Il faudrait tout un abécédaire pour expliquer de quoi il traite. Plus que jamais, c’est le cas de le dire, les mots sont importants [3]. Les mots sont importants non seulement par leur signification « propre », si je puis dire, mais aussi par la façon dont ils sont utilisés, dont ils participent à un récit, dont ils accueillent le lecteur. Voici pour commencer un extrait des remerciements placés en tête du texte de Liboiron (après l’« Avertissement » qui sert de préface, rédigé par Isabelle Stengers et Alexis Zimmer – et qui, je le dis au passage, présente le livre de façon synthétique bien mieux que je ne saurais le faire) :
Le territoire sur lequel ce texte a été écrit est la patrie ancestrale des Beothuk. L’île de Terre-Neuve est la patrie ancestrale des Mi’kmaq et des Beothuk. Je souhaite aussi reconnaître les Inuits de Nunatsiavut et NunatuKavut et les Innu de Nitassinan, ainsi que leurs ancêtres, comme population originelle du Labrador. Nous nous efforçons d’entretenir des relations respectueuses avec toutes les populations de cette province, dans notre ambition d’accéder à une guérison collective et à la réconciliation véritable, et d’honorer ensemble cette belle terre [4].
Taanishi. Max Liboiron dishinihkaashoon. Lac La Biche, Treaty siz, d’ooshiin. Métis naasyoon, niiya ni : nutr faamii Woodman, Turner, pi Umperville awa. Ni papaa (kii ootinikaatew) Jerome Liboiron, pi ni mamaa (kii ootinikaatew) Lori Thompson. Ma paraan et Richard Chavolla (Kumeyaay). Je viens de Lac La Biche, territoire du traité 6 dans le nord de l’Alberta, Canada. Les parents qui m’ont élevé [5]]. […]
e sont Jerome Liboiron et Lori Thompson. Je suis en lien avec ma famille métis à travers une lignée de Woodman, Turner et Umperville qui remonte à la Rivière Rouge. Rick Chavolla de la Nation Kumeyaay est mon parrain. Telles sont les relations qui me guident
On comprend de suite que l’on est pas en train de lire un texte académique comme les autres… Mais suivons le fil de ces remerciements (un peu plus loin) :
« Beaucoup de personnes ont contribué à construire ce livre. Nombre d’entre elles sont identifiées ici et au fil du texte dans les notes de bas de page, afin que les lecteurs
rices puissent identifier les personnes sur les épaules desquelles je me tiens. »
Oui, me direz-vous, c’est la moindre des choses, pour un
e intellectuel le, que de reconnaître ses dettes envers ses prédécesseur euses. Sauf que, précisément, Liboiron évite soigneusement ce terme de « dette » (peut-être d’ailleurs ne lui est-il jamais venu à l’esprit…) :Je considère ces notes comme la mise en action d’une éthique reposant sur la gratitude, la reconnaissance de leur travail et la réciprocité. Tout cela fait qu’il est difficile de considérer que ces mots ne sont que les miens, qu’il s’agit d’un monologue ininterrompu. Ces notes ne sont pas compilées à la fin du livre : elles interrompent physiquement le texte pour appuyer et montrer mes relations [6]. Ces notes bâtissent un monde fait de penseurs et de penseuses que je respecte. En insérant les notes sur la page, je veux refléter le fait que les citations sont « des techniques de filtrage : comment certains corps occupent certains espaces en filtrant/excluant les autres », mais aussi des « technologies de reproduction : une manière de reproduire le monde autour de certains corps [7] ». Citer les savoirs de penseurs et penseuses noir es autochtones, de couleur, de genre féminin, LGBTQAI+, bispirituel les ou jeunes n’est qu’un aspect parmi d’autres d’une méthodologie anticoloniale qui refuse de reproduire le mythe selon lequel les savoirs, et plus particulièrement les sciences, sont le domaine réservé des hommes d’un certain âge à visage pâle. […]
Écrire un livre d’une manière queer et bispirituelle, c’est (je le pense et je le sens) un acte de coming in : une progression par cercles concentriques vers un sentiment d’appartenance, de partage, en gardant à l’esprit les comptes que l’on a à rendre – ce que j’opère en grande partie par le biais de mes notes de bas de page. »
Un peu plus loin Liboiron revient encore sur le rôle des notes de bas de page… dans la première note de bas de page de son Introduction :
Ami
e lecteur rice, merci de lire ce livre. Ces notes de bas de page sont un espace pour accueillir la nuance et la politique. Je les utiliserai pour déployer des protocoles de gratitude et de reconnaissance (que l’on pourrait aussi appeler des citations), pour communiquer des avertissements, pour prendre soin de mes lecteur rices (notamment en les prenant à l’écart pour bavarder ou échanger quelques blagues), mais aussi pour contextualiser, élaborer et situer mon travail. Les notes de bas de page soutiennent le texte au-dessous duquel elles sont placées, elles incarnent à la fois les épaules sur lesquelles je m’élève et les liens que je veux construire. Elles participent d’une volonté d’établir de bonne relations dans le texte et par le texte. L’un des principaux objectifs de Polluer, c’est coloniser est de montrer que la méthode est une manière d’être dans le monde, et que de telles manières sont intimement liées à des obligations : ces notes de bas de page sont une mise en action de cette idée. Merci à Duke University Press pour ces notes.
