Politique de l’intérieur : avoir le « chez-soi » en horreur

Walter Benjamin à domicile

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

L’injonction à « restez chez soi » semble gagner en acceptabilité malgré les nombreuses personnes confrontées à la précarité, à la violence ou à la solitude en cette période de confinement. Alors que certain.e.s d’entre nous y trouvent des moments de lecture, de « créativité », de « retour à l’essentiel », tâchant par là de se rendre la situation désirable, on propose dans ce texte de briser l’imaginaire qui fait de l’intérieur un lieu sûr où l’on pourra s’épanouir pleinement. Que jamais plus, on ne se satisfasse du « cocoon ».

« Le caractère destructeur est l’ennemi de l’homme en étui. Ce dernier cherche le confort, dont la coquille est la quintessence. L’intérieur de la coquille est la trace tapissée de velours qu’il a imprimée sur le monde. Le caractère destructeur efface même les traces de la destruction » [1].

Benjamin et les fantasmagories de l’intérieur

La chose semble pour beaucoup entendue : l’effort demandé est collectif et permettrait de sauver des vies. Si la difficulté du confinement devrait aboutir à revoir en profondeur le dispositif lui-même, on ouvre des numéros verts pour répondre à la détresse. Mais force est de constater que la remise en cause des modalités du confinement peinent à s’imposer quand surgit l’injonction au « chez-soi » répétée ad nauseam.

Elle est notamment soutenue par la mise en route d’une imagerie du retranchement face à la maladie dans un lieu originaire, propice à « retrouver le sens de l’essentiel » selon les mots d’Emmanuel Macron. S’y joignent alors de vagues incitations à profiter du bienfait d’être enfin « chez-soi » – confort. Ce terme, Walter Benjamin le soulignait, « signifiait autrefois, en anglais, consolation (Conforter est l’épithète de l’Esprit-Saint, Consolateur) ; puis le sens devint plutôt bien-être ; aujourd’hui, dans toutes les langues du monde, le mot ne désigne que la commodité rationnelle » [2]. La critique de la consolation s’inscrit dans l’analyse benjaminienne du logement privé – chaque objet même le plus trivial qui s’y trouve est alors une trace (Spur) [3], une marque ou un indice que Benjamin ausculte – qui révèle le caractère fantasmagorique de la société capitaliste et de la conscience bourgeoise en particulier. Par quoi il faut comprendre que celle-ci se trouve être prise dans une sorte de fantasme collectif, un rêve refoulant la réalité des rapports sociaux : le rêveur se meut alors dans un espace au sein duquel la brutalité capitaliste est, en apparence, hors-jeu. Dans cette fausse conscience se cristallise une série de mythes convoquant le passé sur un mode originaire, anhistorique. Tel est le cas quand, dans cet espace pénétré par la marchandise et le social qu’est l’habitation, on fantasme le retour à soi en composant un monde « authentique », où l’on pourra être « vraiment nous-mêmes ». Le sens de la démarche de Benjamin est alors de faire sauter ces derniers archaïsmes propres à la société capitaliste en mettant au jour les tensions qui s’y trouvent à l’œuvre. Il porte son regard pour cela jusqu’à nos espaces quotidiens et intimes [4].

L’importance du « chez-soi », de l’intérieur comme intériorité est, en réalité, historiquement déterminée [5]. Benjamin note que le XIXe a particulièrement insisté sur le caractère d’alcôve que prenait alors l’habitat. L’intérieur bourgeois est alors qualifié comme un étui :

Le XIXe siècle a été, plus qu’aucun autre, lié à l’habitat. Il a conçu l’appartement comme un étui [Futteral] pour l’homme et l’a encastré là-dedans avec toutes ses possessions si profondément que l’on croirait voir l’intérieur d’une boîte à compas dans laquelle l’instrument est logé avec tous ses accessoires dans de profondes cavités de velours [6].

