Pourquoi l’Armée Syrienne Libre n’a-t-elle pas vaincu ? Partie I

Qu’est-ce que l’Armée Syrienne Libre ?

En Route ! - paru dans lundimatin#98, le 28 mars 2017

Voilà maintenant six ans que la révolution syrienne a commencé. Elle n’a cependant pas fêté sa victoire ni la chute du régime comme ce fût le cas pour la Tunisie, l’Égypte ou la Libye. Mais, comme toutes les révolutions, elle n’a pas dit son dernier mot : les combats continuent et les armes n’ont pas été déposées.

Raconter ce soulèvement, c’est aussi faire le récit de son détournement. Comprendre qui tient encore le front, et comment certains en ont été écartés. 
Il est clair que le parti de l’insurrection syrienne est un univers fragmenté, où l’on retrouve une multiplicité de forces, d’histoires, de politiques, de structures et de réseaux. Ces différentes forces ont pour autant un même ennemi : le régime de Bachar al-Assad, et un objectif partagé : la chute de ce régime.
Au sein de la fragmentation de la rébellion syrienne, l’une de ses composantes peine aujourd’hui à garder sa place sur l’échiquier révolutionnaire : l’Armée Syrienne Libre (ASL). Pour la définir grossièrement, il faut voir l’ASL comme le prolongement en arme des premières manifestations de 2011 qui réclamaient la chute du régime. C’est en juillet 2011, alors que les désertions au sein de l’armée du régime de Bachar al-Assad se multiplient, que l’ASL déclare son existence en se proclamant « protecteur du peuple ». Derrière cet acronyme on retrouve de très nombreuses « brigades » locales qui résistent aux attaques du régime, depuis leur quartiers ou leurs villages. Force incontournable au début du soulèvement, l’ASL a progressivement perdu de son influence, jusqu’à se retrouver aujourd’hui dans une logique de survie.
Nous avons voulu ici, retracer l’histoire de cette Armée Syrienne Libre, de sa naissance à sa mise au ban.

Ce travail qui vient poser de multiples questions : Comment passe t’on du soulèvement d’une foule d’anonymes à une force organisée capable de tenir tête à un régime ? Comment faire face aux nécessités de la guerre ? Comment peut-on être mis à l’écart d’une révolution que l’on a pourtant initié ? Comment rester indépendant quand on a besoin d’aide matérielle ?

Cette semaine nous abordons la politique interne de l’ASL, c’est-à-dire ses formes d’organisation, de recrutement et de cohésion. Dans un second volet, nous nous intéresseront aux facteurs extérieurs qui ont participé à son affaiblissement, en particulier l’arrivée de forces concurrentes et soi-disant alliées.

Notre travail de recherche s’appuie sur de nombreux entretiens menés avec des protagonistes de cette révolution et partisans de l’ASL, ainsi que sur la lecture de nombreuses publications portant sur l’organisation de la rébellion syrienne.

Décrire la complexité de ce soulèvement en un article serait impossible. Nous avons donc choisi de nous en tenir à la description des différentes forces et de leurs manières de s’organiser. Nous avons délibérément laissé de côté les enjeux confessionnels qui constituent aussi des facteurs dans le partage des forces en présence.

L’ARMÉE SYRIENNE LIBRE ET LA RÉBELLION SYRIENNE

Bien qu’elles soient parfois en concurrence et qu’il arrive qu’elles s’affrontent, les différentes tendances de la rébellion se coordonnent sur le front et coexistent dans les territoires qu’elles libèrent. On ne peut pas définir un groupe de la rébellion syrienne depuis le territoire où il se trouve. Il est extrêmement rare d’avoir, en zone rebelle, une brigade ou un groupe ayant le monopole de la force militaire et policière sur un territoire. Contrairement aux forces des YPG [1] et de l’État Islamique, qui eux ont un contrôle hégémonique de leurs territoires, en zone rebelle il existe une cohabitation et une concurrence entre divers groupes.
Parmi les forces de la rébellion se trouve l’Armée Syrienne Libre. Son origine prend forme dans l’auto-défense des cortèges de manifestants contre les attaques du régime, puis dans la mise en place de la défense des quartiers et des villages.

Apparition des premières armes au sein des manifesations pour protéger les cortèges.

