Pour sauver le vaisseau en perdition

Marche à suivre
Eduardo Casais

paru dans lundimatin#299, le 9 août 2021

« Ne suis personne, c’est toi-même qu’il faut suivre. Deviens qui tu es ! [1] »

De tous temps, le pouvoir et ses commis ont un souci majeur qui leur vaut bien des dépenses d’effort et d’énergie. Celui de signaler à la multitude le droit chemin dont il vaut mieux ne pas s’écarter, de lui prescrire des modèles sur lesquels il conviendra de calquer le comportement.

Du berceau à la tombe, ils arrosent le commun de bonnes leçons. Le sermon à la table familiale, l’abrégé de morale, le bouquin scolaire [2], le code du travail, le monument de la littérature, le discours patriotique, tout cela et beaucoup plus pour nous apprendre un rôle écrit par des tiers. Un rôle que l’on devra reproduire, qu’on nous fera répéter à satiété jusqu’à ce qu’on le joue à perfection.

Seul le rôle compte. Celui du citoyen responsable ou du héros intrépide, du père de famille exemplaire ou du patriote surexcité, du saint irréprochable ou du pilier de la tradition, de l’ouvrier appliqué ou du soldat discipliné. Au choix. Pour le reste, on ne s’inquiète guère de savoir qui la personne est au fond. Chez l’homme, on ne voit que la bête émasculée qu’il faut dresser pour la faire parader dans le cirque de la vie. L’apparence est tout, qu’on apprenne donc à dissimuler. La vie devenue une répétition théâtrale...

Il faut se ressaisir. On veut te transformer en une enveloppe creuse ? Déchire-la, trouve donc ta flamme vive et accroches-y ton regard. Protège-la, fais-la grandir. Par dessus tout, respecte ta propre personne. Que personne ne te conduise à faire ou à dire quoi que ce soit de contraire à ta véritable nature. [3]

. . . . .

Il faut le génie délirant du publicitaire pour recommander au lascar soucieux d’individualité de courir après la dernière tendance mode. Le plus étonnant est que ça puisse marcher. On le voit à chaque instant. Tout le monde se rue pour contrefaire son modèle de choix. Plus on devient égal, plus on affirme son unicité ! Cela serait la liberté.

D’ailleurs, la société n’a-t-elle pas homologué un éventail de modèles pour chaque volet de la vie ? Laissons de côté les codes vestimentaires, ou le type de véhicule dans lequel on se déplace, ou le logement où l’on habite, ou les loisirs d’option – les modèles s’y sont imposés jusqu’à devenir invisibles, on les suit sans s’en rendre compte. Les modèles pèsent aussi bien d’une main d’airain dans la sphère du quant-à-soi, le domaine personnel intime que chaque personne désirerait préserver.

En religion tu peux choisir l’église à ta convenance : catholique, évangélique, judaïque, bouddhique, musulmane, sataniste, … mais gare à toi de ne pas en avoir d’église ! En politique, tu trouveras toujours un parti à l’arôme qui flatte le mieux tes papilles, mais fais gaffe de n’être pris pour un anti-social si tu préfères t’abstenir, ça c’est exclu ! Dans ton quotidien, tu as le choix du réseau social le plus à ton goût, du smartphone que tu tiens le mieux en main, des « applis » qui te facilitent le plus la vie, des canaux TV qui t’apportent la programmation qui te fait titiller. Mais prends garde de ne pas te faire la réputation de celui qui n’est pas abonné à un réseau, qui n’utilise pas de smartphone ou ne regarde pas la TV – ce sont là officiellement les « premiers signes d’un procès de radicalisation en marche » [4] – faut pas jouer avec le feu !

En l’état des connaissances, nous dit-on, nous sommes tous biologiquement égaux à concurrence de 99,6 %, le solde de 0,4 % de variation, qui représente cependant 12 millions de paires de base de l’ADN, pouvant expliquer bien des différences entre les individus.

Peut-être la même dichotomie régit-elle la psychologie et la sociologie. Tous égaux à 99,6 % et une maigre tranche de 0,4 % d’originalité ! Raison de plus pour s’y cramponner – c’est déjà si peu !

Il se peut que les maîtres du monde rêvassent d’une société humaine en tous points semblable à celle des fourmis. Des milliards d’individus sans individualité, s’affairant sans répit à quêter et à amasser pour alimenter l’insatiable appétit des larves, des nymphes et des reines. Des êtres sans sexe, sans plaisir, sans états d’âme, sans autre joie que celle de collecter et ensuite fournir à la communauté le fruit de leur labeur. Des créatures asservies, organisées en castes, chacune dotée d’une morphologie adaptée à l’accomplissement de tâches spécifiques : fourrageuses, guerrières, nourrices, soignantes, concierges, éboueuses, cultivatrices ; dans certains cas, capables de se transformer biologiquement pour passer d’une tâche à l’autre et suppléer au manque de spécialistes qui menace le bon fonctionnement de la collectivité. Un admirable univers où seul l’altruisme règne, si on ose appeler ainsi la totale soumission de l’individu à la collectivité, où la jouissance suprême serait le sacrifice total et éternel de l’individu à la prospérité de la société.

