Pour un retour à la sécurité, la salubrité et la tranquillité publiques

Notre juriste vous dit tout sur les arrestations préventives pour « groupement en vue de commettre... »

Notre juriste - paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Une octogénaire décédée la semaine passée parce qu’elle a eu l’audace d’ouvrir sa fenêtre au passage d’une manifestation, des adolescents traités comme des prisonniers de guerre, des journalistes, pourtant ostensiblement journalistes, molestés. Des images multiples, des témoignages qui arrivent de tous côtés. Des représentants des forces de l’ordre qui concèdent, sous couvert d’anonymat, qu’ils ont bien reçu des consignes de violer les règles officielles d’usage des armes.
Et nous n’avons pas encore fini de dénombrer les mutilés et les blessés.
On pourra bien nous gaver de toute la rhétorique habituelle, reste l’évidence : l’emploi de cette violence dans l’organisation du maintien de l’ordre est la règle, et ce gouvernement est aux abois.

Là où la violence visait auparavant des cibles « privilégiées », elle s’abat ici aveuglément. La question qui se pose désormais est celle de savoir jusqu’où l’autorité judiciaire acceptera de couvrir ces méthodes, démontrant son degré d’imprégnation à l’impératif sécuritaire et sa capacité à résister ou non au glissement qui s’opère tranquillement pour faire du droit pénal un simple outil, parmi d’autres, au service d’un pouvoir bien décidé à rester en place quoiqu’il en coûte. Ces derniers jours, un nouveau cap a en effet été franchi sur le plan de l’usage du droit pénal.

Je vous avais déjà compté la petite histoire du délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations. À l’époque où je vous en parlais, je vous expliquais que ce délit, initialement conçu selon ses promoteurs pour réprimer les phénomènes de bandes violentes, était toutefois d’emblée envisagé comme pouvant également être utilisé utilement pour les « casseurs de fins de manifestations ». Mais on sait bien, nous, qu’il n’y a aujourd’hui pas de « casseurs de fin de manifestations », qu’il n’y a en réalité, quoiqu’on en pense, pas de « casseurs », mais simplement des manifestants qui, par conviction, stratégie ou simplement au gré des circonstances — incluant le dispositif de maintien de l’ordre déployé en face — emploient méthodes et équipements différents qui, de fait, peuvent inclure de la « casse ». Dès lors, puisqu’il n’y a pas d’un côté les manifestants et de l’autre les « casseurs », nous savions que ce délit allait, tôt ou tard, être déployé pour pouvoir prendre dans les mailles de son filet répressif tout manifestant. Et nous avons vu, depuis 2016, le recours à ce délit se généraliser lors des mouvements sociaux.

C’est que la définition même de ce délit, et le concept de ces infractions dites « infractions obstacle », portent en germe cette possibilité : puisqu’il s’agit de réprimer non pas un passage à l’acte délictueux lui-même (ici des violences ou des dégradations), mais plus en amont un comportement qui dénoterait une intention de passer à l’acte, tout tient dans l’exigence de preuves pour la caractérisation d’une telle intention. Et ce que l’on observe cette semaine, c’est une tendance à remonter de plus en plus en amont.

Jusqu’aux manifestations des Gilets Jaunes (sauf affaires qui m’auraient échappées), les cas qui étaient soumis aux juridictions correspondaient à des interpellations en cours de manifestations. Nous avions déjà vu lors des manifestations contre la loi travail des condamnations dans des cas où les personnes interpellées n’étaient pourtant porteuses d’aucune arme ou objet pouvant laisser supposer une envie d’en découdre, mais avaient simplement des équipements de protection contre les gaz lacrymogènes. Ce qui était déjà très contestable et inquiétant (puisque cela revient à se reposer, pour caractériser le délit, sur les seules observations des policiers interpellateurs...), mais disons que les personnes mises en cause étaient à tout le moins engagées dans le mouvement ou à son immédiate proximité géographique et temporelle.

