Pour que tout ne finisse pas en tombola

Réponse d’un parent gentil à une enseignante cynique

paru dans lundimatin#469, le 31 mars 2025

La semaine dernière, nous publiions une lettre ouverte aux parents d’élèves contre les tombolas et le financement public des écoles privées (et vice-versa). Les polémiques dans nos pages ne se déclenchant pas toujours là où on les attend, une lectrice a souhaité y répondre pour rappeler que si l’école publique et égalitaire est un mythe, l’école et ses atours peuvent néanmoins être des lieux depuis lesquels s’organiser, en tombola ou pas.

Bonjour Enseignante cynique,

Merci pour tes articles dans lundimatin. Ils sont drôles – ça n’est pas rien – et me préparent à affronter le long parcours de mes enfants, tout juste en élémentaire, jusqu’à parcoursup. Cela dit j’ai toujours ressenti comme une légère gêne en les lisant : pas de soucis avec le fait de tourner en ridicule le néo-management appliqué à l’éducation nationale, mais un petit doute sur ce qui constituerait le modèle positif. Est-ce qu’on en est vraiment réduit à l’alternative entre, d’un côté, la gestion libérale par la compétence et, de l’autre, l’Autorité du Maître qui irradie ses élèves de son savoir descendant ? Je n’ai pas de problème particulier avec l’autorité, ou disons que je préfère quand elle est assumée que camouflée, mais il me semble que bien des courants pédagogiques ont travaillé en profondeur ces questions, avec des remises en cause assez fortes du modèle Education Nationale « à l’ancienne » (avant le tournant libéral), sans être pour autant des suppôts du grand-capital managérial. Bref.

Si je te réponds précisément cette semaine, ce n’est pas pour parler pédagogie, mais investissement des parents d’élèves dans la vie de l’école. Et pour te dire sincèrement, comme tu m’y invites, ce qu’il y a de contestable dans ce que tu as écris dans ton dernier article. Je parle depuis mon expérience (je ne sais plus, on peut dire expérience  ? Je suis tout à fait disposé à résister aux offensives linguistiques du néo-management, mais j’ai parfois du mal à suivre la liste des mots à proscrire) : parent d’élèves d’une école maternelle/élémentaire publique socialement assez mixte d’une métropole de gauche. On n’a pas vraiment de Jules-Henri dans l’effectif, et le Lidl du quartier vend des carottes bio – débrouille toi avec ça. Et une tombola pour la fête de l’école, cela va sans dire.

Je ne tiens pas plus que ça à la tombola, en plus on ne fait même pas miroiter aux gosses de gagner un beau vélo jaune de riche ;à peine quelques lots récupérés parmi les familles ou les commerçants du quartier – et je n’ai pas l’impression de vendre pour autant l’école aux intérêts privés, on parle de la boulangerie, pas d’un fonds de pension. Par contre je suis convaincu qu’il se passe quelque chose d’intéressant quand les parents (en lien avec les enseignants et le périscolaire) s’organisent pour contribuer à la vie de l’école (y compris financièrement). Ça me va de payer des impôts, mais je n’aime pas l’idée que ma contribution « citoyenne » se limite à ça et à choisir mes représentants à échéance plus ou moins régulière, en attendant qu’ils décident à qui et à quoi attribuer l’argent, justement. Désolé pour mon sens limité du « service public », mais j’y vois trop souvent une délégation de pouvoir à une grosse machine bureaucratique. Je tiens à avoir mon mot à dire, en tant que parent, sur le fonctionnement de l’école. En tant que contribuable, ça me semble plus délicat (as-tu vu « Une guerre civile, Elisabethtown, USA », le documentaire sur les élections pour la commission scolaire en Pennsylvanie ? C’est plein de contribuables trumpistes qui pensent devoir donner leur avis sur l’école, au prétexte qu’ils la financent, justement). Contribuer directement à la vie de l’école me semble un bien meilleur vecteur de légitimité.