Mais l’humain est contrariant. Ses 0,4 % d’originalité se mettent de travers pour casser l’harmonie ronronnante de la fourmilière que d’aucuns souhaiteraient tant. C’est que ces 0,4 % suffisent pour faire grincer les rouages, engorger les tuyaux, bloquer l’engrenage, bref provoquer des ratés. Les indignés, les occupants des places, les bloqueurs des rond-points, les mouvements nuits-debout en sont autant d’échantillons.

Alors certains idéalistes se prennent à espérer que les manipulations génétiques, de concert avec les nanotechnologies et les technologies de l’information, sauront un jour relever le défi et mettre un terme à la gabegie en rendant l’ADN 100 % semblable chez tous les humains et en effaçant des cerveaux ce fâcheux reliquat de 0,4 % d’originalité qui empêcherait la société de tourner en rond. [5]

En attendant ce matin mémorable, il faut bien faire quelque chose pour gagner du temps, il faut trouver un palliatif. Les maîtres ont fort bien compris que le dressage des esprits ne résulte que lorsque l’on s’adresse, non pas à la raison, au savoir ou à l’éthique, mais aux pulsions, aux sentiments, aux intérêts, aux convoitises ou aux préjugés du public cible. Ils savent depuis Épicure que l’homme est une créature qui recherche le plaisir et fuit la douleur. Ils se mettent donc en frais pour l’allécher, en lui faisant miroiter mille promesses de plaisirs de toute sorte. Les flots de publicité lui murmurent les voluptés des ripailles débridées. La télé l’entraîne au beau milieu des plus brillants raouts du monde. Les événements sportifs procurent l’ exutoire par où s’épanchent ses pulsions sadiques. Les rassemblements partisans lui offrent un ersatz de guerre où il écrase symboliquement l’ennemi honni. Le cinoche lui offre des rencontres érotiques sublimes, fussent-elles vicariales. Les narratives édifiantes le gratifient d’une féerie où il s’incarne dans le héros éthéré, séraphique, etc.

Autant pour les plaisirs. Mais les souffrances alors ? Bien entendu, faisant la sourde oreille aux mots d’Épicure qui, lui, il recommandait la parcimonie dans la recherche du plaisir, sous peine de devoir payer cher les excès, les maîtres dissimulent soigneusement ce que nous coûteront vraiment les jouissances réelles ou factices dont ils nous pourvoient. Dans ce chapitre, ils font comme s’ils devaient « raser toujours gratis » ! Aux imprudents de se dépêtrer du bourbier où ils se laissent enliser.

À l’inverse, les menaces se multiplient pour décourager toute velléité de déviation. La machine à légiférer en produit des cascades et le pouvoir judiciaire s’équipe des moyens nécessaires pour les mettre à exécution à la moindre incartade. En maniant la carotte des jouissances et le bâton de la répression, les pouvoirs espèrent tenir en place le couvercle de la marmite sociale, en attendant qu’advienne cet admirable monde nouveau de la conformité à 100 % qu’ils appellent de leurs vœux les plus ardents.

Seule la préservation intransigeante de l’étincelle originale qui habite chacun de nous fera échec à ce destin de fourmi qu’on nous réserverait volontiers. Tout représentant de l’espèce humaine soucieux de la survie de celle-ci, ne saurait y contribuer qu’en affirmant jalousement son originalité, en devenant ce qu’il est, en ne suivant que soi-même.

[1Sois un homme et ne me suis pas,— c’est toi-même qu’il faut suivre ! Toi-même ! (Quatrain de Goethe, début du Livre 2, Souffrances du jeune Werther, édition de 1775).

[2Les académies, fondées aux frais de l’État, ont généralement pour but moins de cultiver les intelligences que de les comprimer (Spinoza, Traité politique).

[3Par dessus tout, respecte ta propre personne […] Que personne, par des paroles ou des actes, ne te conduise à faire ou à dire quoi que ce soit de contraire à ta véritable nature (Pythagore, Les vers d’or).

[4Selon un poster du gouvernement français qui fournit aimablement un numéro de téléphone gratuit pour appel « si vous avez des doutes, des questions ».

[5Cela est tout à fait agréable à imaginer...la dissolution de différentes parties ...Une chambre chaude, tapissée de petits cornets, et sur chacun de ces cornets une étiquette : guerriers, magistrats, philosophes, poètes, cornet de courtisans, cornets de catins, cornet de rois (Diderot, Le rêve d’Alembert).

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