Poème en uniforme - Ernest Adil Juux

« suis-je encore tout à fait conforme au droit. »

paru dans lundimatin#209, le 23 septembre 2019

Alors que pour le 45e week-end consécutif, la police française vient de réprimer les manifestations de rue contre le gouvernement, la revue Pli nous fait parvenir ce poème fort à propos d’Ernest Adil Juux.

Poème en uniforme

serais-je suffisamment légitime pour,

parler des membres manquants,
des visages tuméfiés,
des crânes brisés,
des mâchoires percées,
des commotions sur les corps,
des complications,
des chairs traînées sur le gravier,
des peaux défaites,
des globes oculaires explosés,
des mains arrachées,
de la couleur et de l’épaisseur du sang,

serais-je suffisamment légitime pour,

parler des morts et des gisants,
de mon salaire de mes vacances,
des écussons que j’arbore,
des jeux de tir auxquels je m’adonne,
des pouvoirs que l’on m’octroie,
pour ne pas trop suruser des armes que l’on me donne,
pour tenir la fonction,
le rôle la représentation et les murs,
d’une entreprise gouvernementale qui chute,

serais-je tout à fait légitime pour,

dissimuler mon matricule,
taire la manière dont on fabrique les faits,
informer des récits que l’on monte,
pour préparer ou couvrir,
constater les pièces manquantes,
l’énième simulacre d’une enquête,
recoupant les sources blanchissantes,
qui profilent l’ennemi en devenir,
le dommage collatéral à conviction,

légitime pour,

dire la sommes de nos petits arrangements,
de l’enfermement des individus dans des cages,
des tendons lacérés,
des carotides écrasées,
des souffles coupés,
des spasmes avant la mort,
de cet ensemble d’organes maintenus
et de ce corps qui sursaute,
avant de disparaître au fond de l’eau,
semblable à la marchandise proscrite,
que nous détournons puis revendons,
de nos fins de mois et du treizième,
des petits services que l’on se rend,
et des sévices que nous infligeons,

serais-je tout à fait légitime pour,

parler des morts que nous foulons,
des moyens lourds dont nous disposons,
des existences que nous disons indésirables,
d’une justice toute variable que nous appliquons,
couverts par la plus haute des hautes autorités de l’abstraction,

parler du jeu que nous entretenons avec l’employeur,
à servir le commandement que nous nous octroyons,
mentir et démentir les faits,
jouer des chiffres et des rapports,
garder le silence et l’anonymat,
mon matériel de fonction,
fonction de mon arbitraire,
létale et mutilant,

légitime pour,

nier les morts que je provoque,
sommer les tirs que je cumule
jouir des artères que je sers,
rire des cheveux que je tire,
être médaillé des os que je fend,
accoutré des costumes que l’on me prête,
comme des intentions de paix
auxquelles on croit que je m’emploie

la loi c’est la loi est ce que je dis
les ordres sont les ordres est ce qui me couvre
j’aime le jeu j’aime gagner,
peu importe les vies brisées,
peu importe les droits rompus,
à la fin du mois j’encaisse,
ma passion c’est de cogner appareillé,
cogner tout ce qui ne me va pas,
désormais ici la loi c’est moi,

qu’on me ferme ces frontières,
qu’on me vire tous ces pédés,
qu’on me taze ces merdeux,
bouffeurs d’herbe, branleurs de queues,
les étrangers, les assistés, les basanés,
les intellos, les poètes, les crasseux,
j’ai la fonction et le poste,
les recharges et le ceinturon,
en service et hors service,
les névroses et les patholgies,
les louanges et les honneurs,

suis-je encore tout à fait conforme au droit.

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