Pour en finir avec 2022

« Qu’on y réfléchisse de toutes les manières, la seule stratégie valable à court et long terme, c’est de couper l’alimentation. »

paru dans lundimatin#308, le 11 octobre 2021

Qu’on le veuille ou non, nous voilà de nouveau captés par le cirque électoral. Que l’on vote ou pas, en se pinçant le nez ou par désespoir, jamais une procédure « démocratique » ne nous aura paru aussi usurpée et avilie. Cet article propose de faire quelques pas en arrière afin de balayer les fausses évidences et d’étayer les intuitions justes : la démocratie représentative, cette farce, se termine. « Et si l’escalade de l’hystérie ne reflétait pas simplement le fond de l’air en crise, mais l’ultime stratagème par lequel un appareil politique complètement à plat continue d’essayer de rouler ? Et si elle avait totalement pour fonction, cette clameur médiatique en train de criser, crisser, piaffer, pouffer, de recouvrir une rumeur qui indique à tout le monde par où ça fuit, à grands coups de sifflements ? »

« Ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes. J’en sais bien la raison, mais je ne veux pas la dire »
Rousseau, L’Emile, I

Peut-être serait-il temps de le faire parler ?

Au moment où la lumière aveuglante des élections de 2022 commence à exercer à plein ses effets de fascination, et où s’amorce la série des « tournants » politicards chargés de nous faire adhérer chaque fois un peu plus étroitement au dispositif par leur fausse vitesse angulaire, il est peut-être bon de faire plusieurs pas en arrière. Et si l’escalade de l’hystérie ne reflétait pas simplement le fond de l’air en crise, mais l’ultime stratagème par lequel un appareil politique complètement à plat continue d’essayer de rouler ? Et si elle avait totalement pour fonction, cette clameur médiatique en train de criser, crisser, piaffer, pouffer, de recouvrir une rumeur qui indique à tout le monde par où ça fuit, à grands coups de sifflements ? Dans ce qui suit, en me situant au niveau du sens commun républicain (produit de laboratoire stabilisé pour les besoins de l’opération), j’essaye de mettre le doigt sur les endroits où ça a crevé. Pour mieux élargir les trous. Mais qu’est-ce qui a crevé ?

I – Raccrocher le costume de citoyen

Comme souvent, pour poser un problème, il faut commencer par en liquider un faux. Une élection présidentielle, ça pose beaucoup de problèmes, mais pas celui de la participation. C’est un peu comme une finale de coupe du monde : si on finit toujours par la regarder, il serait faux d’en tirer des conclusions sur le degré d’engagement de chacun.

Ce qui grossit en fait dans le creux de l’alternance entre les élections de seconde zone toujours plus boudées et les finales imperturbablement bondées, c’est le peuple de ceux qui ne font que passer par là, sans avoir l’idée saugrenue d’endosser le costume de citoyen. Parce qu’« être citoyen », faire preuve de « civisme », c’est de plus en plus jouer cette mauvaise farce où l’on se comporte comme si l’on était responsable de la vie qu’on subit. Faites preuve de civisme, tousser dans votre coude – il est bien connu qu’à Wuhan le virus s’est échappé d’un coude et que depuis il fait le tour de la planète parce qu’on n’a pas encore intégré les bons réflexes (avant tout celui de se considérer a priori comme cobaye des laboratoires). Ou bien alors : surveillez votre empreinte carbone. Comme si on pouvait comparer la fine pellicule des traces individuelles avec le cratère de l’infrastructure techno-industrielle, ou la mettre sur un pied d’égalité avec la course au gouffre d’une toute petite élite qui s’accapare le luxe de la destruction. Et en la matière, le civisme a vite fait de vous inculquer une anxiété toute chrétienne devant vos péchés-carbones, et de rendre votre impuissance responsable de l’enfer qui grimpe chaque jour d’un degré. Être citoyen devient de plus en plus un complexe exercice d’inversion des perspectives. Quel gilet jaune ne s’est pas fait traiter d’irresponsable lorsqu’il a refusé de vider ses poches pour racheter le cadeau de l’ISF fait aux riches, lesquels bousillent bien plus soigneusement la planète que lui avec tous leurs ruissellements carbonés ? Carnaval tous les jours, c’est fatiguant. Être responsable, qui ne pressent pas déjà dans sa chair que ça va être l’arnaque du siècle des catastrophes ? Alors on décroche. Et c’est bien pour ça qu’on s’acharne tant à nous parler de civisme. À nous faire la leçon. Dans les discours, à parler de plus en plus comme on s’adresse à des enfants. On ar-ti-cule. Réflexe de prof républicain, en somme : diviser la population en citoyens déjà éduqués, et groupes mineurs à éduquer. Alors qu’elle est tout simplement ailleurs. (Entre parenthèses : la fonction du concept de « séparatisme » est avant tout de nous faire croire que ce décrochage généralisé de la fonction-citoyen est une maladie réservée aux « extrêmes », à la fois évidemment très dangereuse et naturellement passible de sanctions maximales. Bref, de nous empêcher de nous approprier politiquement le phénomène, en cherchant à le maintenir au stade d’une culpabilisation-répression-gestion policière.)