Et tu devrais savoir une chose (voilà un bon vieux savoir)  : ton service public, il s’est en grande partie construit sur la solidarité auto-organisée. Les mutuelles ouvrières, les cours du soir ou les bureaux de placement dans les bourses du travail : c’était là avant la sécu, le compte de formation professionnel ou l’ANPE (bon ok, je t’accorde que Ferry avait instauré l’école laïque et gratuite avant que le mouvement ouvrier ne se dote des moyens d’éduquer massivement lui-même ses enfants). On peut d’ailleurs, en forçant un peu, retourner l’argument que tu opposes à ce que tu appelles la « charité » : le service public est venu pérenniser un ordre inégalitaire, en court-circuitant l’auto-organisation prolétarienne là où elle menaçait de le faire tomber.

J’ai bien conscience que la FCPE n’est pas la fédération des bourses du travail de 1902, et qu’on ne menace pas grand-chose avec nos événements festifs pour animer l’école et (parfois) récolter quelques sous. Mais le peu d’espaces qui restent de rencontres et d’organisation à l’échelle d’un quartier, il faut les chérir, pas les tourner en dérision. C’est sur eux que reposent les possibilités d’un soutien à une grève d’ASEM, ou l’accueil des familles exilées (à moins que ça aussi ce soit de la charité de mauvais aloi ?).
Ah oui : il y a bien d’autres espaces que l’école où on paie pour quelque chose qui est déjà à nous : n’importe quelle aventure collective (j’ai failli écrire initiative !) qui ne cherche pas à être appointée par un ministère fonctionne de la sorte. Soirée de soutien où on paie la bière au double du prix où on vient de l’acheter au supermarché, vente de t-shirt, travail collectif pour payer le loyer d’un local d’activités, etc. etc. Rien à voir ni avec la charité ni avec la privatisation… mais plus avec l’autonomie.

Il y a autre chose, Enseignante cynique : tu le vois bien, que ton service public se casse la gueule de partout. Tu sais bien pourtant qu’on en a fait, ensemble, « des mobilisations, des pétitions, des actions collectives, des manifestations, des campagnes »… Je comprends le gros seum de voir la réalité s’écarter toujours plus de l’idéal (encore que, à nouveau, il faudrait discuter de l’idéal), mais il ne faut pas que ça ôte toute lucidité. Quand bien même on remettrait la main sur les 8 milliards du secteur privé, c’est pas ça qui remettra sur un pied d’égalité tes « Jules-Henri » et tes « pauv’gamins ». Sans parler des centaines de millions de pauv’gamins de par le monde qui n’ont pas la chance de même pouvoir prétendre à un service public. Le sympa est peut-être l’ennemi du Bien, mais si on conditionne la justesse de toute action au fait qu’elle puisse bénéficier d’emblée à absolument tout le monde, on n’ira nulle part et on restera avec notre bel idéal (aussi beau que louche au fond) et notre gros seum.

Je pèse mes mots : parmi les gestes politiques sensés dans l’époque, je place assez haut le fait de m’organiser avec d’autres parents, sur la base d’une certaine communauté minimale (et pas de je ne sais quelle mauvaise conscience de classe), pour rendre un peu réelle l’idée que l’école du quartier est un bien commun, et accessoirement que nos gamins (et leur enseignant) puissent sortir un peu le nez de leurs cahiers. C’est maigre, mais plus consistant que le combat amère pour une chimérique Education-Nationale-émancipatrice-pour-tous (elle ne l’était déjà pas à son heure de gloire), s’il faut opposer les deux.

Un Parent gentil

PS : je ne doute pas qu’une certaine dose de cynisme soit nécessaire pour tenir le coup dans l’éducation nationale. Mais, la dose faisant le poison, je t’invite à envisager, peut-être, une autre activité : jardiner, faire des tartes, un jogging, pourquoi pas.

PPS : Relis-toi, et réfléchis sincèrement à ce que te dirait « pauv’gamin » ou sa « maman lidl » en te lisant. Certes, ils n’ont pas l’honneur de compter parmi l’adresse de ton texte...

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