Mais voilà que nous avons pu voir condamner la semaine dernière quelques personnes interpelées alors qu’elles étaient encore à bord de leur véhicule et se garaient juste, et pas encore engagées dans la manif. Ce week-end, ce type d’interpellations bien en amont, a été particulièrement massif puisque dès 9 ou 10 heures du matin nous étaient annoncées déjà plusieurs centaines d’interpellations et placements en garde à vue pour ce fameux délit de « groupement en vue de ». Et nous connaissons désormais les dispositifs qui ont été employés pour ce faire : cet article en parle précisément, et le procureur de la République de Paris l’a confirmé lors de sa conférence de presse de dimanche soir. Il ne s’agissait plus ici de « cueillir » de probables futurs manifestants aux abords de lieux de rassemblement, mais de remonter toujours plus en amont, en installant des points de contrôle en province, aux abords des gares, ou de péages routiers, avec fouilles de véhicules, et ce sur autorisation des procureurs de la République [1]. Et là, le délit de participation à groupement en vue de est bien pratique, car, sauf à trouver une arme classée comme telle et dont le port est prohibé en toute circonstance sauf autorisation spéciale, on ne pourrait pas interpeler et placer en garde à vue. Transporter des boules de pétanque ou des outils type marteau dans son coffre n’est pas un délit ; mais, associé à la présence d’un gilet jaune (dans une voiture, c’est obligatoire donc paye ton indice) et de quelques équipements de protection, ou même la simple présence de tels équipements de protection, et hop, c’est bon : on peut vous coller en garde à vue. C’est sans doute un peu à la tête que ça se joue... Nous dirons que le fait d’être « connu » des services pour participer régulièrement à des manif ou avoir certains engagements politiques doit tout de même être un plus.

On apprend quelques principes à la fac, lorsqu’on étudie le droit pénal. Parmi les premiers, le principe de légalité des délits et des peines, et son corollaire de l’interprétation stricte de la loi, qui doivent permettre de s’assurer que tout citoyen sait précisément, à la lecture du Code pénal, ce qu’il est ou non en droit de faire. Un autre veut que l’on ne soit pénalement responsable que de son propre fait, ou autrement dit, que l’on n’ait pas à payer les conséquences pénales des agissements d’une autre personne. Enfin et surtout, on apprend que le droit pénal organise les règles qui répriment des comportements qui ont reçu ce qu’on appelle un « commencement d’exécution », c’est à dire que l’on ne juge une personne que si elle s’est irrémédiablement engagée dans l’acte délinquant ; et le droit pénal reconnaît que le « désistement volontaire » d’une personne qui avait pourtant manifesté une intention de passer à l’acte, fait obstacle à toute poursuite.

L’exemple type, c’est quelqu’un qui rentre dans un supermarché, chope sous les vidéosurveillances un tas de marchandises qu’on le voit dissimuler dans ses affaires, regarde à droite, à gauche, évite le vigile, puis, soudainement, alors qu’il s’apprêtait à franchir les caisses avec sa marchandise dissimulée et sans que personne ne lui ait signifié qu’il était grillé, repose toute la marchandise en rayon avant de sortir du magasin. Il s’est « volontairement désisté », on ne peut pas le poursuivre, même pour tentative de vol.

Dès lors qu’il s’agit, avec l’infraction de groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations, de réprimer une intention ; dès lors qu’on remonte de plus en plus en amont du lieu et du temps supposés de la réalisation des violences ou dégradations projetées, dès lors qu’on pense pouvoir caractériser une telle intention par la simple possession de matériels non prohibés dont la présence peut s’expliquer de tas de façons ou ou de matériel uniquement destiné à la protection, comment un citoyen peut-il savoir précisément ce qu’il est en droit ou non de faire ? Comment acquiert-on la certitude que l’intention coupable est bien là, sans aucune possibilité, pour ce type d’infraction, de désistement volontaire ? Comment ne pas être tenu pénalement responsable des agissements d’autrui quand ce qui peut nous être reproché c’est d’être trouvé mêlé, même momentanément, même sans l’avoir nécessairement souhaité, à d’autres manifestants pouvant commettre violences ou dégradations ? En réalité, le droit pénal n’a plus ici pour objet de réprimer des comportements antisociaux précisément définis, mais simplement d’être un outil, opportunément extensible au gré des circonstances, de gestion de l’ordre public.

