Pourquoi les flics se sont mis à piquer le sérum phy dans les manifs

Par notre juriste

Notre juriste - paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

Depuis le printemps dernier et son cortège de tête, nous avons vu fleurir les affrontements entre la police et les manifestants. Nous avons vu également fleurir nombre de témoignages relatifs à la confiscation, par les forces de l’ordre, d’équipements de protection des manifestants, même les plus inoffensifs tels des lunettes de piscine, ou du sérum physiologique.

Il n’y a pas besoin d’être fin juriste pour se dire que les forces de l’ordre, non contentes d’organiser notre surveillance et notre répression dans les manifestations, se montrent bien cruelles, confisquant aux manifestants – même pacifiques – les maigres moyens qu’ils ont trouvé pour se soulager des gaz désormais largement dispersés dans les cortèges ou espérer repartir de manif avec leurs deux yeux. En revanche, la question que se pose aussitôt le fin juriste est la suivante : sur quelle base légale ou réglementaire les forces de l’ordre se permettent-elles cette confiscation (d’aucuns diraient même « ce vol ») ? Je l’ai cherchée, et je ne l’ai pas trouvée. Pour autant, je restais convaincue que cette « idée » ne pouvait avoir germé dans le seul esprit de quelque flic un peu pervers, et semblait bien avoir été appliquée de façon suffisamment récurrente, coordonnée et organisée ces derniers temps pour venir d’un peu plus haut ; et lorsque l’on connaît un peu le fonctionnement du maintien de l’ordre, l’on sait bien que tout agissement est sensé obéir à une « doctrine » validée par les stratèges. Je restais donc avec mes questions : d’où vient cette idée, de qui, y-a-t-il des ordres explicites en ce sens, et si oui en application de quelle « doctrine » ?

Et puis le hasard faisant bien les choses…

C’est assez amusant et éclairant de relire plusieurs années après, des rapports et débats parlementaires : on devrait s’y astreindre plus souvent. Alors que je me plongeais dans le délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations, je suis tombée sur quelques passages intéressants concernant la doctrine du maintien de l’ordre de nos amis allemands. Car la loi de 2010 instaurant donc ce fameux délit de participation à un groupement violent organisait également une répression accrue de diverses infractions lorsque le visage était dissimulé ; lors des débats parlementaires [1], il n’était pas fait mystère que cette modification législative était bien un « dispositif anti-cagoules » visant la répression de certains manifestants.

Du reste, notons avec amusement le scepticisme affiché de Monsieur Jean-Jacques Urvoas lors des débats parlementaires de l’époque :

« Pardon de vous contredire [il s’adresse à Estrosi], mais dans leurs contributions écrites, les organisations syndicales de policiers indiquent clairement qu’à leurs yeux, non seulement cet article n’est pas utile, mais qu’il est pernicieux : actuellement, la cagoule est un signe distinctif qui les aide, à l’issue d’une manifestation qui a dégénéré, à repérer les casseurs.

L’Union syndicale des magistrats, pour sa part, a émis des réserves lorsque vous l’avez auditionnée sur la formulation retenue. Qu’est-ce que « dissimuler » ? Et que dire du mot « volontairement » ? Mettre ses cheveux devant son visage, est-ce le dissimuler volontairement ? Par ailleurs vous indiquez dans votre exposé des motifs, monsieur le rapporteur, qu’il « appartiendra au juge de qualifier » la dissimulation, alors que c’est la loi qui devrait le faire.

Enfin, il existe en Allemagne une loi qui interdit à des individus de « prendre part à une manifestation dans un accoutrement ou avec des ustensiles à même d’empêcher que soit constatée leur identité ». Ce dispositif analogue à celui que vous nous proposez n’est pas appliqué, parce qu’il n’est pas applicable. »

Plus loin Urvoas enfonce le clou : « J’aimerais, monsieur le rapporteur, que d’ici à la séance publique, vous vous procuriez des informations sur le nombre de condamnations prononcées à ce titre en Allemagne. Vous verrez que ce que j’ai dit était fondé. »

Mais une fois arrivé au gouvernement comme Garde des Sceaux fin janvier 2016, foin de scepticisme et félicitations aux forces de l’ordre...

Et si il ne s’est agi alors en 2009/2010 que de débattre, puis voter, un dispositif visant à réprimer le port de la cagoule dans les manifestations, et non de s’intéresser alors à la question des équipements de protection dans les manifestations, je ne résiste pas à vous reproduire in extenso un extrait du rapport de la proposition de loi qui étudie avec intérêt le modèle allemand de maintien de l’ordre, extrait qui, 7 ans après, prend tout son sens :

« Selon les éléments transmis par les services de l’Ambassade de France à Berlin, il apparaît que la philosophie générale du maintien de l’ordre en Allemagne privillégie les mesures préventives et la riposte graduée. Elle est très imprégnée du souci constant de privilégier chaque fois que possible la « désescalade » lors des situations potentiellement conflictuelles. Pour ce faire, une place très importante est faite au travail dit « préventif » dans le but de permettre aux forces engagées de céder le moins possible à l’engrenage « provocation – répression – agression – riposte ».

En fonction du degré de dangerosité que présente le rassemblement concerné, le chef de police va pouvoir ordonner la mise en œuvre de tout un panel de mesures préventives parmi lesquelles figure la fouille des personnes se rendant au rassemblement concerné afin de découvrir d’éventuels équipements prohibés ou cagoules.