Dans ce cadre, l’extrême minutie, la dissémination de traces personnelles et l’exotisme qui guidaient la décoration d’intérieur de l’époque ne pouvaient lui apparaître que comme le paroxysme du mauvais songe bourgeois en quête d’authenticité : « le particulier qui ne tient compte que des réalités dans son bureau demande à être entretenu dans ces illusions par son intérieur. Cette nécessité est d’autant plus pressante qu’il ne songe pas à greffer sur ses intérêts d’affaires une conscience claire de sa fonction sociale » [7]. Comprenons par là que l’extrême désintérêt de la bourgeoisie pour sa domination effective dans le monde économique se redouble d’un masque ornemental et privé où la violence est refoulée pour faire place à un monde intérieur où l’altérité est ramenée à soi, dominée, conquise, apprivoisée, fantasmée – collection. En deux mots, l’habitat se trouve constituer des alibis dans l’espace et le temps qui camouflent la violence qu’exerce le propriétaire comme tel [8]. Ce phénomène, Benjamin l’aperçoit également au XXe mais convoquant d’autres images de rêve. Bien sûr, l’architecture moderne a ouvert ses recoins, a fait rentrer de la lumière et exposé jusqu’à ses procédés techniques. Le modern style se masque les rapports sociaux sous régime capitaliste dans une authenticité fantasmée sous des formes nouvelles : « dans ses motifs floraux hiératiques [il] fut la dernière tentative de faire de la ville un ’foyer pour êtres humains’, une alcôve géante où l’intériorité aurait été reine » [9]. Dernière tentative ? La liasse S du Livre des passages, consacrée au modern style, fait preuve d’un certain optimisme technique : « la bourgeoisie sait qu’elle n’a plus longtemps à vivre » [10]. Pour le dire vite, l’exposition de la domination technique, son caractère reproductible dans l’architecture moderne et dans l’art en général a, selon Benjamin, pour corrélat la diminution drastique de l’espace du fantasme. Le réveil de la société semblait se profiler. On s’apercevrait bientôt de la mascarade qui se jouait en continu et, dans cette conscience claire, le prolétariat trouverait enfin la force d’abolir la domination capitaliste. Une perspective dialectique aussi optimiste quant à la technique comme destructrice de l’intériorité et des derniers soubresauts de l’aura n’est plus tenable. Les derniers textes de Walter Benjamin semblent d’ailleurs, face à la catastrophe, l’abandonner au profit d’un pessimisme combatif [11].

On l’aura compris, le point est crucial ici est dans la reprise sui generis de la théorie du fétichisme de Marx et du fantasme de Freud par Benjamin sous le concept de fantasmagorie. Précisons encore pour être tout à fait clair. La projection du domicile comme de purs espaces personnels, façonnés par les individus dans une volonté d’authenticité – le propre de la fantasmagorie étant de constituer des images en tension en portant la trace de ce qu’elles fuient – s’opère à la fois par une abstraction du social au cœur de la matérialité (fétichisme) et par un refoulement des contradictions qui apparaissent à leur conscience : « il ne sera guère possible de répondre autrement à la question : ’comment s’engendre [entsteht], des contradictions économiques d’une situation, sa conscience inadéquate ?’ que par le schéma du refoulement [Verdrängung] » [12]. Un des intérêts des matériaux du Livre des passages est donc de mettre au jour l’espace fantasmagorique de nos intérieurs qui, dans le refoulement, mêlent à la fois l’ici et l’ailleurs, le nouveau et l’originaire. On trouve ici, et de la même manière que pour L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, la conviction que l’heure n’est pas au retour à l’authentique mais à sa destruction pour de bon.

Le confinement comme retour à l’origine

Que tirer de ces réflexions à l’heure du confinement ? Notons d’emblée qu’il ne s’agit pas de faire de la période un symptôme d’individualisme buté mais, comme l’a suggéré Agamben [13], une forme de massification, laquelle ne tient, à notre sens, que si l’espace du confinement se pose comme intimité et protection de la maladie. Enfin, force est de constater qu’on ne trouve pas réellement de pensée critique et matérialiste équivalente à la suite de Benjamin sur la question de la fausse conscience dans la vie quotidienne. On doit noter que par bien des aspects, on rejoint les inspirations lukacsienne du situationnisme, de Lefebvre, de la critique de la valeur, tout en se méfiant des tendances à réinvestir le champ lexical de l’authenticité pour mieux critiquer les mensonges de la société sur elle-même.

Du fait de ces difficultés, et sans prétendre livrer une théorie dialectique du refoulement en période de confinement, on proposera modestement une série de remarques et d’hypothèses sur la manière dont se construit actuellement tout un discours de l’intériorité vraie et de l’authentique. L’ampleur du phénomène est d’autant plus grande que la consommation se réduit aux marchandises alimentaires et « essentielles ». Les fantasmagories qui nous hantent aujourd’hui, animées d’une mystique du désœuvrement qui rend à certain.e.s désirable l’état des choses, s’appuient sur l’apparente sobriété matérielle de la situation – un excellent article sur ce site revenait d’ailleurs sur le mauvais messianisme polluant les aspirations réelles à la rupture révolutionnaire [14].

En tête pour ériger la superficialité en profondeur, les mots d’ordre de la psychologie la plus vulgaire du retour à soi, du recentrement sur l’essentiel et ses possibilités. Elle peut compter sur une diffusion mass-médiatique : « On va avoir le temps de faire, de défaire, d’imaginer, […] je pense que c’est une merveille et que ça peut changer les choses, pour le mieux » [15]. Flagrant de bêtise, grossier au point d’avoir envie de défoncer son casque et son écran ? Peut-être. Mais on se surprend tout de même à s’intimer à « profiter du confinement » dans une série de « retours » à ce qui nous importe vraiment : bonheur de quitter la sphère marchande pour sa bibliothèque, sa cuisine ou éventuellement son potager. Illustration anodine (mais, rappelons-le, c’est le propre de la fantasmagorie que de se nicher au cœur du trivial), les jardineries à nouveau ouvertes en France et en Belgique font l’objet « d’une ruée » selon BFM, « le signe d’un mal-être » explique un pépiniériste à Ouest France. Les exemples sont nombreux qui chaque fois jouent sur le registre du retour à la terre, s’alimentant d’un imaginaire de la lutte du sain contre l’artificiel et le superflu. On trouve une consolation à l’histoire dans l’histoire naturelle : oserait-on le rapprochement avec Benjamin lorsqu’il voyait la place alors nouvellement offerte au cours du XXe siècle à la végétation trouvait sa source dans la vieille image d’une nature originaire [16] ?

D’origine, il en est encore question aussi dans la famille, seule sphère sociale accessible, instituée comme essentielle et vendue dans sa version la plus bête : « retrouve enfin le lien avec tes géniteurs ou tes gosses » [17]. L’alternative semble donc se poser pour beaucoup entre la domestication familiale ou la vie en solitaire [18]. C’est forcé et, sans avoir le nez fin, on sentait déjà de plus en plus le cantonnement au domicile se marquer – profitez de votre carré d’herbe puisqu’on vous dit que vous serez livrés à domicile ! Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que chacun est replié sur lui-même, mais d’insister sur la manière dont notre sédentarité effective et paradoxalement renforcée par la technique [19] se double d’un imaginaire du « chez-soi » où l’on accède au confort. À cela s’ajoutent l’asservissement et l’assujettissement aux écrans tant pour le travail que pour le loisir. Ce sont ces mêmes écrans par lesquels on essaie de sauvegarder nos relations. En période de confinement – c’est loin d’être satisfaisant malgré l’instantanéité des voix qui échangent –, on rejoue les anciennes interactions comme des mauvais mimes, toujours en décalage. L’apéro en ligne mêlant l’ici et l’ailleurs, l’absolument moderne et « le bon vieux temps » ; paradigme de la fantasmagorie benjaminienne ? Que le domicile prenne une place sans cesse plus grande, renforce sans doute la nécessité d’y faire son nid par une série mythifications établies par la multiplication de traces faussement personnelles, la résurgence ou la perpétuation d’éléments perdus. Nageant en pleine fausse conscience, on pourrait se demander avec Debord dans quelle mesure il n’y pas là qu’un « désir de dormir » [20] ?

Du balai

Est-ce à dire que nous sommes tou.te.s hanté.e.s par la bourgeoisie comme classe universelle [21] ? On peut en tous cas affirmer que sortir du bien-être grappillé par une personnalisation de l’espace et le maintien des relations « comme avant » est absolument nécessaire. Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourra regarder ce confinement en face comme ce qu’il est : une disposition invivable sous la modalité rigide et autoritaire qu’elle prend en France, induisant une subjectivation inquiétante. Que nous reste-t-il une fois notre cocon abattu sinon le seul désir de sortir du quiétisme dans lequel nous sommes poussé.e.s ? Loin de se satisfaire de nos murs, on aimerait faire de la place, « non par amour des décombres mais par amour du chemin qui les traverse ». Le caractère destructeur doit être embrassé alors même qu’on nous invite, si possible en famille, à cultiver l’inoffensif. Ce n’est qu’à se défaire nous–mêmes d’un regard mythifiant nos espaces et nos pratiques « privées », qu’à détester le confort qu’elles semblent nous offrir, en ouvrant la possibilité d’une réflexion sur nos manières d’habiter en commun, qu’on pourra articuler demain une politique communiste nécessitant, à coup sûr, un déblayage massif.

[1Benjamin W, « Le caractère destructeur », Œuvre II, Paris, Gallimard, 2000, p. 331.

[2Benjamin W., Livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 2009, p. 243. (Noté à présent LP).

[3Entendons par là que la marchandise ou l’objet se voit recouvert d’une certaine aura, d’une volonté d’authenticité. Pour être plus précis mais bien moins clair, on renverra à ce passage ou Benjamin décrit la trace comme aura inversée de la chose laquelle est l’objet d’une appropriation ou d’une proximité : « Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. », LP, p. 464.

[4Dans sa manière d’accentuer les tensions au cœur du réel le plus trivial, on repère la proximité que Benjamin entretient avec le mouvement surréaliste.

[5Benjamin établit une difficulté dans l’étude de l’habiter (das Wohnen) qui résulte du fait qu’il est déterminé historiquement mais contient tout autant une dimension originaire maternelle, utérine typique de la psychanalyse œdipienne – il conviendrait d’en faire la critique mais cet article n’est pas l’espace pour y procéder.

[6LP, p. 239.

[7LP, p. 52.

[8LP, p. 236 et p. 240.

[9Berdet M., « Mouvement social et fantasmagories dans Paris, capitale du XIXe siècle. La démarche historico-sociologique d’un chiffonnier », Thèse de doctorat en sociologie préparée sous la direction d’Alain Gras, Universités Paris I Panthéon-Sorbonne (CETCOPRA) et Paris VII Denis-Diderot (ED savoirs scientifiques).

[10LP, P. 574.

[11Cf. notamment Benjamin W, « Thèses sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.

[12Benjamin W, « Un marginal sort de l’ombre », Œuvres II, op. cit., p. 185.

[15Pour vous, on s’est infligé quelques podcasts France Culture avec des « personnalités » en confinement. On a même été jusqu’à mettre notre nez dans les pages « bien-être » de France Inter.

[16LP, 244.

[17Là encore pensée largement diffusée à l’image de la sociologie rance de François de Singly.

[19Hartmut Rosa parle de notre connexion avec le monde via internet comme une « immobilité fulgurante ». Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, p. 29.

[20Debord G., La société du spectacle, chap. 1, §21.

[21Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari faisaient de la bourgeoisie la seule classe effective en ce sens qu’elle est véritablement une classe constituée qui donne l’exemple et la marche à suivre, transforme et oriente le désir de tous : rompre avec cela, devenir-minoritaire, suppose donc une rupture qui est, même pour le révolutionnaire, difficile.

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