Pour un antifascisme organique

Contribution à un débat qui n’a pas eu lieu
Pierre-Aurélien Delabre

paru dans lundimatin#466, le 14 mars 2025

Ni patrie ni exil que les mots,
mais passion du blanc
pour la description des feuilles d’amandier.
Ni neige ni cotons. Qui sont-elles donc
dans leur dédain des choses et des noms ?
Si quelqu’un parvenait
à une brève description des fleurs d’amandier,
la brume se rétracterait des collines
et un peuple dirait à l’unisson :
Les voici, les paroles de notre hymne national !
—Mahmoud Darwich, Anthologie (1992-2005), Acte Sud, p. 261-262.

Préambule. Il ne se passe plus rien

Je ne sais à quel niveau de maturité se situe ma rationalité mais je la crois confrontée à des impasses qui ne touchent pas tant à ma rigueur ou à ma sincérité qu’à un constat que je partage avec l’auteur de ces brèves : il ne se passe plus rien. Plus précisément, je ne partage pas tant ce constat, mais l’idée disons, ayant partie liée avec notre impuissance politique, que nous assistons au déploiement d’un procès historique global et meurtrier auquel nous ne sommes pas en capacité d’opposer d’une façon nette, consistante, efficace un coup d’arrêt. Du point de vue de nos capacité à transformer ici et maintenant nos conditions matérielles d’existence, s’agissant d’enrayer le nettoyage ethnique en Palestine, ou encore de freiner le désastre écologique, en effet, il ne se passe rien, ou pas grand chose.

Est-ce pour autant décent, dès lors que le monde s’embrase, que les victimes de la gestion néolibérale de la phase actuelle du capitalisme, des guerres impérialistes et de la crise climatique s’accumulent, de dire qu’il ne se passe rien ? Ne serait-ce nier que nous vivons une accélération de l’Histoire, nier les victimes de celle-ci, et nier, bien que pauvres et disparates, nos résistances bien réelles ?

Alors, oui, il ne se passe plus rien au sens où jamais depuis l’entrée dans la modernité capitaliste occidentale, « nous » n’avons à ce point mis en question un Progrès qui ne cesse cependant de nous emporter dans ses limbes. Il ne se passe plus rien car « nous » sommes assommés par le spectacle d’un fascisme historique qui en couve un autre, un fascisme nouveau que nous avons tant de difficulté à penser et à combattre. Il ne se passe rien car, en Occident du moins, depuis le choc de la crise sanitaire de 2020-2021, le mouvement réel est au point mort et, si on pense à des capitales populaires telles que Naples ou Marseille, des foyers de résistance spontanée se sont trouvés muselés, corps et mémoire, par un accroissement inédit de la spéculation immobilière et un aggravement de la division capitaliste de l’espace.

Situation. Qui sommes-nous ?

Mais, au fait, qui sommes-nous ? Norman Ajari a raison (cf. une émission récente disponible sur Paroles d’Honneur), il me semble, de dire que « nous » avons tendance à euphémiser le tragique de l’histoire : à regarder loin devant soi, ou juste derrière, sans être capable de regarder vraiment qui « nous » sommes et d’où « nous » venons : les enfants d’un monde bâti sur le meurtre de masse et la déportation coloniale, et, à l’heure où les héritiers des bourreaux d’hier se font les arbitres des destins du monde, les spectateurs passifs d’un génocide et les commentateurs sidérés de ses abominables justifications.

J’ajouterais à cela que nous avons également tendance à nier une idée simple et pourtant si peu commune : le nouveau fascisme, tout comme l’ancien, n’est pas un accident dans « notre » histoire, mais l’exacerbation de ses structures originaires, raciales et patriarcales (à propos des premières, et d’une confrontation honnête entre la pensée radicale noire et la tradition marxiste, lire de toute urgence Marxisme noir, dont la traduction française a paru en 2023 chez Entremonde). Pour l’instant, ce nouveau fascisme « nous » épargne. Il épargne celles et ceux qui, comme moi, ont le temps et la force d’écrire ces lignes. A contrario, il n’épargne pas les musulmans des USA et de France, il n’épargne pas les Palestiniens, il n’épargne pas les victimes des dérèglements climatiques, il n’épargne pas le prolétariat informe et massif de ceux qui comptent pour rien au regard des nouvelles normes productives, sociales et politiques désormais en vigueur en Occident.