Vous aurez probablement compris que c’est moi qui souligne. Je trouve assez renversante cette façon d’exposer « l’un des principaux objectifs » du livre ainsi, au détour de cette première note de bas de page. Ce que Liboiron (j’ai déjà envie de l’appeler Max tout court tant iel nous accueille simplement et chaleureusement dans son livre, mais je ne sais pas s’il apprécierait, aussi je m’en abstiendrai) nous dit là, c’est que faire de la science comme iel l’entend, ce n’est pas se contenter de travailler au sein d’un laboratoire, d’un centre de recherche, d’une université ou même d’un « terrain » (terme qu’il récuse fortement – et justement ! – un peu plus loin dans le livre), mais c’est aussi prendre en compte toutes les relations qui forment le monde des chercheurs et chercheuses – autrement dit, ne pas considérer ce monde comme une collection d’objets à étudier/mesurer – ne pas « objectiver » ce que l’on étudie, sans souci des conséquences de pareille réification – mais nouer des rapports de coopération avec lui, ou mieux, peut-être, le « faire exister » et exister avec lui. Ne pas considérer qu’il était là, qu’il reposait là, voire qu’il gisait là de toute éternité, mais qui est vivant, qu’il bouge et que nous (y compris les chercheur
euses) bougeons avec lui. « World matters », en quelque sorte.Or la question de la pollution, ou plus exactement, la question des études sur la pollution et de leurs conséquences – principalement, ici, la colonisation – fournit un exemple flagrant de la perspective mortifère des sciences dominantes. Je vous vois sinon sursauter, du moins froncer les sourcils : comment ça, la colonisation serait une conséquence de la pollution ? Bon, d’accord, cela mérite d’être précisé – disons que ce livre nous enseigne que pollution et colonisation sont intimement associées. Son auteur
e le démontre dès l’introduction. Iel s’appuie à cette fin sur la théorie des « seuils de pollution » apparue dans les années 1930 aux États-Unis :[…] c’est sur les rives de l’Ohio que fut élaborée la conception dominante de la pollution environnementale aujourd’hui considérée comme un standard. Deux ingénieurs œuvrant dans le domaine [alors] tout récent du génie sanitaire, Earle B. Phelps et H. W. Streeter, (tous deux d’appartenance non marquée [8]), créèrent un modèle mathématique et scientifique pour décrire les conditions et les niveaux en deçà desquels l’eau (ou du moins, l’eau de cette partie de l’Ohio) serait capable de s’épurer par elle-même des polluants organiques qu’elle contenait [9]. Après avoir effectué des tests sous diverses conditions de température, de débit, de concentration de polluants et autres variables, les auteurs définirent l’autoépuration comme « un phénomène mesurable gouverné par des lois spécifiques et fonctionnant selon certaines réactions physiques et biochimiques fondamentales. Du fait du caractère fondamental de ces réactions et de ces lois, il [était] évident que les principes qui sous-tend[ai]ent le phénomène [de l’autoépuration] dans son ensemble [étaient] applicables virtuellement à toutes les masses d’eau polluées [10] ».
En plus de fournir une référence dans l’étude et la régulation des pollutions de l’eau, l’équation de Streeter-Phelps, comme on la désigne aujourd’hui, porte en elle-même une théorie de la pollution : il existerait un moment à partir duquel l’eau ne peut plus s’épurer par elle-même, et ce moment peut être mesuré, prédit et désigné sous le terme de pollution. La notion d’épuration sera plus tard remplacée par celle de « capacité d’assimilation », qui deviendra le terme consacré à la fois en sciences environnementales et dans les politiques publiques : on l’utilise pour désigner « la quantité d’effluents pouvant être déversée dans une masse d’eau sans occasionner d’effets écologiques délétères [11]] ». Depuis les années 1930, les réglementations fixées par les États du monde entier en matière d’environnement reposent sur cette logique de la capacité d’assimilation, selon laquelle une masse – d’eau, d’humains ou autre – est capable d’assimiler une certaine quantité de contaminants avant que ne se produisent des dommages scientifiquement détectables. C’est ce que j’appelle la théorie du seuil de pollution.