Concernant les individus défavorablement connus des services de police et susceptibles de profiter du rassemblement concerné pour provoquer des troubles, des visites domiciliaires préventives peuvent être réalisées, accompagnées le cas échéant de la notification d’une interdiction de se rendre à la manifestation (cas des membres de black blocks par exemple) ;

De la même façon, un individu interpellé avec une cagoule sur le trajet conduisant à la manifestation, qui fera l’objet d’une procédure judiciaire (immédiatement ou ultérieurement), pourra dans tous les cas se voir notifier une « interdiction de séjourner » aux abords de la manifestation après avoir fait l’objet d’un relevé photographique et d’une prise d’empreintes digitales afin qu’il ne puisse par la suite contester sa présence sur les lieux ;

Le jalonnement serré du cortège par des effectifs de maintien de l’ordre assistés le cas échéant de policiers du service général constitués pour l’occasion en « équipes anti-conflits » chargées d’assurer l’interface avec les organisateurs et les participants de la manifestation concernée. En cas de manifestation « à risque », l’imbrication entre forces de l’ordre et cortège peut donc être très forte, afin de limiter strictement les espaces à la disposition des manifestants et donc des fauteurs de troubles potentiels.

La loi fédérale du 18 juillet 1985 a introduit dans « la loi sur les rassemblements » un article 17a ainsi rédigé :

« (1) Il est interdit, lors de rassemblements publics à ciel ouvert, des défilés ou de toute autre manifestation publique à ciel ouvert ou sur les trajets y menant de transporter avec soi des équipements de protection ou des objets pouvant être assimilés au vu des circonstances à de tels équipements en vue de gêner les mesures coercitives prises par les personnes dépositaires de l’autorité publique.

« (2) Il est aussi interdit,

  • de prendre part à ces manifestations ou de s’y rendre dans une tenue qui, au vu des circonstances, est destinée à empêcher la constatation de l’identité.
  • d’amener avec soi, à l’occasion de ces manifestations ou sur les trajets y menant, des objets qui sont destinés au vu des circonstances à empêcher la constatation de l’identité ».

Les alinéas (3) et (4) prévoient respectivement des cas d’exclusion de l’application de ces principes (notamment les fêtes populaires périodiques) et des possibilités de coercition pour faire respecter l’interdit édicté :

Constitue une tenue destinée à empêcher la constatation de l’identité tout moyen permettant de rendre non-identifiables ou de dissimuler les traits du visage, tels que cagoule, déguisement, masque, maquillage, capuche relevée additionnée d’une écharpe…

Pour que l’infraction soit constituée, il ne suffit pas que la tenue compromette l’établissement de l’identité, il faut établir que l’auteur poursuit volontairement le but de ne pouvoir être reconnu par des tiers. Cette intention sera établie en tenant compte des circonstances de fait et de lieu ;

Les peines alors encourues sont :

  • une amende dans le cas de la contravention de transport d’éléments vestimentaires destinés à rendre impossible l’identification du porteur (cagoule type « balaklava »)
  • une peine d’emprisonnement d’un an et une amende dans le cas du délit de port d’équipements de protection ou du délit de port d’éléments vestimentaires destinés à rendre impossible l’identification au sein ou aux abords d’un rassemblement sur la voie publique.

Les objets utilisés pour commettre l’infraction peuvent en outre être saisis.

Les autorités compétentes (dans la plupart des Länder, ce sont les autorités de police) sont fondées à obliger le contrevenant à quitter les lieux de la manifestation. Toutefois et comme le fait générateur de l’exclusion est une infraction pénale, les forces de police devront prendre toutes dispositions utiles afin de permettre l’exercice ultérieur des poursuites pénales encourues (signalisation de la personne interpellée afin de s’assurer de son identité par exemple). La dispersion pure et simple des fauteurs de trouble sera donc réservée aux seuls cas où une interpellation est matériellement impossible ou au risque d’engendrer davantage de troubles encore, auquel cas la prévention des risques prime sur le principe de légalité faisant obligation aux policiers d’enquêter sur tout fait constituant une infraction pénale. »

Mais pour la confiscation des équipements de protection ou pouvant gêner les mesures coercitives la base légale était donc là, bien sûr ! Une loi fédérale allemande du 18 juillet 1985 !

« Toute personne qui se rend à la manifestation doit s’y rendre sans moyen de protection ». Tiens, ça ne vous rappelle rien ?

Sauf que nous ne sommes pas en Allemagne, et nos représentants au Parlement n’ont voté que l’interdiction des cagoules ou assimilé, et aucune disposition interdisant les moyens de protection, ce qui est un tout petit peu embêtant… Pas de base légale ou réglementaire en France, mais qu’importe. Une évolution de la doctrine du maintien de l’ordre à la française semble voir le jour : on garde notre bonne vieille tradition de répression, et on mâtine avec un peu de maintien de l’ordre à l’allemande. Pas n’importe comment, bien sûr, comme ont pu l’expliquer Fabien Jobard avec Olivier Fillieule [2] : il s’agit d’importer de nos amis d’outre-Rhin ce qui appuie et renforce la répression en limitant un peu plus les libertés (nasses, contrôles et interdictions en amont, confiscation d’équipements), sans s’aventurer en contre-partie vers une amorce de « désescalade », de dialogue avec ou d’informations à la populace manifestante, et d’abandon de l’emploi systématique de la force et de la technique de dispersion des cortèges.

C’était pourtant une bonne idée, d’aller voir ce qui se pratique là-bas, car les allemands, assurément, sont des gens de goût.

Fresque murale, Berlin, mai 2016

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