Qu’on se le dise, « nous », gauchistes, militants, travailleurs intellectuels de France ou d’Italie, d’Espagne ou de Belgique, nous serons les derniers touchés, et, quand nous le serons, il sera trop tard. On me rétorquera que les militants sont déjà réprimés, que les travailleurs intellectuels sont plongés dans une précarité inédite, et c’est vrai. Quand je dis que nous serons les derniers touchés, je souhaite dire simplement qu’il y aura des milliers de Ramy, de Nahel, de victimes des polices de Meloni et de Macron, des dizaines de milliers de morts à nos frontières, des dizaines voire des centaines de milliers de réfugiés parqués, torturés, assassinés, sans parler des suicides en masse qui ont déjà commencé, d’employés précarisés, de paysans, de brutalisation des femmes et des enfants dans un contexte de réaction généralisée où ces derniers subissent une violence qui n’est pas nouvelle, mais qui se manifeste désormais sous la bénédiction explicite de gouvernements toujours plus iniques, dont les membres les plus éminents sont quelques fois coupables, d’autres fois complices de monstruosités que nul ne peut ignorer.

Je crois que « nous » sommes responsables de tout ça. « Nous » sommes responsables de tout ça car, non seulement nous ne savons pas nous parler, mais, plus crucial encore, quelque chose « nous » échappe, quelque chose que nous refusons de considérer, de reconnaître.

Ce qui « nous » échappe, je crois que c’est précisément ce qui n’avait pas échappé à Pasolini, ce sur quoi il a fondé une œuvre, une pensée, obstinément, sa tendresse : c’est le langage de l’opprimé.

De la théorie. Les impasses de la Raison

Contrairement à la tendresse, la Raison ne tient rien, ne tient à rien — elle identifie et examine depuis son exil volontaire, orgueilleux, depuis ses hauteurs de vue, le Mal dans l’histoire comme déploiement d’une faute épistémologique ou d’un manque de méthode qui auraient à trait au fondement même de la connaissance, et donc, partant, dès lors que cette connaissance porte sur l’histoire, à la conscience historique.

Pour l’ex-lukácien, marxiste rationaliste que je suis, cela me ferait presque sourire. La Destruction de la Raison (cf. Delga, 2006, 2010, 2017), voilà donc, selon Lukács, la principale cause subjective du fascisme. Rien n’est moins matérialiste et concret qu’une telle affirmation. Alors bien sûr, avec Lukács, bien que certaines de ses vues sur l’esthétique soient étriquées (incapacité à lire et à penser la moindre forme non romanesque de littérature), il est utile d’y revenir. La Destruction de la Raison n’aura jamais raison du grand legs de la totalité (dans ses travaux sur le roman historique), ni de son effort magistral pour repenser une ontologie matérialiste et dialectique (cf. Delga, 2009, 2011, 2012).

Là où je ne suis aucunement d’accord avec l’auteur de ces brèves, c’est à propos de cette foi en la Raison comme condition et limite de la conscience historique, qui était celle de Lukács dans sa Destruction, et qui me semble manquer terriblement de corps et de classe, et, plus que tout, épouser tranquillement la justification néolibérale ultime, celle d’une tradition révolutionnaire liquidée.

Une telle foi dans la Raison, prenant ici appui sur une mobilisation de tout un corpus libéral et quelques fois fascisant (Oswald Spengler, par exemple, dans un texte que l’auteur des brèves, vraisemblablement, a publié la semaine suivante ; je précise que j’ai conscience de la distance critique que ce dernier entretient avec la pensée de l’ennemi), me paraît extrêmement douteux dans la mesure où elle me semble épouser (quasiment sans le savoir) ce qui constitue le noeud syntaxique associé à la pensée des vainqueurs, une position de surplomb, la destruction de toute hypothèse contradictoire, l’idée que le progrès, somme toute, de la raison et de l’histoire, se confond avec un aplatissement du temps et de la conscience spatiale, cet infiniment statique qui caractérise l’histoire bourgeoise. Plus encore : elle renonce à cette organicité réelle (prolétaire) depuis laquelle toute pensée et toute action révolutionnaire a le devoir de se déployer.

