Pour

un communisme
de la vie psychique

paru dans lundimatin#369, le 6 février 2023

Un rêve m’avait donné l’indication : je rentrais d’une manifestation après une longue marche, et j’arrivais en retard pour recevoir un patient. Dans le bureau, c’était le bazar, quelqu’un avait dormi, le divan tout en pagaille. Je m’excusais, avec le sentiment aussi vivifiant que quelquefois la vie déborde et que je ne peux pas toujours maintenir bien fermées les frontières. Plus tard un enfant me demandait si on faisait la grève dans mon métier, et je lui avais demandé ce qu’il en pensait, avec cette drôle de manière qu’on a quelquefois de renvoyer la question. De toute façon, c’est trop dangereux, avait-il dit, à cause de la police. Il ne faut pas y aller.

Il est toujours possible – et nécessaire en l’occurrence – de rapporter ce type de questions à l’histoire psychique de la personne qui l’énonce, mais on peut aussi s’étonner de cette conscience politique prématurée, d’un certain savoir sur la violence et plus globalement d’un savoir nouveau du danger qui me donne l’impression que la retraite, la question de ma retraite, ce serait ça : des enfants qui en savent déjà plus que moi sur la planète et la violence des hommes ; et l’histoire des générations qui s’inverse, dans une situation où j’aide un enfant à survivre psychiquement dans une société dont il apprend à connaître les armes pour me protéger.

La condensation de ces trois scènes : un rêve, un enfant, une manifestation me font penser que mon personnage de l’histoire, ce personnage du psy s’est ajouté au récit. Et réciproquement : la manifestation a traversé la journée de part en part jusqu’au sommeil, jusqu’au rêve.
Au-delà de mon cas personnel, je crois qu’on peut dire qu’un membre s’est ajouté à l’organisation, avec lequel il faut compter, qui s’ajoute au temps, qui s’en excepte aussi, un supplément au quotidien et à la lutte, quelqu’un.e qui arrive chez Ielle ou chez qui on arrive en courant. Alors la voix qui raconte le rêve s’ajoute à celles de la rue, aux chants, à la colère. L’action est prise dans le récit de tous les rêves, qui accentuent les polarités existentielles – en rattrapant aussi au passage les détails et les déchets.

Le psy, psychanalyste, psychothérapeute, appelons-le comme on voudra, pour autant qu’il ne fait pas que donner des médicaments, et qu’il nous écoute, est entré dans nos vies récemment de façon plus collective. Il fallait jusqu’ici avoir été marqué par quelque chose de la vie, avoir des symptômes dont on ne parlait jamais, des mauvaises histoires d’enfance à moitié honteuses – pour que cette expérience s’impose, qu’on soit forcé.e d’y aller. On avait cet espace quelque part dans sa vie privée. C’était l’espace du soin de la vie privée et de la mémoire et d’une certaine forme de malédiction individuelle – sauf pour les intellectuels qui croyaient apprendre des choses intéressantes et enrichissantes sur leur problème de castration ou de filiation. Je simplifie. Depuis quelque temps, depuis la pandémie mais même déjà avant, depuis quelques années les lignes se sont troublées et on n’a moins réussi, on n’a plus trop réussi à faire la différence entre la douleur personnelle et la douleur collective ; entre la douleur psychique et la destruction politique. Chacune et chacun a lentement commencé à devenir folle, fou. On s’est pris à témoin d’une évolution de la société et du capitalisme meurtrier, on est devenu.e les sismographes plus ou moins volontaires d’un mal dont la conscience a traversé les couches de psyché pour aller très très loin en nous à l’intérieur. La conscience n’a pas réussi à empêcher la pénétration dans les couches profondes. Avec la destruction de la société et l’explosion des pulsions de mort pendant la période de grande déliaison de la pandémie (déliaison sociale/surcommunication numérique), la vie psychique a pris une autre place. Elle s’est trouvée surexposée en même temps que la vie sociale se refermait. Cette place, il faudrait pouvoir la définir : elle se manifeste plutôt négativement, par des actes définitifs, des décompensations, des symptômes dépressifs et anxieux, mais aussi, juste après, juste à côté, par une espèce d’affirmation qui passe autant par la passivité de la maladie que par l’action psychique sur le monde, c’est-à-dire par des affects, des conflits, des rêves, des expressions irrépressibles, des passions et des accélérations, une conscience de soi, de la vie et de la mort soudain intensifiée, de l’amitié et de l’amour comme si nous n’avions jamais été aussi proches. Comme si nous n’avions jamais été aussi près affectivement et collectivement des choses, jamais aussi fragiles et sensibles, jamais aussi forts de cette connaissance des mouvements de l’âme en nous.