II – Nouvel encodage des évidences politiques, en cours

Jusqu’ici, le Monstre de l’élection se fichait éperdument de ces décrochages. Il s’en nourrissait, au contraire. Il lui suffit de se poster en embuscade tous les cinq ans, d’ouvrir sa gueule, c’est-à-dire d’attendre qu’on ouvre une page internet ou un journal – et hop, il nous happe. Il n’a pas un goût très fin, tous les arguments sont bons pour lui, à commencer par le moins ragoûtant, celui du moindre mal (qui vous embarque tranquillement pour le mal) ; il maquille les bulletins en tribunes publiques en nous faisant croire que l’« opinion » s’y « exprime » (votre voix sera entendue, c’est presque une formule magique, non ?), il nous assure doctement qu’un vote peut être contestataire, ou même utile, il s’épargne la peine de dessiner un horizon politique en faisant appel au grégarisme chauvin le plus plat, donc à la nécessité de le contrer, et la boucle est bouclée, le tout emballé, pesé, élu, avant même qu’on ait eu le temps de réfléchir à ce qui nous arrive, de dire ouf, rien du tout, circulez, mais oui ce sera dans cinq ans.

Et donc le revoilà, notre Monstre. Gentiment à sa place, il a déjà bouffé l’année prochaine, 2022 maintenant c’est lui. Le revoilà, sauf que cette fois, dans le bouillon de culture national, on peut repérer la circulation d’un drôle de ferment, qui pourrait rendre le grand peuple des touristes de la République peut-être un peu moins buvable, sa déprise un peu moins facilement récupérable. Je ne parle pas du coronavirus. Je ne parle pas non plus du fait qu’avec les Gilets Jaunes, un peuple a montré qu’il était capable d’une insurrection et un gouvernement de sortir l’armée dans la rue. Ni même des trésors de résistance qui s’inventent sourdement contre les dernières phases d’installation d’une société de bip & go. Tout cela fait partie du contexte, des conditions favorables au développement du ferment. Le ferment lui-même, tel que je le conçois, tel que je le perçois, a l’air beaucoup plus anodin, comme une ligne de code qui s’introduit dans le programme de la vieille République, un code qui commence par parler le même langage, celui du sens commun et des institutions, et puis finit par, un peu, tout détraquer. Paire de ciseaux dans le ventre de la poupée. De ce code, on en entend des bouts de-ci de-là, un peu partout, les discussions quotidiennes en égrainent des notes, qui peinent encore à se rejoindre.