Les premiers déserteurs de l’armée du régime vont rejoindre la révolution, et ainsi encadrer l’armement des manifestants. Il s’agit parfois de bataillons entiers qui font défection avec leur armement. C’est en juillet 2011 que l’appellation Armée Syrienne Libre est utilisée pour la première fois par ceux qui ont pris les armes. Très vite des réseaux d’aide à la désertion très élaborés sont mis en place par les rebelles, afin d’appuyer et de faciliter les défections au sein de l’armée du régime.

Défection de soldats du régime en plein combat en 2012 à Damas

L’ASL fonctionne avant tout comme un label, dans le but de rassembler à l’échelle nationale, sous un même nom, un même drapeau, un même logo, les brigades qui se sont constituées localement. En plus de ce label, chaque brigade possède un nom qui lui est propre. Il fait souvent référence au lieu d’origine de la brigade ou du premier martyr (par exemple Brigade du Martyr Ahmad al-Abdo, Liwa Saqareb, Liwa Thuwar al-Raqqa, Liwa Shuhada Idlib…). Il suffit alors pour ces groupes de se réclamer de l’ASL pour en faire parti. Généralement, les brigades se forment localement et annonce par une vidéo youtube leur existence. Le groupe déclare alors son affiliation à l’ASL et énumère éventuellement les sous-factions qui la composent. C’est donc une adhésion qui se fait systématiquement depuis « le bas ». Aucun commandement centralisé, aucune hiérarchie ne vient accepter ou refuser cette adhésion. Un éventail de sensibilités politiques y est donc rassemblé. Mais c’est avant tout l’appartenance à l’ASL, en tant que protecteur du peuple qui est revendiqué et mis en avant. Ce label agit aussi comme un moyen de se distinguer des autres forces de la rébellion, qui elles auront un discours plus politique et rattaché à des courants islamistes. 
En parallèle à ce processus qui a formé l’ASL, il y a des groupes islamistes qui prennent aussi les armes. Ils sont issus de différentes tendances qui s’organisent plutôt autour de réseaux politiques liés aux Frères Musulmans, aux mouvements salafistes ou aux mouvements jihadistes.
Au sein de cette rébellion qui ne se réclame pas de l’ASL, on retrouve des groupes qui se définissent comme islamistes, et qui ont un objectif national. C’est le cas par exemple d’Ahrar al-Sham ou de Jeish al-Islam. Ils tiennent à leur autonomie vis à vis de l’ASL, ont des sponsors différents et des formes d’organisations différentes. En raison de leur histoire politique et de leurs expériences de résistance antérieures au soulèvement, ces groupes acquièrent un niveau d’organisation plus élaboré. Ils s’assument en tant que mouvement politique ayant pris les armes, tandis que l’ASL s’est formée comme une force politiquement neutre ayant pour objectif de protéger le mouvement révolutionnaire.
Ensuite, il y a les groupes jihadistes qui ont donné une dimension internationale à leur combat. Bien que combattant en Syrie, leur objectif est transnational et ils sont liés à des organisations prônant un jihad global. C’est par exemple le cas du Jabhat al-Nusra, lié à al-Qaïda, auto renommé Jabhat Fatah al-Sham, puis récemment Hayat Tahrir al-Sham (HTS).
Lorsqu’on parle de la rébellion syrienne, dans la presse arabe notamment, on fait la distinction entre l’ASL, les factions islamistes et les factions jihadistes.
L’État Islamique et le YPG ne font pas partie de la rébellion syrienne. Leur entrée dans la guerre s’est faite depuis d’autres objectifs que celui formulé par le soulèvement, à savoir la proclamation du Califat pour l’un ou l’organisation d’un territoire kurde autonome (Rojava) pour l’autre. Le contexte de la révolution syrienne leur a donné l’opportunité de mettre en place leurs projets politiques. C’est ce qui va guider leur stratégie dans le conflit, et non pas les enjeux propres à la révolution syrienne.

