est rien, la confiance dans son propre courage est tout ».

Pierre Belivisin

Relecture – Léa Gautier

[1François Dupui-Déri, Les Blacks Blocs, éditions Lux, 2007.

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