Dans ce qui suit, mon but est de recoller des morceaux, de les mettre bout à bout ; je n’invente rien, je soude. Ce texte ne doit pas se lire comme une proposition ou un programme, mais comme un catalyseur local participant à l’intoxication du Monstre-2022. Chacun.e pourra le réfléchir en riposte, tactique, plan, depuis l’angle de sa situation, depuis sa manière d’interpréter ce code qui circule un peu partout et dont je tente ici de reconstituer une séquence plus ou moins complète.

A/ La « représentativité » brisée à la racine

Qu’est-ce qui bloque alors ? Ça commence comme un argument tout bête. Le genre de truc qui a couvé longtemps dans le laboratoire des sociologues et des philosophes, avant de circuler sous une forme atténuée dans la presse et de venir changer la coloration de certains mots. Ça se présente comme un petit ajout à la fable démocratique. On connaît l’histoire : nous sommes en démocratie, tout va bien, mais voilà, comme les Etats-nations modernes sont très populeux, on a eu du mal à assembler tout le monde, si bien que la modernité a accouché de démocraties dites représentatives, où une partie du peuple en représente une autre, et puis ça tourne. Sauf qu’à ce récit, on ajoute : qu’est-ce que ça veut dire, au juste, la représentation, représenter le peuple  ? Et cette question vient marquer un accroc dans la fable démocratique. Quelle que soit la manière dont on la tourne, la « représentativité » reste une notion tragiquement vide. Par exemple : voudrait-on que les représentants soient sociologiquement homogènes aux représentés, avec un même pourcentage d’ouvrièr.e.s, de profs de sport, de chefs d’entreprise, etc. que dans la population ? Règle à la fois impraticable et ridicule. Si elle est ridicule, c’est que la vocation de la représentation populaire, c’est de représenter la « volonté » du peuple, son « intérêt », et non son état de fait. Sauf qu’il n’y a strictement rien qui permette de constituer empiriquement ces notions (la « volonté » du peuple, son « bien commun » à l’échelle d’un territoire comme la France). Elles se trouvent dès lors reléguées à l’étage des fables politiques, qu’on préfère poliment appeler des « idées régulatrices », et qui régulent surtout le désir d’aller voir concrètement ce qu’il y a derrière. Le mode de sélection par élection ne change pas grand-chose à ce problème (j’y reviens). Si bien que la représentativité – ce concept qui devrait être l’unique vertu des gouvernants et la seule source de leur légitimité – est peu à peu apparue comme la case noire du jeu républicain, le mauvais sourire du joker. Try again. La représentativité se met en effet à fonctionner à rebours de son emploi d’origine : au lieu d’indiquer le fondement d’un pouvoir enfin démocratique, merveilleusement moderne, heureusement revenu de tous les arbitraires archaïques, elle marque la déliaison de principe entre le peuple et les gouvernants, qu’il devient de plus en plus difficile de nommer ses gouvernants. Tiens, pourquoi est-ce que ceux-ci représentent ceux-là ? Eh bah tiens, on ne sait pas. Même le philosophe sait pas (ce brave « fonctionnaire de l’humanité », comme disait Husserl). Petit accroc donc. Tout de même au mauvais endroit.

B/ Le « gouvernement représentatif » comme bouée de sauvetage historique de l’aristocratie