TENTATIVE DE RALLIEMENT ET DE STRUCTURATION DES BRIGADES À L’ÉCHELLE NATIONALE

L’apparition des premières armes au sein des manifestations en 2011 a suscité un important débat. Au départ le soulèvement se revendiquait pacifique. Les défections au sein de l’armée du régime sont venues appuyer l’idée que le mouvement allait devoir s’armer face à la violence du régime. Les déserteurs sont venus encadrer cet armement.
Mais le passage à la lutte armée est parti du « bas », depuis des groupes locaux qui décident de se protéger contre la repression. L’Armée Syrienne Libre naît alors dans une volonté d’unifier et de structurer l’ensemble de ces brigades locales et autonomes. Cette recherche de structuration à l’échelle nationale s’est faite avec une volonté de professionnalisation du combattant. C’est-à-dire un attachement au côté militaire dans l’idée de constituer une véritable armée, distincte du civil. Ce qui a, d’un même mouvement, poussé l’ASL à revendiquer une forme de neutralité politique.
Mais cette armée révolutionnaire résistera à toutes ses propres tentatives de structuration. Au final, malgré son nom, il ne s’agira jamais d’une armée au sens où on pourrait l’imaginer, avec une hiérarchie, une unité et un commandement au niveau national.
Il y a plusieurs facteurs qui l’ont empêché d’atteindre un tel niveau d’organisation, à commencer par la réalité des brigades.

DES BRIGADES À LA RÉALITÉ MOUVANTE

En proportion, si on compte toutes les personnes prêtes à se battre, l’ASL est largement majoritaire dans la rébellion. Mais la manière dont ces brigades existent et s’organisent ne permet pas de considérer comme effective cette majorité.
Il n’y a pas de brigade (Liwa) ou de bataillon (Katiba) type dans l’ASL. Ce sont des formations à géométrie variable en terme de taille et de durée. Dix personnes peuvent former un bataillon, se donner un nom puis en changer la semaine suivante. Il existe de larges brigades ASL, mais elles sont toujours très localisées.
On trouve des formes plus abouties et plus larges de coordination, comme par exemple celle du "Front Sud", qui opère dans le Sud de la Syrie, le long de la frontière jordanienne. C’est une alliance de brigades, qui se coordonnent entre elles et qui rassemble de 10 à 20 000 combattants, mais qui restent autonomes. Ensuite à Alep et à Idlib, il y avait des groupes ASL de 1000 à 2000 personnes. Mais pour l’essentiel les brigades sont de petits groupes, constitués à l’échelle d’un quartier ou d’un village.
Si vous demandez à un combattant combien ils sont dans sa brigade, systématiquement il vous demandera de préciser la question : combien de membres ou combien d’armes ? Combien d’hommes ou combien d’hommes armés ? S’il n’y a que 100 fusils dans une brigade de 500 hommes, la brigade ne pourra compter que sur 100 combattants effectifs. De plus les combattants circulent d’une brigade à l’autre, en fonction des batailles à mener et de l’arrivage des armes. S’il y a une attaque dans un village, beaucoup de ceux qui ont une kalachnikov chez eux, pour défendre leur famille, vont se battre en tant qu’ASL, mais de manière ponctuelle. Ils vont se réunir au moment de la bataille mais le reste du temps ils ne seront pas combattants.
Il y a peu d’éléments du côté des brigades ASL qui permettent de nourrir une forme de « fidélisation » des combattants à un groupe. Les salaires sont par exemple quasi inexistants. Il y a également peu de formes d’autorités ou de discipline interne. Les chefs ont souvent obtenu cette position à partir de leur réputation auprès de la population locale et non depuis leur aptitude à la guérilla. Ils sont donc rarement respectés au sein même de la brigade. Il n’y a pas non plus de cadre plus ou moins idéologique, qui pour d’autres tendances de la rébellion peut faire office de discipline. Il est par conséquent fréquent que les hommes soient absents le jour des batailles, désobéissent aux ordres ou changent de brigade, désorganisant considérablement les brigades.

COORDINATIONS PONCTUELLES DES BRIGADES : LES CHAMBRES D’OPÉRATION

En l’absence de commandement unifié et de stratégie générale au-delà des batailles locales, la coordination entre les brigades va se faire ponctuellement. Elle va donc se limiter à l’organisation de batailles locales.
Pour chaque bataille se constituent des "chambres d’opération", en arabe " Ghurfat Amaliyat ". À cette occasion on trouve un nom spécifique. Une chambre d’opération peut durer entre une journée et quelques mois. Elle a pour but d’organiser une bataille, un front, pour la libération de tel village, de tel check-point, de telle ville. C’est là que des brigades ASL vont parfois s’organiser avec d’autres franges de la rébellion.
Différentes brigades qui ne se connaissent pas forcément et qui sont parfois en concurrence (des brigades de l’ASL, Jabhat al-Nusra, Ahrar al-Sham ) vont se réunir au sein de ces chambres d’opération. Elles vont y partager les informations qu’elles ont sur la défense de l’adversaire, puis vont se répartir les rôles. Par exemple définir qu’untel va attaquer sur tel flanc, que les autres vont empêcher les renforts adverses d’arriver, pendant que d’autres vont s’introduire derrière les lignes. Ils vont se répartir le travail et parfois aussi les armes, le matériel ou les cartes qu’ils ont. Ils vont aussi se mettre d’accord sur le partage du butin, que ce soit les armes prises à l’ennemi ou les prisonniers qu’ils vont faire. Ces derniers sont considérés comme un butin puisqu’ils permettent de faire des échanges de prisonniers. Dans certaines situations ils vont pousser le travail commun jusqu’à trouver un accord sur la gestion de la ville.

DISTINCTION DU CIVIL ET DU MILITAIRE : RECHERCHE DE NEUTRALITÉ DE L’ASL.

L’ASL a fait le choix d’exister en tant que force non politisée. Elle exprime le besoin "d’une libération", la volonté de mettre fin à la corruption, aux inégalités, à la torture, à l’omniprésence des services de sécurité, à la domination alaouite dans les administrations, la politique et l’armée. Le cadre discursif sur lequel leur combat s’appuie est celui de la protection de la révolution contre la cruauté du régime. Leur affirmation politique s’arrête là. C’est avant tout leur identité militaire qui est mise en avant, depuis la présence des déserteurs. Ces derniers sont arrivés en retard dans le soulèvement, en tant qu’anciens membres de l’armée du régime. Ils doivent alors montrer patte blanche, par le refus de toute identité politique et idéologique. Cette absence de politisation s’explique par la crainte de créer une organisation politico-militaire qui pourrait prendre le pouvoir. La Syrie est gouvernée par une junte militaire, qui est arrivée au pouvoir par un coup d’État [2]. Un coup d’État qui est nommé dans la propagande du régime comme une "révolution". D’où cette recherche d’apparente neutralité de ceux qui tiennent les armes en se réclamant de l’ASL. Ainsi, il n’y a pas d’autres symboles mis en avant que celui de l’appartenance à une armée nationale et au drapeau de la révolution. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y coexiste pas diverses sensibilités politiques qu’elles soient islamistes, nationalistes ou encore laïques.
L’ASL estime que le discours politique doit venir des civils, de ceux qui ne sont pas armés. L’image du combattant est alors formée sur celle du militaire. Il y a la volonté de donner l’image d’un combattant professionnel faisant partie d’une armée. Les déserteurs par exemple vont garder leurs uniformes militaires en y ôtant le drapeau du régime. Mais derrière cette image mise en avant à travers les déserteurs, la majorité des combattant sont en tenue ordinaire et portent les armes en jean et baskets. De même que les brigades n’arborent pas une discipline militaire.
Cette volonté de distinction du civil et du militaire va notamment se formaliser par la création de conseils différents à l’échelle des quartiers ou des villes libérées. Ils cherchent donc à éviter que des militaires en uniforme se retrouvent dans les conseils civils et vice versa. D’un côté, le conseil militaire va rassembler les différentes brigades de chaque quartier pour organiser localement les check-points et le partage des armes. De l’autre le conseil civil s’occupera à la fois de la gestion des besoins vitaux (infrastructures telles que l’eau, l’électricité, la nourriture), et des questions plus politiques, telles que la justice, la police.
En réalité, il existe une porosité entre le civil et le militaire. Ne serait-ce que parce que dans la plupart des familles, on retrouve souvent des participants aux manifestations, un membre du conseil local, un combattant de l’ASL, quelqu’un qui ne prend pas parti… En revanche cela mettra un frein à la continuité entre le civil et le militaire au sein du mouvement anti-régime. Cette volonté de mise à distance de l’un et de l’autre va accentuer la fragmentation de l’opposition. C’est ce qui accentuera l’aspect « franchise » de l’ASL, sans réelle consistance, n’importe quel groupe pouvant s’en réclamer librement.
C’est aussi ce qui distingue l’ASL des mouvements plus politiques, comme par exemple Ahrar al-Sham. Ces derniers ne vont pas attacher tant d’importance à cette identité militaire, considérant qu’il n’est plutôt pas valorisant de combattre avec des anciens militaires du régime. Faisant fi du fétichisme militaire, les brigades islamistes vont s’assumer comme un mouvement politique, où il y a une hiérarchie entre le bureau politique à la tête du groupe et la partie militaire. Le politique guide le militaire. C’est ce qui fait qu’ils vont aussi penser la mise en place d’administrations ou d’écoles. Chose qui sera plutôt mal vue par l’ASL, préfèrant une sorte de "séparation des pouvoirs".
Les médias définissent généralement l’ASL comme étant "modérée" en comparaison aux forces islamistes. Cette affirmation est absurde et rejetée par l’ASL elle-même puisque cela vient les définir sur une echelle de radicalité par rapport à la religiosité et non rapport à celle de la lutte contre le régime. En effet l’ASL ne se considére pas comme "modérément révolutionnaire". C’est faire passer une distinction politique pour une affaire de modération. Ce qui fait la différence c’est de s’assumer ou non en tant que mouvement politique.
Cette absence d’affirmation politique et cette séparation entre ceux qui ont les armes et ceux qui ne les ont pas au sein du mouvement d’opposition va affaiblir l’ASL par rapport aux autres groupes. En effet, les autres factions de la rébellion auront un discours politique justifiant la lutte armée, le jihad, assurant ainsi une continuité entre le front et l’arrière. C’est un des aspects qui vont empêcher l’ASL de s’imposer au sein de la rébellion.

TENTATIVE DE CRÉATION D’UN ÉTAT MAJOR CENTRALISÉ

À ses débuts, l’ASL n’avait aucun problème pour s’organiser au niveau local, et de manière complètement autonome. Quand la guerre s’est intensifiée, il y a eu une tentative de former une organisation à échelle nationale. Il s’agissait d’unifier les factions de l’ASL en factions plus importantes, de faire des conseils militaires dans certaines villes et à un niveau provincial. Il y a eu en décembre 2012 la formation d’un état major de l’ASL qui avait sa base à Bab al-Hawa. Il était question d’unir toutes les factions sous cet état major. L’objectif était de se donner les moyens de canaliser l’aide extérieure, de la centraliser via cet organe avant de la redistribuer. Il s’agissait aussi, par ce moyen, d’éviter qu’on se serve d’eux comme de pions. Cette tentative d’unification a été un échec complet pour plusieurs raisons.
Pour commencer, aucun des acteurs extérieurs susceptible de soutenir des brigades ASL ne voulait passer par cet état major. Chaque sponsor voulant opérer de manière individuelle, par son propre canal, afin de contrôler son propre groupe. Par ailleurs, le peu d’aide qui pouvait malgré tout transiter par l’état major se faisait systématiquement piller par les islamistes.
À cela s’est ajouté une méfiance envers tout ce qui pouvait constituer une forme de " représentation " de l’ASL. Les représentants des brigades qui étaient envoyés à l’extérieur pour négocier l’aide perdaient toute légitimité dès qu’ils se retrouvaient à l’étranger. Personne ne les respectait, et ils n’avaient donc aucune autorité sur les brigades.
Celui qui est resté pendant longtemps le chef de l’état major, Salin Idriss, a très vite été désavoué. Ce dernier s’exprimait devant les médias en disant : « Je suis le chef de l’Armée Syrienne Libre et je vais recevoir l’aide ». Tandis que de leur côté, certains États affirmaient aider les rebelles, sans pour autant le faire. Les groupes locaux ne voyant aucune aide financière et matérielle leur parvenir on très vite accusé Salin Idriss de la détourner.
Il y a aussi eu une tentative de créer un gouvernement provisoire avec un ministère de la défense, censé représenter l’Armée Syrienne Libre. Mais personne encore n’a voulu leur reconnaître d’autorité. Au point qu’aujourd’hui le gouvernement provisoire basé en Turquie n’a même pas de ministère de la défense. Il a un ministère de la santé, de l’éducation, mais il n’existe aucun ministère régalien.
Aucune aide conséquente et régulière n’a réellement été mise en place. Le phénomène de représentativité n’est pas forcément corrélé à une capacité de coordination et de structuration des brigades entre elles. Le cas de l’insurrection libyenne en est une preuve. En effet la représentativité de la révolution libyenne assurée par le CNT n’a jamais fait de lui un organe de décision pour les brigades elles-mêmes. Son existence était essentiellement stratégique. Il servait d’entremetteur entre les besoins matériels de la révolution et les puissances étrangères engagées, évidemment depuis leurs propres intérêts, à soutenir les rebelles. Pour l’ASL, l’absence d’aide extérieure conséquente et régulière a empêché les brigades d’assurer leur existence et leur capacité à tenir sur le terrain. Ce qui a rendu de fait obsolète la nécessité de l’existence d’organe de représentation de l’ensemble de la rébellion sur le territoire syrien et de sa représentation à l’échelle internationale.
Dans un tel contexte elles n’ont alors pas pu sortir de leurs enjeux proprement locaux.

ABSENCE DE RÉSEAUX PRÉALABLES SUR LESQUELS S’APPUYER

Il faut rappeler que le régime a su inculquer au sein de la population, notamment via le passage au service militaire, une culture de la suspicion. Cette atmosphère de méfiance, appuyée par l’omniprésence des services de sécurité, avait évidemment pour objectif d’empêcher toute opposition de s’organiser. 
Dès les débuts du soulèvement, toute la difficulté pour les révolutionnaires a été de se trouver entre opposants. Des réseaux se sont constitués de proche en proche mais la culture de la suspicion est restée présente, et on la retrouve au sein de l’ASL. Elle continue d’être un frein pour ses brigades, à leur capacité à s’organiser. Quand il s’agissait d’organiser des manifestations, les opposants ont réussi à trouver des formes de réseaux depuis des petits groupes de confiance, dans lesquels il était possible de préserver une certaine forme d’anonymat. Mais la guerre implique un niveau d’organisation beaucoup plus conséquent et une confiance qui peut s’établir au-delà du cercle d’amis, et surtout au-delà du local. Les combattants de l’ASL sont entrés dans la guerre sans expérience politique préalable, sans réseaux de confiance sur lesquels s’appuyer, sans liens nationaux ou internationaux.
En parallèle à cette quasi inexistence des réseaux se réclamant de l’ASL, les groupes islamistes et jihadistes ont eux bénéficié de réseaux solides issus d’histoires antérieures au soulèvement. Les mouvements islamistes syriens ont eu l’expérience du soulèvement des frères musulmans dans les années 80 [3]. Ensuite beaucoup se sont rencontrés dans les prisons syriennes, notamment dans la prison de Sednaya. Des centaines de prisonniers islamistes s’y sont organisés. Ils y ont tenus des mouvements de mutineries et ont même contrôlé la prison pendant une certaine période. Beaucoup ont été libérés en 2011. On les retrouve aujourd’hui, dans l’ensemble du commandement d’Ahrar al-Sham, chez les chefs de Suqur al-Sham, de Jeish al-Islam, du Jabhat al-Nusra, et probablement de l’État Islamique. Grossièrement, toutes les factions islamistes ou jihadistes qui se sont structurées très vite à une échelle nationale ont été formées dans ces prisons. Le fait que beaucoup d’entre eux se connaissent déjà leur assure désormais une communication rapide et sûre entre les cadres des différents groupes. [4] Ils peuvent s’appuyer sur ce réseau pour partager une stratégie et prendre des décisions indépendantes. De plus, les groupes jihadistes bénéficient de cadres venus de l’étranger. La résistance à l’occupation américaine en Irak les a formé au combat, à la clandestinité et à la lutte armée.

Ces groupes sont entrés dans cette révolution avec derrière eux les moyens de mener une guerre et d’assumer le rapport de force que cela implique. Ils ont une capacité à s’organiser à grande échelle : l’argent, l’expérience, l’efficacité, et pour finir un discours cohérent sur lequel s’appuie leur combat. Avec la révolution, leurs mouvements respectifs pré-existants ont réussi à s’ancrer localement. Ils ont gagné leur place au sein de ce soulèvement par l’intégration progressive de brigades à leur structure. C’est le mouvement inverse, soit la création d’un réseau politique dense et d’une structure depuis l’existence des brigades locales, que l’ASL n’a pas réussi à faire.

[1Unité de Protection du Peuple, Yekîneyên Parastina Gel, force militaire du parti politique kurde syrien PYD, encadrée par le PKK

[2De 1963 à 1970, une série de coup d’État et de luttes internes à l’armée qui amènent progressivement Hafez al-Assad au pouvoir. https://fr.wikipedia.org/wiki/Hafez_el-Assad#L.27accession_au_pouvoir

[3Dans les années 80 le mouvement des Frères Musulmans était très actif en Syrie. En février 1982 les Frères Musulmans s’emparent de Hama et en chassent le pouvoir. La réplique du régime se termina par le massacre de plusieurs dizaine de milliers de personneshttps://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Hama

[4Au sujet de la cohésion et de la désagrégation des groupes rebelles syrien, nous vous invitons à voir cette conférence de Thomas Pierret https://www.youtube.com/watch?v=1zs30zA6AfQ

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