En premier il a fallu faire, partager l’expérience de la mort et de ce qu’elle apprend à la vie, ce qu’elle exige aussi. La mort de celles et ceux qui sont partis d’un coup, dans la grande ellipse de la pandémie, et dont les douleurs s’étaient tues pendant le temps qu’il fallait rester tranquilles, qui ont dégringolé d’un coup. On s’est demandé, on se demande alors pourquoi on a besoin des autres pour être en vie, et simplement en bonne santé. J’ai besoin des autres pour que mon corps fonctionne, pour que ma tête fonctionne, les autres en sont la garantie. Cette intimité partagée de façon inédite entre toutes nos vies, quand on a pu, quand on pouvait, a donné aux liens une intensité, une intelligence qui était jusqu’alors restée familiale (le deuil) ou nationale (la guerre). Les conséquences inattendues et secondaires de la biopolitique et de tous les conflits humains liés à la pandémie font qu’à présent la mort et la maladie ont une existence collective et sont entrées, revenues sous la responsabilité de la communauté, de l’intimité.

Si on pouvait dire ça. Peut-être qu’on peut dire ça. Qu’on essaie.

Le fait que les affects prennent soudain cette ampleur, dans une situation qu’on peut aussi appeler traumatique – nous sommes en effet traumatisés – est une ouverture, et un péril. Une ouverture à la chance de quelque chose de nouveau parce que nous sommes requis par des forces que nous sommes justement obligés de partager : des forces pulsionnelles, destructrices, émancipatrices aussi – des désirs d’agir et des désarrois. Cette fragilité de nos états, on en parle, et on va en parler. On construit des bords, en parlant au psychanalyste, des formes pour élaborer ces choses trop fortes qu’on n’arrive pas bien à dire et qui nous détruisent. On leur donne une vie par les mots. On peut dire. On s’exprime et on apprend à s’exprimer. On sait qu’il en va de soi-même autant que des autres en soi.
Comme le deuil – ou plutôt l’événement de la mort – la folie ou les moments de folie sont des moments sociaux. Ils demandent à être plusieurs. On ne peut pas guérir seul. En même temps, le silence est nécessaire. Le silence, le secret, la réserve.
Le silence et aussi le retour de la parole.
Et parfois la parole qui déborde alors.
Le péril de cet état de vulnérabilité, c’est aussi le débordement, l’exagération, l’anarchie des sentiments – ou l’hystérisation (c’est-à-dire l’identification et la circulation perpétuelle) de nos affects. Parce que l’inconscient est une machine très puissante, il déplace des quantités d’énergie hallucinantes qui se communiquent à toute vitesse, sans qu’on s’en aperçoive. On n’a pas forcément de formation pour ça, pour cette communication maximale.

Il faudrait un manuel de survie psychique dans l’horizon du capitalisme avancé qui établirait une nosographie anti- ou alter-psychiatrique ; il faudrait apprendre à choisir ses mots, parce qu’en la matière l’usage du mot pèse sur son effet. Le mot trauma par exemple.

Qu’est-ce que je ressens ?
A qui puis-je en parler ?
A quel moment parler me soulage ou m’angoisse davantage ?
Comment aider quelqu’un sans prendre pouvoir ?
Est-ce que je dois répondre au téléphone à toute heure du jour et de la nuit à mon ami.e malade ?
Au-delà de combien d’heures passées au téléphone l’apaisement n’agit plus ?
Est-ce normal que je sois angoissé.e d’avoir écouté un ami.e angoissé ?
Est-ce que j’ai peur ?
Est-ce que je dois raconter tous mes rêves ou les garder pour moi ?
Qu’est-ce qui est politique et lié à la violence que le capitalisme sous toutes ses formes exerce sur moi ? – et qu’est-ce qui m’est personnel, qui appartient à ma propre destructivité ?
Est-ce que ma destructivité m’est utile pour me défendre contre la violence de la société capitaliste ou est-ce qu’au contraire je la retourne contre moi ?
Comment savoir si ma douleur peut m’aider à agir ?
Quel est le numéro des urgences psychiatriques ?
Puis-je faire confiance aux institutions psychiatriques ?
Comment suppléer aux institutions psychiatriques insuffisantes par des institutions autonomes qui ne m’enferment pas dans ma propre communauté ?
Faut-il quand même parfois apprendre à rester seul.e quand on ne va pas bien ?– ou au contraire rester tout le temps avec des gens et jamais seul.e ?