Mais après tout, les questions de principe n’intéressent personne et ne changent rien à la pratique. Et ce qui était sorti du laboratoire de nos sciences humaines était tout fait pour y retourner, après son petit tour dans la presse et sa contribution au vocabulaire de l’époque (représentativité : ce qui manque à une démocratie représentative). Sauf qu’à travers le jour de cet accroc, on s’est mis à repérer une image de l’histoire qui jusque-là n’avait pas fait grande impression sur la rétine collective. On y voit ceci : la forme effective de nos démocraties représentatives a bien été façonnée au cours des épisodes révolutionnaires du XVIIIe (l’Angleterre, puis la France et les Etats-Unis), mais ses plus fervents théoriciens ont été recrutés dans les rangs des conservateurs, parmi ceux qui étaient hostiles à la démocratie et n’ont épousé les contours de ce raz-de-marée historique que pour mieux l’endiguer. Le problème précis auquel la forme du « gouvernement représentatif » vient apporter une réponse est en effet le suivant : comment recréer une élite sur la base d’une légitimité populaire dont il sera désormais difficile de se passer ? Avec quelques tentatives de retour à l’ancien régime, la représentation apparaît comme le moyen le plus efficace, pas du tout de « représenter » (notion vide, on l’a vu) le peuple, mais de maintenir fermement, au cœur du jeu nouveau que la vague populaire dessine, un fonctionnement aristocratique. La procédure de l’élection est avant tout pensée pour opérer un tri à la base, une sélection (« épurer l’opinion », Madison) qui s’assure que seuls les individus les plus en vue accèdent au pouvoir (pour être élu, il faut se distinguer, économiquement, socialement, par le charisme : faire partie d’une certaine aristocratie). Ce qui permet de maintenir le pouvoir au sein d’un groupe restreint, d’une nouvelle élite qui diffère de l’ancienne seulement par sa règle de constitution (« faire du gouvernement une profession particulière », Sieyès, en France, ce qui voudra dire faire l’ENA et plus seulement mettre une perruque). Un théoricien contemporain, qui trouve d’ailleurs cela très bien, peut ainsi conclure : « conçu en opposition explicite avec la démocratie, ce régime passe aujourd’hui pour l’une de ses formes » (Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin). Que le suffrage universel ne change rien à la logique de ce mécanisme, cela fait partie des évidences nouvelles en train de prendre forme. Comme la claire perception du fait que la bourgeoisie a parfaitement été capable de reformer une nouvelle aristocratie, avec des effets tout aussi puissants, de castes, de mépris, de violence, de sentiment d’impunité, de séparation d’avec la réalité. J’aimais bien ce tag pendant les Gilets Jaunes : « Eh bien donnez-leur du biocarburant ! (Brigitte Macron) ».

C/ Chapelet d’évidences à la traîne

Un vilain accroc conceptuel à l’endroit de la représentativité, un éclairage historique un peu dérangeant sur l’origine du gouvernement représentatif et son fonctionnement contemporain, bref des remous plus faits pour alimenter la houle tranquille du « débat public » que pour mettre en péril l’entreprise républicaine, finalement bien heureuse de remuer quelques contradictions internes à l’écart de la tempête de l’époque. Ce n’est d’ailleurs pas pour une autre raison que ces idées ont pu faire leur petit bout de chemin dans les média dominants. On aura remarqué néanmoins qu’à cette occasion quelques évidences troublantes sont remontées jusqu’à la surface, apportant des notes plus piquantes dans l’atmosphère du sens commun républicain :

— que le seul modèle historique de démocratie qu’on connaisse, ce sont les cités grecques, lesquelles excluaient franchement les trois quarts de leur population, mais ne donnaient presque aucun rôle à l’élection : le peuple s’assemble, ses mandataires sont tirés au sort. Alors que nous, nulle part on ne s’assemble, et notre geste démocratique c’est le vote. Autrement dit, si vous prenez deux feuilles de calques, l’une pour le gouvernement représentatif, l’autre pour la démocratie grecque, aucun trait ne se superpose. Pas terrible pour un modèle dont on se réclame (ne serait-ce qu’à travers l’immense pression sociale à se subjectiver comme habitant de la cité, citoyen).

— que le grand théoricien du gouvernement représentatif, Hobbes, conçoit ce dernier comme un gouvernement monarchique, et rien d’autre. Vous croyez vraiment que le ballon change de nature quand il change de camp ?