C’est d’ailleurs également ce qui caractérise, selon Gramsci, la méthode de groupuscules maurassiens du début du siècle dernier : « Le prétendu “centralisme organique” [qu’il oppose à une organicité réelle, un ancrage et une action depuis la classe] se fonde sur le principe qui veut qu’un groupe politique soit sélectionné par “cooptation” autour d’un “porteur infaillible de la vérité”, de quelqu’un qui, “illuminé par la raison”, a découvert les lois naturelles infaillibles de l’évolution historique, lois infaillibles même si elle ne le sont qu’à long terme et si les évènements immédiats “semblent” leur donner tort. L’application aux faits sociaux des lois de la mécanique et de la mathématique, qui ne devrait avoir qu’une valeur métaphorique, devient le seul, hallucinant, moteur intellectuel (à vide). Le lien entre ce [prétendu] centralisme organique et les doctrines de Maurras est évident. » (« Cahier 13 », Cahiers de prison. Anthologie, Gallimard, Folio, 2021, p. 446.)

Tandis que Walter Benjamin pense bel et bien l’action révolutionnaire comme étirement des coordonnées spatiaux-temporels, distorsion des formes de l’entendement, et conjointement comme actualisation de la tradition des opprimés. La dialectique à l’arrêt, pour le dire plus techniquement, revitalise le rapport antagonique, pulvérise la forme strictement logiciste de la contradiction, permet l’effraction du politique sur la scène « pacifiée » de l’Histoire.

De façon plus générale, je crois qu’on aurait tort de penser unilatéralement, dans son œuvre, à propos de la magie, de l’aura ou de la tradition, un pur principe liquidateur, en négligeant le principe concomitant de sauvegarde. Le geste brechtien auquel Benjamin est sensible (isoler, manipuler, détruire ; cf. Me-Ti. Le livre des retournement, L’Arche, 1978, p. 55) n’est qu’un aspect de sa méthode, qui doit être compris à la lumière de celui du concept de Jetztzeit (actualisation ou temps-présent  ; cf. Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, Klinckseick, 2022, p. 114), qui garantit à la chose liquidée une forme autre, à la fois dialectique et effective, vivante. En d’autres termes, oui, il s’agit de liquider la tradition comme chose, mais non comme actualisation d’une très ancienne promesse de bonheur et de justice.

Interlude. Entreprendre de libérer politiquement le rêve

Quand Houria Bouteldja mobilise Otto Strasser (cf. son intervention intitulée « Rêver ensemble » lors des rencontres “Bourgs et Tours ? Chiche !”, disponible sur Paroles d’Honneur), étonnement, je n’ai jamais douté de l’usage critique qu’elle en faisait. Quand certains ont voulu y voir de l’ambiguïté suspecte, voire une forme d’appel cryptique aux sectes néonazies, je n’y ai vu que le courage d’une pensée qui tente de comprendre et de combattre les causes profondes de nos défaites. En examinant le point de vue de nos ennemis les plus menaçants, en tentant de comprendre là où le matérialisme historique a failli, ne fait-elle pas le boulot, dans le fond, que nous étions censés faire ? Personnellement, je n’ai pas attendu Bouteldja pour m’interroger sur le caractère défaillant du matérialisme historique dont je me réclame pourtant. Ce que j’ai cherché chez Benjamin ou chez Pasolini, ce n’est pas autre chose qu’un certain rapport dialectique, neuf, tumultueux, entre tradition et émancipation, et si j’ai identifié chez les deux compères une forme théorique ou poétique assez convaincante, ce sont chez Maria Attanasio (Concetta et ses femmes, Ypsilon, 2021) ou Elio Vittorini (Conversation en Sicile, Gallimard, Imaginaire, 2023) que j’en ai eu la représentation la plus vive.

Dans le fond, il ne s’agit pas tant de savoir si Bouteldja a raison, mais de considérer d’abord ce qu’elle propose comme digne d’être entendu. Je me suis reconnu dans ces marxistes romantiques qui rêvent seuls. Et j’aimerais être moins seul à rêver, je le confesse sans honte.

Nous rêvons à l’intérieur de structures matérielles et symboliques cadenassées, un recours autre à la tradition pourrait nous permettre de faire un rêve différent, un rêve collectif et révolutionnaire, un rêve que porte la possibilité d’alliances nouvelles, un rêve qui ne soit pas de ces rêves qui extirpent leur sujet à la fange mais qui le font reconsidérer cette fange, et l’inévitable beauté qui peut s’y loger, malgré toutes les censures et toutes les paniques bourgeoises.

Mais la première condition, pour ne pas rêver seul, c’est de reconnaître le langage de l’opprimé. Qui n’est pas tant le langage d’un individu ou d’un groupe social qu’un certain rapport au monde. Je crois que ce sont ce genre de rêves et donc de rapports au monde qu’il s’agit de libérer. Ce qui implique de redescendre sur terre et de dresser l’oreille, d’aiguiser son regard, de détecter parmi les formes aliénées de nos manifestations sociales ce qui couve une beauté qu’il s’agit de défendre. Précisément parce que ce ne sont ni Sardou ni Bardella qui apparaissent comme porteurs de logiques affectives et identificatoires en mesure de servir le rêve d’une révolution communiste et décolonial. Soyons sérieux.

Deleuze disait que nous ne délirons jamais sur papa-maman mais sur de la géographie. J’ajouterais sur l’histoire. Moi, bougnat d’origine, issue d’une histoire familiale plutôt triste, je n’ai pas attendu Bouteldja pour aimer ceux que mes ancêtres biologiques ont sans doute haïs, et me choisir d’autres filiations, d’autres héritages :

De la même manière que nous, en France, on dit aux Français que le Vietnam, Diên Biên Phu, qui est considéré dans le récit national comme une défaite de la France, nous, nous disons que c’est une victoire des Français, du peuple français. La guerre d’Algérie, l’indépendance de l’Algérie, c’est une victoire du peuple français. Alors ceux des Français qui considèrent que c’est une défaite, ceux-là sont nos ennemis. [...] Ceux des Blancs qui considèrent que l’indépendance de l’Algérie est leur victoire à eux, je ne peux rien leur demander de plus : ce sont des frères et des soeurs. [...] C’est en cela qu’on n’est pas figé dans la blanchité ; c’est ça le choix des ancêtres. Un Français n’est pas obligé d’accepter d’avoir comme ancêtre Napoléon ou le général de Gaulle. Il peut préférer Aimé Césaire. Il peut préférer Sitting Bull. Il peut préférer les indépendantistes algériens. Il peut dire : “ce sont eux mes ancêtres”. Robespierre, les communards... [...] Il s’agit de reconnaître une filiation des luttes d’émancipation du fait colonial, du fait esclavagiste, du fait capitaliste. On ne peut pas rejoindre la filiation des droitards qui se revendiquent de l’autochtonie par le sang. (cf., Des barbares, on veut des barbares, Éditions de la rue Dorion, 2025.)

Non, je n’ai pas attendu Bouteldja pour me reconnaître plus facilement dans les révolutionnaires qui libérèrent l’Algérie du joug colonial français, dans une histoire à la fois communiste et internationaliste, plutôt que dans cette histoire de bougnat plutôt sinistre, mais je la remercie de penser ainsi, car il s’agit d’une pensée généreuse, qui tend à la débiologisation radicale de l’héritage et de la mémoire (ce qui mérite quand même d’être souligné venant d’une prétendue identitaire farouche au chapeau pointu). Ce qui ne signifie pas que j’abandonne mes volcans d’Auvergne mais, dans la mesure où ma mémoire est affectée par une histoire de résistances dont je me fais l’héritier volontaire (entendez : dont je n’ai pas hérité naturellement ou légalement), que j’y reviens autrement, à cette mémoire, à ces volcans.

Le véritable amour ne saurait être pur, il doit faire l’épreuve d’une négativité. Il s’agit quelques fois d’arpenter des routes désertes, jonchées de cadavres pour, comme le dit Darwich, « vaincre l’excès de mort par moins de mort et échapper au gouffre » (op. cit., p. 307.) L’attitude communiste a à voir avec cette solitude à la fois volontaire et subie : on ne saurait lutter contre ce qui nous opprime sans s’en extraire un tant soit peu. Mais elle a conjointement à voir avec le tenere latin du tenir et de la tendresse qui le soutient. Tenir au monde est impossible sans tendresse, aucune volonté (même révolutionnaire) n’en est capable. Tenir à ce monde dégueulasse qui est le seul que nous ayons et auquel il n’est pas permis de se soustraire, au risque de se rendre incapable de reconnaître les forces vives qui s’y logent.

Le « rêver en masse » de Bouteltja, je le comprends ainsi. Et je suis prêt à le discuter, et notamment cette affaire trop lordonienne et psychanalysante de capot nauséabond, comme si l’inconscient n’était pas également une usine à produire du rêve et du langage (mêlés), comme si tout était si dégueulasse, après tout, et comme s’il n’existait pas, toujours, ainsi que Pasolini l’écrit, une sorte de sourire prolétaire (malgré toutes les aliénations, toutes les mesquineries, tous les racismes) qui excède déjà les clôtures d’un monde dominé par l’exploitation systématique du vivant et l’annihilation de nos joies. Selon Pasolini, ce qui est dégueulasse, du point de vue de la bourgeoisie, ce n’est d’ailleurs pas tant la fange qui environne ce sourire, mais ce sourire lui-même, insolent et injustifiable.

De la pratique. Antifascisme réthorique, antifascisme organique

Puisqu’il est question de Nation et de ses destins problématiques, proposons de repartir de la notion d’organicité de Gramsci pour tenter de traiter à nouveaux frais la question de nos résistances, petites et grandes.

C’est une notion que l’on connaît communément à propos de l’intellectuel organique, l’intellectuel bourgeois, par exemple, étant organiquement lié à sa classe, toute sa production (même sans le savoir) tend à en garantir la perpétuation.

Mais s’il existe un corps bourgeois, avec sa Raison, ses membres exécutifs, ses déchets et sa voracité, il existe également un corps prolétaire dont le postulat marxiste fondamental est qu’il serait ontologiquement politique.

Repartir de Gramsci et de sa conception de l’organicité des processus historiques, si nous cherchons à penser l’articulation du local au global, du national à l’international, revient à dépasser l’opposition stérile entre les campistes froids et les fanatiques d’une agentivité à géométrie variable. Plus précisément, nous dit Gramsci, « Toute innovation organique dans la structure modifie organiquement les rapports absolus et relatifs dans le domaine international… » (cité par Jean-Marc Piotte, in La pensée politique de Gramsci, Lux éditeur, 2010, p. 166). Les rapports internationaux, s’ils reposent donc sur l’organicité des nations, leur capacité de résistance à une domination impériale, par exemple, fragilisée dès lors que ces dernières sont isolées et petites, constitue toujours un point de départ de ses modifications, et donc de la lutte des classes à l’échelle mondiale.

À partir de là, deux concepts de nation doivent être compris ici et, si je ne doute pas que ni l’un ni l’autre n’aura la faveur de Lundimatin, je crois qu’il est utile de s’y attarder (sans s’appesantir car le cœur du propos est ailleurs).

Deux concepts de nation, donc, qui reposent sur deux modèles antagoniques, la nation fondée sur un principe de souveraineté populaire (d’inspiration française et révolutionnaire) et la nation ethnique ou ethno-religieuse (sur le modèle de l’État bismarckien, puis nazi, et aujourd’hui israëlien). Ajoutons peut-être l’État voyou de Crispi, dans la jeune Italie du Risorgimento, reposant sur un principe national relativement élastique, et dont plusieurs historiens et écrivains ont identifié en puissance des éléments du futur État mussolinien.

Repartir de la nation, tel que le propose Bouteldja, en l’occurence française, c’est faire valoir, évidemment, le premier des modèles. Mais cela n’est pas suffisant : il s’agit d’actualiser une mémoire et de choisir pour cela d’autres éléments fondateurs qui puissent coïncider avec les exigences du mouvement décolonial. Pourquoi ne pas penser, dès lors, durant la révolution française, à la marche spontanée des ouvriers parisiens pour leurs frères noirs de Saint-Domingue, celle-ci pouvant constituer un ancrage mémoriel pour une nation française décoloniale, un modèle pour toute forme d’antifascisme organique ancrée dans une mémoire à la fois communiste et décoloniale.

Bien entendu, il ne s’agit que d’une façon toute Jamesienne (cf. Les Jacobins noirs, Amsterdam, 2008) de repenser la centralité des processus révolutionnaires, et cela ne pourrait prendre réellement corps que dans une praxis collective et située, une actualisation de cette mémoire depuis le mouvement réel qui abolit déjà l’ordre des choses.

Qu’importe son degré de sidération ou d’aliénation, rien ne se fera sans le prolétariat. Et rien ne se fera sans les minorités menacées d’Occident et d’ailleurs. Rien sans les minorités musulmanes (les plus en danger) ou homosexuelles (pour n’en citer que deux que la réaction mondiale constitue aujourd’hui, à des degrés distincts, comme cibles privilégiées). À conditions bien sûr que nous parvenions à œuvrer organiquement (non rhétoriquement) avec ces minorités, que nous réussissions à persuader le prolétariat blanc que son intérêt réel, matériel et spirituel, a les mains liées avec elles. C’est là, je crois, tout le sens de notre travail politique.

Hypothèses stratégiques. Néoléninisme ou autonomie organisée ?

Face à une conception étriquée de l’avant-garde, il s’agit de faire valoir une action collective intempestive, qui ne se définit ni par sa Raison ni par sa position sociale, mais par sa volonté infaillible d’investir tous les fronts ouverts de la lutte tout en occupant le terrain (social et spécifique) de la résistance antifasciste populaire.

Cette organicité garantit à notre résistance son efficacité. Elle implique par contre de se salir les mains. Comme toute forme d’engagement qui n’est ni strictement discursif ni exclusivement rhétorique, elle suppose d’avaler et de digérer les contradictions de notre monde et de penser contre soi, de chercher, douter, se tromper, tout en se logeant viscéralement à la surface du monde, sans aucune position de surplomb ni pureté militante esthétique ou morale.

Nous ne rejouerons pas la psalmodie des Cendres, mais nous pouvons nous inspirer de ce sourire ou de ce rire prolétaire dont Pasolini nous dit qu’il excède toujours-déjà la fausse réalité bourgeoise. Car c’est bien à la surface du monde qu’il nous est permis de penser et d’agir en un sens vraiment révolutionnaire. Détecter les formes de langage qui s’y enracinent et échappent à la pacification sociale, reformuler depuis elles une conscience commune de la catastrophe, voici, peut-être, un modeste point de départ pour notre pensée stratégique et nos actions militantes.

Que ce communisme doive se replier sur la multiplication de ses formes localisées (ou localistes), ou qu’il nécessite, pour se perpétuer et gagner en efficacité, de reposer la question de la conquête de l’État, je ne le tranche pas ici. Je propose de recommencer à partir de cette organicité de la pensée et de l’action révolutionnaire, ce qui suppose de nous ancrer dans les conditions matérielles et les dispositions spirituelles du prolétariat, de ne jamais devancer le mouvement réel, mais de l’accompagner, quelques fois de s’y diluer, en tout cas d’accepter qu’il excède toute forme de radicalité abstraite, abolisse toute position de surplomb. Cette proposition, je le crois, si modeste soit elle, aura toujours plus d’efficacité concrète sur le mouvement réel qu’un rêve formulé depuis le lieu symbolique et matériel du pouvoir que « nous » cherchons à abolir.

Épilogue. Hannibale devant Rome

Hannibal, comme le suggère l’auteur de ces brèves (en s’appuyant sur l’interprétation psychanalytique d’inspiration jugienne de Marie-Louise von Franz) aurait renoncé à détruire Rome car il était incapable de rêver, de penser et d’agir hors de la romanité au sein de laquelle il avait appris à rêver, penser et agir. L’histoire lui donne-t-elle tort ? Je propose deux autres hypothèses (pragmatique, puis idéaliste) : Hannibal n’avait pas les moyens ni le temps de détruire Rome, il a donc choisi la paix ; Hannibal ne souhaitait tout simplement pas détruire Rome.

Quand Bouteldja voulait détruire Rome, on lui reprochait sa soif indigène de destruction. Quand Bouteldja cherche à pactiser avec Rome, on lui reproche sa blanchité inconsciente et pathologique, celle qui aurait conduit Hannibal à préserver la capitale de l’Empire qu’il combattait.

A-t-on songé ici, et sérieusement, qu’une Rome décoloniale, ce n’est quand même plus tout à fait Rome, qu’une Rome décoloniale, c’est une idée folle car absolument neuve. C’est une idée qui n’a peut-être aucun destin politique, mais c’est une idée suffisamment folle et neuve pour qu’on prenne le temps de la discuter sans la réduire à la portée libidinale du buste imberbe de Bardella. Par ailleurs, c’est une idée portée par une femme, musulmane, militante révolutionnaire, avec laquelle on peut être en désaccord sur tout mais que nous n’avons pas d’autre choix que de respecter pour l’obstination avec laquelle elle combat le pacte racial depuis tant d’années, et pour ce geste enfin explicite consistant à nous tendre la main, à nous, communistes, internationalistes, et doux rêveurs (la tendresse me perdra).

Qu’on soit moins enthousiaste que moi, je le comprends et je l’accepte. Je n’ai aucune raison de m’offenser, je peux débattre, tout simplement. La seule chose qui me semble fondamentale, c’est de se souvenir de qui nous sommes et de ce que nous souhaitons être. À ce titre, il ne me semble pas farfelu de nous demander quelle heure il est à l’horloge de l’Occident, et si nous souhaitons réellement en briser communistement le cours. Et si nous souhaitons réellement en briser communistement le cours, cela implique d’identifier nos véritables ennemis. Bouteldja, qui cristallise déjà une couche inouïe de fantasmes islamophobes dans tous les médias réactionnaires de France, assurément n’en est pas une, et ses propositions sont dignes d’être examinées, non depuis la Raison et ses impasses, mais depuis la signification politique qu’il est permis de donner à une amitié potentiellement révolutionnaire.

Ce texte a pour fonction d’alimenter amicalement l’espace d’un différend dont les contours ne sont aujourd’hui connus que d’un petit monde. Je le résumerai ainsi : Houria Bouteldja, depuis Beauf et barbares (La Fabrique, 2023), esquisse la possibilité d’une alliance entre deux composantes du prolétariat, cette alliance ayant pour vocation d’occuper le terrain de l’État et de la Nation en un sens révolutionnaire et décolonial. L’État n’est pas, ou pas seulement, selon elle, l’instrumement de la bourgeoisie, mais un champ stratégique à investir (Cf. Gramsci + Poulantzas + apport de la pensée décolonial). Quant à la Nation, il s’agit de la considérer comme un catalyseur d’affects et de logiques identificatoires qui devront se voir subvertir. En ce sens, et pour rêver ensemble, un rêve qui ne soit pas seulement un rêve solitaire, impuissant, mais un rêve productif, un rêve en masse, Bouteldja propose de réinvestir décolonialement le signifiant France. Ce que peut lui reprocher l’auteur de ses brèves, c’est précisément cela. La question se discute. Si l’on considère ce que dit Norman Ajari, par exemple, dans « L’anti-essentialisme contre l’histoire » (cf. sur le site du PIR, 2020), du point de vue de l’histoire et de la mémoire noires, les conditions de l’investissement d’un tel signifiant sont une forme d’anti-essentialisme négateur de cette histoire et de cette mémoire et implique donc un « dispositif d’exclusion, maintenant à l’écart toutes les réflexions politiques fondées sur la réalité matérielle de la race et qui tirent leurs ressources intellectuelles de lhistoire que cette position subalterne a imposée ». Quant à ce qui a valu la réaction de notre camarade Camille Escudero (dont le texte refusé en l’état par Lm a été publié sur le site du QG décolonial), celle-ci touche à la langue, à son lieu, au comptoir, à un refus viscéral, somme toute, de se situer au-dessus de la vie des gens ordinaires, et à la question, enfin, du temps historique et de nos priorités politiques. Par mon texte, je ne réconcilierai personne, mais souhaite que nous puissions mieux nous parler à l’avenir et, par-delà les quelques personnes concernées ici, ajuster au mieux nos capacités de résistances aux dangers réels auxquels nous faisons indubitablement face. (La tendresse me perdra, 2 fois.)

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