Quand on parle d’autonomie paysanne, on évoque essentiellement le maraîchage et l’élevage. On regrette souvent que les nouveaux paysans délaissent ce dernier, comprenant bien, quel que soit notre rapport à l’élevage, qu’il est impossible de le laisser à l’agro-industrie pour peu qu’on souhaite réellement reprendre l’agriculture et les terres des mains de celle-ci. On parle très peu des plantes, ou on les inclut à tort dans la culture maraîchère. Parmi celles-ci, une plante très particulière est rarement (peut-être même jamais) abordée : Nicotiana tabacum, dit tabac.
Il n’est pas question ici d’évoquer la santé ou de la dépendance ; laissons de côté les débats sur le tabac comme problème ou sur l’idée selon laquelle l’amorce de la dépendance serait facilitée par le monde qui nous est fait – idée intéressante et que l’on peut approuver mais qui ne doit pas mener à penser qu’un monde désirable résoudrait la question du tabac – à la manière de certains marxistes qui, par fainéantise intellectuelle, se bornent à croire que la disparition du capitalisme rendrait la spiritualité caduque.
Ces débats balayeraient un constat important : une autonomie qui s’en viendrait contraindre des millions de personnes à se sevrer – faute de production ou d’horizon productif du tabac – ne servirait rien, ni l’autonomie ni les fumeurs. Et cela va sans parler de l’échec symbolique d’être, malgré tout, encore soumis à cette industrie.
Le tabac n’est pourtant pas intrinsèquement incompatible avec des pratiques agricoles durables. Sur le plan purement agronomique, il n’est pas plus compliqué de cultiver du tabac en respectant la biodiversité que n’importe quelle autre plante. Les questions à se poser, écologiquement parlant, concernant la culture du tabac sont en grande partie les mêmes que pour n’importe quelle culture maraîchère : rotation des cultures, etc.
On pourrait considérer comme purement ridicule d’écrire un article sur le tabac, puisque dès lors on pourrait écrire un article pour n’importe quelle autre culture dont on parle peu – café et j’en passe. Mais ce qui justifie le sujet, c’est d’une part, la question essentielle d’ignorer ou non, dans une perspective autonome, la question des substances addictives, et d’une autre : le fait qu’il s’agit d’un des seuls produits agricoles majeurs dont les cultivateurs ne peuvent légalement pas déserter l’industrie et l’État.
Si on ne peut pas parler d’agro-industrie – puisque le tabac en France est en grande partie cultivé par des fermes de 2 à 3 hectares, souvent familiales – il est bien question d’industrie, les agriculteurs ayant l’interdiction de vendre directement leur tabac aux buralistes, et encore moins en ventes directes, c’est-à-dire sur les marchés ou à la ferme. Le tabac cultivé est vendu à des multinationales qui l’exportent à l’étranger pour le transformer, puisqu’il n’existe plus d’usines de transformation en France. Cela vaut autant pour le tabac brut, à rouler ou à tuber que pour un paquet de cigarettes – la transformation ne voulant pas simplement signifier mise en cigarette mais séchage, ajout du goudron et d’autres joyeusetés.
L’IMPOSSIBILITÉ DU DÉSARMEMENT
Si une part du dilemme actuel concernant le maraîchage et l’élevage réside dans le fait que nous n’avons pas assez de paysans pour prendre le relais une fois les infrastructures neutralisées, les dilemmes du tabac sont plus complexes. Le premier est le même : la réussite d’un désarmement général suppose l’existence d’une force paysanne locale capable de reprendre la production et d’assurer la continuité des pratiques, ce que nous n’avons pas. Mais il se corse car quand bien même une telle force existerait, sans ces intermédiaires industriels, elle se trouverait – du moins légalement – dans l’incapacité totale de distribuer le tabac. L’autre dilemme est celui-ci : l’industrie étant située hors du pays, il n’y a pas même un point local sur lequel agir, même symboliquement.
On peut se poser la question du marché noir [1], mais on se rend rapidement compte que la plupart des « produits » proviennent majoritairement de la même industrie, soit du tabac acheté dans d’autres pays où il est moins cher et revendu sous le manteau, soit issu de contrefaçon industrielles, là encore, d’autres pays. L’alternative souterraine est une prolongation de l’industrie, elle ne fonctionne pas, hélas, grâce à quelques paysans qui brasseraient de la sèche sous le manteau.
En se demandant pourquoi, on peut émettre une hypothèse : la transformation se faisant à l’étranger, le paysan n’a plus la capacité – au niveau du matériel, parfois du savoir-faire – de la réaliser lui-même. La transformation – séchage, légère fermentation – peu complexe d’un point de vue technique, et le matériel nécessaire, relativement accessible à petite échelle, sont pourtant comparables à ce qui est fait dans d’autres filières, notamment en PPAM (filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales). Pourtant, les gestes qui permettaient autrefois d’effectuer la transformation ont été arrachés et concentrés dans la filière industrielle. Il y a donc une dépossession du savoir-faire, le paysan est devenu un simple maillon agissant sans contrôle ni vision sur la suite, comme un ouvrier qui visse une pièce sans savoir comment elle sera transformée pour devenir le produit final. Aussi, ce faisant, tout comme l’ouvrier, il n’a que peu de capacité de négociation ou de résistance, la maîtrise de la technique et du savoir étant concentrée en haut de la chaîne, et non plus de son côté.
Une réappropriation de ce savoir-faire pourrait être tout à fait envisageable localement lorsque l’autonomie sera effective, puisque certaines filières, comme les PPAM, le pratiquent déjà plus ou moins. On peut donc imaginer une entraide entre paysans en PPAM et paysans en tabac, ou une fusion des deux filières mais la question reste : si le geste révolutionnaire est un double geste, celui de la destitution et de la recomposition, comment dès aujourd’hui penser cette recomposition-ci ?
Hedy Pia