— que le pauvre Rousseau, dont on se réclame à chaque fois qu’il est question de contrat social, de lien social, de démocratie réelle, etc. n’avait pas de mots assez durs pour qualifier le piège de la représentation (« à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. »). Donc que la bible sur laquelle la République jure tous ses rituels, le Contrat Social, constitue l’attaque la plus rigoureuse contre son mode de fonctionnement : en Rousseau, la démocratie moderne s’est théorisée dans un combat pied à pied contre l’idée de représentation, et historiquement, le gouvernement représentatif a enterré ce projet démocratique dans un combat tout aussi âpre. D’où :

— que la phrase de Thiers en 1872, « la République sera conservatrice ou ne sera pas », et le massacre des communard.e.s qu’elle était censée justifier (selon le modèle de l’arbitraire royal où l’exécution précède la sentence – on vous met en prison avant de fabriquer des raisons), que les événement de la Commune, donc, doivent être lus à la lumière de cette opposition frontale et brutale entre le gouvernement représentatif et la possibilité d’un pouvoir réparti horizontalement entre les citoyen.ne.s. La République conservatrice, cela signifie celle dont le pouvoir est par essence conservateur parce que conservé entre les mains des représentants.

(Le premier acte du gouvernement représentatif fut donc le massacre et le bannissement de tout ce qu’il ne pouvait pas représenter, quelques 20 000 mort.e.s et 5 000 banni.e.s. La IIIe République, et les deux qui ont suivi, sont assises sur ces morts. On voit un peu mieux avec quoi ont été forgés les cadres de notre sacro-saint pacifique débat d’opinion.)

D/ La procédure de l’élection comme arme du féodalisme

Habituellement, lorsqu’on en arrive là, on finit par accorder qu’il faut distinguer d’un côté le gouvernement représentatif (comme une technique de sélection des dirigeants parmi d’autres), et de l’autre, l’idée de démocratie, derrière laquelle on ne sait pas trop quoi mettre ; on concède peut-être même qu’à parler rigoureusement on n’est pas « en démocratie ». On a constitué une première ligne du code qui vient pirater l’évidence des élections de 2022. Mais au retour à la ligne, on s’irrite. Car enfin que veut-on ? Le retour d’un pouvoir héréditaire, le tirage au sort des nigauds du quartier, ou l’utopie tout-connecté d’une cyber-démocratie participative ? L’élection reste le moyen de sélection le moins mauvais, le plus légitime, et pour preuve, c’est une invention de la modernité grâce à laquelle nous avons rompu avec la cohorte des oppressions millénaires, la violence, l’arbitraire, l’hérédité des familles royales, les oracles, tout le tintouin. Ah, sancta modernitas, sainte modernité, merci.

Comme souvent, c’est la modernité qui sert d’ultime rempart quand on ne sait plus à quoi adosser une justification de l’existant (comme la 5G, qui, selon un raisonnement qui ne trompe personne, servirait surtout à ne pas retourner à la bougie). Et c’est cet ultime rempart qui, chaque jour un peu plus, s’avère être en sable. La magie moderne s’effrite. La moindre brèche nous conduit directement à une tout autre image de l’élection que celle que nous comptent encore aujourd’hui les manuels scolaires. Ces derniers citent par exemple volontiers la phrase de Rousseau : « l’idée des Représentants est moderne ». Si Rousseau s’oppose à cette idée, nous raconte-t-on, c’est bien parce qu’elle forme le nouveau référentiel politique de la modernité – autrement dit l’élection fait débat, dans la mesure même où elle est en train de s’imposer comme un fait social nouveau. Bref, pour ou contre, l’élection de représentants s’impose et nous sort du Moyen-Âge politique. Sauf qu’une petite trappe s’ouvre sous cette phrase, qui nous fait glisser aussitôt très loin de cette fable républicaine. La phrase complète est : « l’idée des Représentants est moderne : elle nous vient du Gouvernement féodal » (Du Contrat Social, III, 15). Le vote à parts égales pour une personne ou une mesure politique est une vieille ruse qui sort tout droit du XIIe siècle, où elle portait le charmant nom de Q.O.T. (la modernité n’a rien inventé, pas même les acronymes). Ce trois lettres sont l’abrégé d’une formule latine qui énonce poliment tout un programme d’enfumage : quod omnes tanguit, ab omnibus tractari et approbari debet, littéralement, «  ce qui touche tout le monde doit être considéré et approuvé par tous ». Comprenez : dès qu’une mesure ou une charge est impopulaire, délicate, injuste ou simplement trop nouvelle pour être facilement acceptée, on réunit le groupe humain qui en sera le premier impacté, et on déploie face à lui un éventail de possibilités dont la moins pire se trouve être, comme par hasard, celle qu’on veut imposer. Le vote fonctionne alors comme une procédure de légitimation, un tour de passe-passe à l’issue duquel on se retrouve soi-même moralement engagé envers quelque chose qu’on aurait d’abord rejeté. C’est une technique un peu plus sophistiquée que celle des acclamations publiques, mais dont l’effet est strictement le même : produire artificiellement un moment d’adhésion collective auquel on sera désormais lié. La modernité s’est contentée de pondre les lentes de sa métaphysique monstrueuse à chacune des jointures de ce dispositif, pour faire éclore sa version maximale, qui s’énonce ainsi : il existe un groupe humain cohérent, et large comme la population, le « peuple », capable de lier sa « volonté générale » à la personne d’un dirigeant, lequel, désormais, se trouve être sur terre l’unique « représentant » de cette « volonté », et ainsi pouvoir l’imposer en retour au « peuple » qui le « veut » bien (les contestataires ne représentant plus dès lors le peuple, mais des factions, c’est-à-dire des fractions qui n’ont pas, elles, le privilège magique de représenter le peuple). En beaucoup plus simple, vous reconnaissez l’argument qui fait passer contre vents et marées toutes les mesures néo-libérales qui détruisent la vie et mettent les gens dans et à la rue. En mesurant l’écart entre la description extérieure de ce rituel social de légitimation, objectivement aberrant, et la force d’adhésion intérieure qu’il parvient encore à mobiliser, on comprend ce que signifie le caractère opératoire d’un dispositif : sans rien changer, il opère sur place un renversement des évidences – soudain va de soi ce qui allait contre le bon sens.

* * *

Au terme de tous ces détours, on peut commencer à recoller les bouts du code. Le gouvernement dit représentatif n’est représentatif de rien du tout, il n’y a aucun moyen de fonder sa représentativité. Il est le produit d’une contre-révolution conservatrice qui a recréé un fonctionnement aristocratique sur la base populaire qu’elle cherchait à neutraliser. La procédure électorale ne bénéficie d’aucune légitimité exemplaire, si elle apparaît d’emblée comme plus légitime que les autres modes de sélection, c’est uniquement parce qu’elle produit après coup plus de légitimité (dire que l’élection est a priori un procédé légitime, c’est prendre pour point de départ ce qui est en réalité son résultat : elle n’est pas légitime, elle est légitimante). Remise sur ses pieds, l’élection n’est rien d’autre qu’une redoutable procédure de légitimation.

Il ne faut pas trop se raconter d’histoires. Si ce code est généré de manière décentralisée dans notre aire culturelle, c’est peut-être parce que l’hypothèse politique de la modernité, la clé de voûte de l’architecture républicaine, la représentation, est en train de se défaire par tous les bouts. Mais s’il circule relativement facilement au sein de cette aire, ce code, et commence à compter au rang des évidences nouvelles, c’est surtout parce que, tel quel, il est inoffensif. La crise des fondements est le paradis des gestionnaires, et les désillusions en tous genres forment le meilleur allié du cynisme politique. Il ne faut pas oublier qu’un des corollaires courants de notre code est ainsi le fameux : et une bonne dictature (verte, ou choisissez la couleur) à la chinoise ?

III – Activer l’encodage nouveau en machine de vision

Ce qui vient tirer de sa phase de dormance inoffensive ce nouvel encodage des évidences politiques partageables, c’est la situation avec laquelle il vient se tresser. On peut le suivre brin par brin, et observer la redoutable torsion que vient lui imprimer notre cul-de-sac historique :

1/ Si l’élection est un dispositif de choix tronqués entre différentes alternatives qui renvoient à un même système, pour nous ces alternatives deviennent proprement infernales, puisque ne paraît soutenable aucune des versions candidates à ce système qui a ruiné, ruine et ruinera l’habitabilité de la planète Terre (qui se voit traitée comme un bloc de ressources, humaines et non-humaines). Chaque jour qui passe voit toutes les courbes filer en exponentielles, et la sensation de la nécessité d’un décrochage radical s’aiguise jusqu’au tragique. Le constat n’est pas nouveau ; ce qui évolue c’est le degré vertigineux de précision et d’intensité avec lequel il s’impose à tou.te.s, et la dose de mauvaise-foi qu’il faut pour se persuader que le petit circuit politique qui nous est alloué permettra d’en décoller d’un cheveu. Le faux-miroir des alternatives achève d’apparaître pour ce qu’il est dans pareille situation : un piège mortel.

2/ Si l’élection n’est rien d’autre qu’une procédure de légitimation, n’ayant d’exemplaire que son efficacité perverse à lier durablement notre volonté (dès qu’un connard se fait élire dans un pays étranger, on se murmure après tout, s’ils le veulent…), force est de constater qu’il y a une probabilité écrasante pour qu’en 2022, comme ensuite, ce qu’elle trempera dans le grand bain de la légitimité populaire, c’est une petite élite criminelle, rapace et follement destructrice. Ici aussi la nouveauté réside dans l’intensité avec laquelle se met à briller la vieille évidence du racket politique opéré par la classe dirigeante, désormais dépouillée de tout parti, de toute velléité de sauver les apparences. On n’a même plus besoin d’élaborer une critique, il suffit de leur laisser la parole. Au hasard, Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique, autrement dit fonctionnaire en charge du biocide en cours, qui déclare froidement : « je suis pour une partie de votre communauté, et pour une partie des Français, un, je sais pas quoi dire, un traître, un vendu au grand Capital, un vendu à une certaine caste… » On s’attend à ce qu’il pousse de hauts cris républicains. Eh bien non. Il leur préfère un laconique : « je l’accepte. » [1]. Autrement dit, l’élection s’affiche officiellement comme une procédure de légitimation à l’issue de laquelle une petite caste, qui a joyeusement envoyé valdinguer le paravant du « bien commun », aura pourtant les coudées franches pour mener ses exactions.

Corollaire : si on raisonne ainsi de manière dégrisée à partir de ce qu’est réellement la procédure de l’élection, s’inverse complètement l’argument du front républicain contre l’extrême droite, cet argument qui semble tellement indépassable qu’on a l’impression que toute la vie politique tient à ce fil, et selon lequel, comme on sait, il faut maintenir coûte que coûte une participation, non pas pour truc ou machine, mais contre la fille du borgne (oui, Le Pen). En effet, la meilleure manière de préparer l’arrivée aux manettes de cette dernière, c’est de continuer à mettre des jetons dans cette dangereuse machine à élections : celle-ci risque fort, un jour ou l’autre, de pencher du mauvais côté, et alors elle produira d’autant plus d’effets de légitimation qu’on l’aura alimentée en participation et qu’elle tournera à plein régime. Qu’on y réfléchisse de toutes les manières, la seule stratégie valable à court et long terme, c’est de couper l’alimentation.