Nous avons ici un exemple assez parlant de la vision des choses de la gendarmerie et du glissement opéré :

Oh, la belle prise, qui signe le manifestant dangereux, le « casseur » : manifestement du matériel médical de premiers soins.

Et le procureur de la République qui délivre des réquisitions, officiellement pour rechercher des armes ou lutter contre le vol [2], n’est qu’un auxiliaire du Préfet et du Ministère de l’intérieur, car on a bien vu que ces contrôles opérés en vertu des réquisitions qu’il délivre ne sert évidemment pas qu’à trouver et saisir de vraies armes puis poursuivre pour port prohibé d’arme, mais bien de donner un prétexte à des arrestations multiples et assez arbitraires au nom de la sacro-sainte préservation de l’ordre public. Et ce n’est pas le procureur de la République qui décide des placements en garde à vue, mais les policiers ou gendarmes directement ; le procureur en est ensuite avisé, on lui rend compte des éléments du dossier, et il décide s’il maintient la garde à vue, la prolonge éventuellement ou la lève, puis des suites judiciaires qu’il lui réserve ou non. En clair, il est totalement dépendant, dans ses prises de décisions, des éléments qui lui sont rapportés. Au delà de la question de sa capacité à réellement contrôler la réalité des procédures lorsque, comme ici, nous parlons d’interpellations massives, les choix de poursuite opérés pour des personnes en seule possession d’équipements de matériel de protection ou contrôlées très en amont des manifestations, laissent entendre que les parquets entendent avoir une exigence assez minimaliste en terme de caractérisation de l’infraction...

L’interpellation de Julien Coupat et de son ami démontre assez bien l’absurdité du système. Arrêtés et contrôlés à bord d’une voiture dans le 19e arrondissement (il semble qu’il s’agissait ici d’un contrôle ciblé et non sur un barrage de contrôle), ils étaient placés en garde à vue car la découverte de gilets jaunes, masques et bombes de peinture pourrait suffire à faire soupçonner une participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations — groupement de deux personnes donc, ou bien participation à un groupement dont on imagine qu’il existe bien quelque part même si on ne sait pas vraiment de qui il serait constitué ni où hormis dans la tête des policiers... Nous apprenons que nous n’en sommes plus aux seuls indices justifiant la garde à vue, mais bien, pour le Procureur de la République puisqu’une présentation au Tribunal a été annoncée, justifiant des poursuites pénales. Ce qui va sans aucun doute être argué, c’est que la possession de bombes de peinture signe l’intention de commettre des dégradations. Nous avons donc l’équation suivante : Julien Coupat + un ami dans une voiture + gilets jaunes + bombes de peinture + ce samedi à Paris = intention suffisamment établie pour être répréhensible d’une année d’emprisonnement, d’aller commettre, au sein d’un groupement même temporairement constitué, des dégradations. Des dégradations à l’aide de bombes de peinture ? C’est implacable : des tags. Nous allons donc probablement entendre que leur projet séditieux était d’aller taguer. Et ce qui est parfaitement génial dans cette affaire, c’est qu’on ne risque pas d’emprisonnement ni donc de garde à vue pour des tags effectivement accomplis [3]. Nous sommes donc dans cette situation totalement délirante où Julien Coupat et son ami se trouvent dans une situation judiciaire plus délicate pour être soupçonnés d’avoir eu l’intention d’aller poser quelques graffitis que s’ils avaient été interpelés en train d’en commettre.