Il est peut-être temps ici de dire que Max Liboiron et ses collègues (et ami
es, si je comprends bien) mènent des recherches sur le plastique ingéré par les oiseaux et les poissons dans la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador.Les plastiques, eux, ne peuvent être assimilés dans l’Ohio à la manière des polluants organiques décrite par le modèle de Streeter et Phelps. Au moment où j’extrais de petits morceaux de plastique brûlé du gésier d’un mergule nain [12] dans mon laboratoire de sciences de la mer, le Laboratoire civique pour la recherche sur les mesures environnementales (CLEAR), la théorie du seuil de pollution tout autant que la pensée selon laquelle l’avenir du plastique réside dans les déchets m’apparaissent comme la manifestation de mauvaises relations. Je ne veux pas parler des mauvaises relations qui sont à l’œuvre quand une personne prise individuellement jette ses détritus dans la nature (pratique qui ne génère qu’une faible quantité de déchets en comparaison des autres flux de plastiques dans les océans, surtout ici, à Terre-Neuve-et-Labrador, un territoire pollué par le matériel de pêche et les eaux usées non traitées). Je ne parle pas non plus des mauvaises relations sur lesquelles repose le capitalisme, qui fait passer la croissance et le profit avant les coûts environnementaux (même s’il s’agit évidemment de relations déplorables). Je pense plutôt aux mauvaises relations à l’œuvre dans une théorie scientifique qui tolère l’existence d’une certaine quantité de pollution, et qui prend pour acquis l’accès aux Terres nécessaires à l’assimilation de cette pollution. Je parle donc de colonialisme.
Les structures qui rendent possible la distribution mondiale des plastiques et leur complète intégration dans les écosystèmes et le quotidien des humains reposent sur une relation coloniale au territoire – c’est-à-dire sur le présupposé que les colons et les projets coloniaux ont accès aux terres autochtones pour mener à bien leurs objectifs coloniaux et d’occupation.
C’est moi qui souligne. Ici est formulé l’argument essentiel du livre, résumé dans son titre. Et sans aucun doute (selon moi), il faut étendre ces « mauvaises relations à l’œuvre » non seulement aux terres colonisées au sens historique et politique du terme, mais aussi, à l’évidence, aux terres des pays colonisateurs – ainsi, si les îles antillaises ont été empoisonnées au chlordécone, il est tout aussi avéré qu’un certain nombre de cours d’eau, de nappes phréatiques, de terres sont empoisonnées en France « métropolitaine » – preuve menace d’en être donnée de nouveau ces jours-ci, si j’en crois les annonces de mobilisations tractorisées par les syndicats agricoles dominants (et dominés par l’industrie agroalimentaire) qui ne cessent de réclamer – et d’obtenir ! – des ajournements de mesures antipesticides, insecticides, fongicides et j’en passe, bref qui veulent continuer à empoisonner en rond.
Les lecteur
rices attentif ves auront peut-être sursauté en découvrant que l’auteur travaille dans un « laboratoire des sciences de la mer ». J’avais pourtant dit du mal auparavant des milieux fermés où s’exerce l’activité des sciences dominantes. Ce à quoi Max Liboiron répond que ses collègues et lui, au sein de CLEAR, s’efforcent « de pratiquer les sciences différemment en privilégiant une relation anticoloniale au territoire ». « Anti » (souligné dans le texte) plutôt que dé. Ce qui mériterait toute une explication. Elle vient au chapitre 3 de Polluer, c’est coloniser, auquel je vous renvoie. Je pense que ce serait trop long de m’aventurer encore dans ce développement-là. J’en donnerai seulement un aperçu à travers une citation qui vous donnera, j’espère, envie d’aller découvrir le reste de l’argumentation :À la différence de l’anticolonialisme, qui peut revêtir diverses formes, « la décolonisation implique spécifiquement la restitution aux autochtones de leurs terres et de leurs vies. La décolonisation n’est pas une métonymie de la justice sociale [13][…]. Est-ce que CLEAR fait un travail décolonial ? Est-ce que nous restituons des Terres et des Vies ? Parfois/peut-être, mais ce n’est pas la version que j’adresserais au grand public. Pour ce que j’en comprends, la majeure partie de l’action de CLEAR n’est pas décoloniale.
Effectivement, les travaux de CLEAR, même s’ils présentent différents aspects anticoloniaux (bien décrits dans le chapitre 3), comme, entre autres exemples, le fait de soumettre les projets de recherche, puis de publications, aux communautés concernées par ces projets à travers leurs relations avec les animaux visés par ces recherches (ainsi des pêcheurs et des poissons) et surtout de respecter leur avis, leur consentement ou leur refus, explicite ou non, ces travaux donc s’inscrivent aussi dans un cadre institutionnel – universitaire, académique. Il s’agit de poser les bonnes questions et de chercher à soigner les relations dans leur milieu, et cela est déjà de l’anticolonialisme. Quant à décoloniser, c’est encore une autre paire de manches…
Vous aurez compris, en tout cas, que j’ai été enthousiasmé par ce « discours de la méthode » qui m’en a plus appris, je crois, sur ce que c’est que la pollution, la science (ou les pratiques scientifiques) et encore plus sur les relations coloniales que bien d’autres livres savants. J’ajoute qu’il est écrit simplement, dans un langage très accessible et qu’il est plein d’humour. On ne s’ennuie pas une seconde en le lisant. Un grand merci à Max Liboiron ! (Iel dit souvent : « maarci ! » à celles et ceux qui l’inspirent et/ou avec qui iel travaille [14]) C’est pourquoi je vous le recommande chaudement.
franz himmelbauer, pour Antiopées, ce 10 novembre 2024.
Max Liboiron, Polluer, c’est coloniser. Traduit de l’anglais par Valentine Leÿs. Préface d’Isabelle Stengers et Alexis Zimmer. Éditions Amsterdam, 2024.