3/ Sous l’hystérie entretenue par les batteries médiatiques, et dont il faut considérer le taux de participation comme le produit d’élevage, une autre image se dessine sourdement. Quand on détourne la tête des écrans, et qu’on prend le temps de laisser s’évanouir leurs images rémanentes, on peut apercevoir nettement le bouffon qui aura attrapé le pompon en avril prochain. D’une main, il a le bouclier de la légitimité populaire, ce halo atmosphérique purement symbolique qui finit tout de même par se condenser dans le monopole de la violence légitime, la pluie glacée des yeux crevés et des mains arrachées. De l’autre, il tient l’épée de la dette, désormais si longue, si affûtée, avec laquelle il taillera un plan d’austérité sans précédent historique. Dans nos chairs. L’État providence était là pour vous (on l’a même ressorti du placard paraît-il), désormais c’est à vous d’être là pour lui. La musique de l’avenir a des accents grecs. Quel que soit le pantin qui sera couronné, on sait qu’il devra jouer cette partition. Chaque papier au fond de la boîte, peu importe la couleur, est un « oui » d’acceptation glissé à l’oreille de ce scénario. A ce stade, c’est plus une élection, c’est un braquage.

*

Je ne prétends pas que cette nouvelle chaîne d’évidences et la tournure effroyable que lui donne notre piège historique va miraculeusement venir faire dérailler le prochain scrutin. En matière de déraillement, cet encodage nouveau n’introduit qu’un imperceptible décalage : il n’y a plus, d’un côté, un appareil politique aux rouages d’auto-justification bien huilés, et de l’autre, des principes de contestation qui dessinent des « marges » purement parallèles au pouvoir, sans prise sur ce dernier. Quand on refroidit de plusieurs degrés l’hystérie ambiante, et qu’on tend l’oreille, on peut entendre nettement le monologue du pouvoir s’interrompre à chaque mot, perdre son souffle, ne plus savoir placer ses points finals, aboyer, un peu ; et puis ses blancs. A travers eux, apparaît en miniature, tout effet de fascination neutralisé, la petite machine de 2022, comme un jeu d’enfant abandonné au désert d’un bac à sable ; à chaque tour, ses rouages féodaux grincent terriblement, eux qui voudraient nous embarquer dans leur fiction politique où, un beau matin, on se réveillerait comme « le peuple », merveilleusement muet, acquiesçant et représenté, le peuple de telle ou telle caste victorieuse sirotant son champagne en direct. L’évidence a changé de camp – on se demande comment on a pu y croire. Ils n’ont plus pour eux que le vacarme de la télé et les bottes des CRS. Presque rien n’a changé, mais ce n’est plus comme avant.

De tout cela on pourrait tirer beaucoup de conclusions. Celle de ne pas voter, de s’abstenir, c’est-à-dire, une fois de plus, ne rien faire. Ou de mitonner une petite réforme démocratique, c’est-à-dire se prendre le mur du réel dès qu’on sortira de chez soi, ni le capitalisme apocalyptique ni ses sbires ultra-libéraux n’étant près à lâcher quoi que ce soit (ils n’ont pas encore tout pris, et ils veulent tout prendre, voilà leur raisonnement). L’erreur de toutes les conclusions, c’est qu’on tente de les tirer sur un plan abstraitement commun, idéalement partageable – fatalement introuvable. Il est censé faciliter les choses, mais il empêche tout.

Si l’exercice doit s’interrompre ici, et ne pas conclure, c’est qu’il n’a de sens qu’à être réfléchi à partir des situations où chacun.e se trouve.

Ce n’est qu’à partir de l’intelligence de ta situation que tu trouveras les prises pour t’emparer de 2022, pour inventer les milles agencements insoupçonnables, intimes, collectifs, langagiers, un souffle, un refus, une foule, qui tenteront d’enrailler effectivement cette mauvaise farce. Si c’est pas pour cette fois-ci, ce sera pour l’après, ou pour la prochaine. Tu ne seras pas seul, car l’évidence que cette mauvaise farce en est bien une rend infiniment plus partageables toutes les tentatives pour la déjouer. Frappe au hasard, tu trouveras.

« Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. » (Rousseau)

Essayons de mériter mieux.

Ne plus subir, ne plus donner prise, mener campagne, avec nos armes.

Symplokè

[1Interview Thinkerview, si vous voulez vous assurer que le contexte ne fait qu’aggraver son cas, c’est à partir de 4’31.

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