Du côté du Ministère public, manifestement c’est un peu plié. Quant aux juges du siège, nous avons déjà vu, je l’ai dit, quelques condamnations en comparution immédiate de personnes seulement munies de matériel de protection type lunettes de piscine et sérum physiologique. Les premiers échos donnés par certains avocats de permanence ce week-end font état de placement en détention provisoire assez systématiques, y compris de jeunes majeurs n’ayant pas d’antécédents judiciaires.

Nous verrons ce qu’il en est et suivront la suite des évènements.

Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que lorsqu’on entre dans des logiques de multiplication des droits et régimes d’exception, ces régimes opèrent une contamination de l’ensemble du droit pénal et agit sur la façon même dont est conceptualisé le droit pénal. La tendance lourde de ces dernières années est à une volonté d’anticipation toujours plus grande des comportements estimés déviants, avec pour ce faire, l’apparition de régimes spéciaux comme le fichage et l’interdiction de stade des supporters de foot dont un sénateur a proposé récemment de s’inspirer justement pour créer des interdictions de manifester préventives administratives, le recours à des infractions floues comme l’association de malfaiteurs pour en faire la clef de voûte de la lutte anti-terroriste et que l’on voit actuellement mobilisée à Bure contre les militants anti Cigéo. Il ne s’agit plus tant d’identifier et punir des auteurs d’atteintes aux personnes ou aux biens que d’identifier et neutraliser (la peine peut en être le moyen, mais un simple placement en garde à vue non suivi de poursuites peut suffire) le plus en amont possible des personnes estimées dangereuses. Autrement dit, la logique propre aux services de renseignement qui devient celle du droit pénal, procureurs et juges étant invités à faire leur ce type de raisonnement, notamment par le biais de ces infractions-obstacles. Le corollaire inévitable pour accompagner ce mouvement est un basculement des pouvoirs d’enquête de plus en plus en amont de la chaîne également, des juges du siège vers le parquet d’abord (mouvement largement opéré ces quinze dernières années), puis vers la police et le renseignement [4]. Les mesures propres à l’état d’urgence qui s’installent dans le droit commun, c’est précisément cette logique administrative de préservation de l’ordre public qui vient bousculer celle du droit pénal.

La question qui se pose désormais clairement à l’autorité judiciaire est celle-ci : va-t-elle continuer à laisser interpeller un peu tout le monde et n’importe qui [5], puis encabaner [6] un peu tout le monde et n’importe qui, au mépris de principes assez élémentaires du droit pénal, dans l’espoir d’un retour à l’ordre public ?

L’ordre public est traditionnellement découpé en trois domaines : la sécurité publique, la salubrité publique, et la tranquillité publique. Comme beaucoup de Françaises et Français j’écouterai les mots de Monsieur Macron, même si je n’en attends rien. Car ses paroles n’y peuvent plus mais, et, en réalité, la chose qu’il pourrait utilement faire pour ramener l’ordre public — dans ses trois branches - dans ce pays, est de se destituer ainsi que ce gouvernement.

[2les deux seuls motifs de la liste de l’article 78-2-2 du code de procédure pénal invocables de façon un peu crédible en lien avec des manifestations annoncées, à ceci près que pour le vol, ce ne peut être qu’en aval des manifestations...

[4Pour l’antiterrorisme, ce mouvement est parfaitement décrit par Vanessa Codaccioni : https://lundi.am/Discussion-sur-la-justice-d-exception-588

[5Au moment où je termine de rédiger ces lignes, les premiers chiffres tombent : à Paris, sur 974 gardes à vues, un peu plus de la moitié de classements sans suite (dont un peu plus de la moitié après rappel à la loi c’est à dire : les gros yeux).

[6On peut observer, à propos de détention, que depuis une loi entrée en vigueur en 2007, le trouble à l’ordre public ne peut plus justifier un placement en détention provisoire en matière délictuelle...

Notre juriste Conseil et analyse juridique pour le site lundimatin. Retrouvez-là sur twitter: https://twitter.com/Juristematin
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :