Pour en finir avec la violence

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

L’ampleur des débordements qui ont accompagné les dernières manifestations a laissé dans l’ombre un fait divers sur lequel l’auteur de cet article a jugé intéressant de revenir.

Jeudi 23 mars dans l’après-midi, en des heures qui rappellent certains sombres samedis de la crise des gilets jaunes, et alors qu’une poubelle volait à travers la vitrine d’une boutique de prêt-à-porter dispendieux, bientôt suivie d’un cocktail-Molotov, certains se sont étonnés de voir un mannequin revêtu d’un tailleur (pantalon, tee-shirt, veste) se dresser, pour ainsi dire, sur ses pieds de plastique, les poser prudemment sur le sol jonché de verre puis sortir lestement du lieu où il était exposé depuis la fin des soldes d’hiver à la convoitise des passants. Son voisin, un costume trois pièces masculin, venait de prendre feu. Les assaillants fascinés par cet effroyable spectacle eurent à peine le temps de s’esquiver lorsque le mannequin insaisissable se faufila entre eux pour fuir.

Dès lors, peut-on reprocher à nos responsables politiques de qualifier systématiquement de violences les exactions commises à l’encontre de vitrines de grands magasins ? Saluons plutôt la prudence de notre ministre Gérald Mandarin lorsqu’il prévient désormais qu’il octroie à ses troupes policières une « autorité légitime pour utiliser la force pour protéger les biens et les personnes [1]. »

Les biens
et
les personnes.

Briser un abri-bus, brûler une poubelle, correspondent à différentes formes de dégradations et le ressort psychologique que nos autorités tendent alors en nous est celui de la culpabilité face aux efforts consentis par chaque citoyen pour financer ces éléments de mobilier urbain. La rue n’est-elle pas notre maison commune, et en bons pères de famille, nos responsables politiques ne sont-ils pas là pour nous rappeler de respecter ces meubles acquis à la sueur de nos fronts et au sel de nos larmes ?

Dégradations donc, et non violences. Ce terme de violences sera réservé aux biens séparés des passants par une vitrine, ce quatrième mur plus consistant mais tout aussi invisible que celui dont nous parlait Diderot. La vitrine d’un magasin serait-elle alors une autre scène, et les marchandises qui y sont exposées des personnages d’une forme de pantomime statique ? Il suffit de rester un moment devant ces lieux austères, savamment éclairés et surélevés pour savoir que leur rapprochement avec un espace scénique n’est pas à la hauteur de tout ce que nous éprouvons face à une vitrine de boutique de luxe, voire même de boutique simplement chic. Les chapelles à Florence sont éclairées par intermittences, à condition qu’un touriste veuille bien glisser une pièce dans la fente pour financer une résurrection du sacré aussi brève que fragile. Les vitrines, elles, brillent continûment. Un tailleur onéreux exposé dans sa vitrine irradie ; il possède un pouvoir magique comparable à celui jadis déposé dans les saintes reliques. Son règne est de maintenant ; ses zélateurs sont innombrables, avides de s’octroyer ses propriétés magiques en le revêtant ; et les inquisiteurs dépêchés pour le défendre prononcent contre ces iconoclastes des verdicts bien plus sévères que ceux rendus à l’encontre de n’importe quel arracheur de pouces ou creveur d’yeux.

L’Erostrate qui jeta sa bouteille incendiaire contre un des mannequins exposés dans cette vitrine a bien dû ressentir toute la différence de son geste avec celui qui avait embrasé tant de poubelles, plus tôt ; quels solides freins mentaux a-t-il dû saboter pour s’autoriser à s’en prendre à un bien qui, pour nous tous, avouons-le, est doté d’une mystérieuse vie propre, d’une vie supérieure.

Qu’arriva-t-il à ce tailleur (veste, pantalon, tee-shirt) et au mannequin qui le portait une fois qu’il eut pris la fuite ? La vie des costumes, hélas, n’est possible que dans ces vitrines, alors que sur nous (presque toujours décevants), elle est en un instant soufflée ; seuls quelques êtres mutants, lisses et brillants comme des marchandises peuvent les porter sans leur ôter trop vite leurs propriétés magiques, même si celles-ci ternissent dès qu’un autre costume vient frapper d’inanité un article acheté.

Nous sommes donc au regret d’informer les lecteurs de Lundi Matin que ce bien ne survécut guère à cet environnement hostile. De lui-même, le tailleur s’effondra sur un tas de sacs poubelles éventrés, à quelques pas seulement de la vitrine dont il avait déchu. Comme si l’air hors de ce lieu qui lui était consacré était pour lui irrespirable. Et aussitôt, cette chose qui était bien plus qu’une chose redevint un simple morceau de tissu ; son charme s’était dissipé [2].

[2Il n’est pas bien difficile de comprendre pourquoi nos responsables ne distinguent pas la défense des biens de la défense du Bien. Ils partagent en effet nombre de points communs avec eux, dégagent un peu la même aura, persuadant les foules de leur distinction, de leur caractère intouchable ; mais cette aura elle aussi est fragile, menacée d’extinction dès qu’une lumière avantageuse s’éteint, dès qu’une souillure les atteint, dès qu’on les fait descendre de leur estrade. Dans la conservation de leur place éminente, il entre beaucoup de catéchisme. Et aussi assurés qu’ils se présentent devant les caméras ou leurs subalternes, ces gens-là savent à quel point cette image est fragile, à quel point elle est une construction facile à défaire. Ils s’étonnent même de la crédulité du public, et ce constat entre pour beaucoup dans le solide fond de cynisme avec lequel ils avancent dans la vie.

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