Je me poserais, on se pose toutes ces questions parce qu’on apprend et qu’on aime apprendre à se débrouiller par soi-même, et qu’on est obligé.es de toute façon puisqu’il n’y aura bientôt plus d’hôpitaux peut-être pour se soigner.

On se pose des questions parce que le soin porté les un.es aux autres est devenu aussi important que l’action. Et puis aussi parce que, lentement et insidieusement, on est toutes et tous tombé.es malades.

Il faudrait faire l’examen précis, à chaque époque, de la place de la folie et de la maladie dans les mouvements révolutionnaires et dans la société en général. On ne peut plus vraiment aujourd’hui mettre la schizophrénie à contribution, par exemple. On peut toujours s’agencer au dézonage intensif du schizophrène de plus en plus nombreux dans la rue – mais les paradigmes de la folie ont migré et on manque un peu d’énergie pour inventer un personnage conceptuel qui porterait la lutte. L’énergie même de la lutte a changé. La conscience folle du monde qu’on attribuait au schizo dans les années 1970, c’est à une jeune personne de vingt ans qu’il faudrait l’attribuer aujourd’hui, peut-être. Une jeune personne de vingt ans ou un enfant qui ressemblerait au « nourrisson savant » de Sandor Ferenczi, qui avait donné ce nom à la figure fantasmatique d’un bébé prématurément grandi, adulte, conscient de tous les mensonges et de la vérité et dont les adultes sont très fiers parce qu’il est intelligent et efficace, mais qu’il n’écoutent pas vraiment. Cet enfant a grandi sans apprendre à jouer. On lui reprochera toute sa vie d’être trop sérieux.

Le sérieux et la gravité de l’état de nos cœurs. Ce qu’on partage, ce qu’on ne peut pas partager. Ce qu’il est nécessaire, jusque dans le communisme, ou dans quelque chose de proche, de préserver, de garder à l’extérieur, hors de tout. Se retirer, s’extraire, et peut-être chez le psychanalyste ou quelqu’un.e qui lui ressemble, rapporter quelques-uns de ces états à l’expérience atemporelle de ma mémoire. C’est ce que permet et propose cette caisse de résonnance qu’est le cabinet du psychanalyste, qui a toujours ou presque été la figure réactionnaire de la sexualité bourgeoise et du maintien de l’ordre social, celui qui garde les archives, mes photos d’enfance, mon doudou et à qui je parle de ma mère – et qu’il a fallu beaucoup d’épisodes institutionnels pour bousculer.
Les espaces institutionnels existent, se développent, à des stades multiples, dans des lieux de vie autonomes, dans des espaces de santé, dans des maisons. On se forme à la psychanalyse et à l’institution en accéléré parce qu’il n’y a pas le choix.
C’est la force de ce qu’on ne pourra jamais appeler un mouvement, mais qui suppose qu’aujourd’hui un groupe politique a une existence psychique qu’on lui reconnaît, et qu’on considère chacun.e avec cette partie qui n’existait pas, ou pas autant avant.

Fragiles et forts : la difficulté de s’exprimer, la dépendance et l’abandon, la peur et la reconnaissance de l’idéal, la déception et la colère appartiennent à ce que nous savons, comptent parmi nos armes désormais.
« Nous sommes le problèmes que nous cherchons à résoudre  [1] » : là où la lutte contre le capitalisme et le travail subjectif qu’elle suppose rencontre la psychanalyse, qui prend chacun au même endroit, par soi, par le sujet en chacun.e.

Aujourd’hui, chacun.e dispose en lui-même d’une ellipse, d’une entaille, d’une absence.
Je me demande ce qui s’est passé et ce qui se passe. Quand j’agis, je soulève un poids énorme mais je ne sais pas ce que c’est. Parfois c’est quelqu’un.e qui a disparu, parfois c’est ma tête qui est restée de l’autre côté et qui ne se souvient de rien – et c’est aussi mon enfance, atemporelle, c’est-à-dire toujours le moment où je commence à m’exprimer.
Alors on veille, on apprend à veiller sur cette ellipse qui traverse chacun de nos gestes.
La vie psychique est à nu.
C’est un communisme comme ça, tout nu.

Chloé Mareste

[1Endnotes, Mélancolie des groupes, Editions de la tempête, 2022.

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