Plutôt pirate que vigile

Bernard Chevalier

paru dans lundimatin#451, le 12 novembre 2024

Comment dans le quotidien de nos vies éprouvons-nous l’injonction sécuritaire et tout ce qui va avec d’humanité suspicieuse , conformiste, délatrice ? A quel point de lâcheté, de soumission répond le désir de se plier aux exigences folles de l’ordre à tout prix ? Illustration a minima à travers le récit d’un simple refus de céder au n’importe quoi érigé en règle de comportement social. 

Pas très fun de vendre ses bouquins chez Gibert. On en attend beaucoup de nos petits trésors, on les empile dans un sac et on rêve d’espèces sonnantes et trébuchantes comme Perrette et le pot au lait. Et patatras ! On vous en reprend mais si peu, et pour si peu... La froide et invisible main du marché ne fait pas de cadeaux.

Misère de l’économie, économie de la misère, économie misérable de la marchandise en bout de course.

Bref, hier, je déboule sur le boul’mich en vélo avec un sac à dos chargé de bouquins. Par chance, pas grand monde sur le trottoir de la rue Pierre-Sarrazin dans la file d’attente de personnes venues arrondir leur fin de mois difficile : des jeunes mais surtout des personnes âgées, des intellectuel.le.s déclassé.e.s , des profs retraité.e.s, des gens ayant assez de temps à perdre en transport et attente pour tenter de grapiller quelques sous.

On est là, comme à la soupe populaire, à attendre notre tour quand surgit un grand type dégingandé à la chevelure hirsute. Il remonte la file avec deux bouquins à la main demandant à chacun.e d’une voix gênée et confuse si l’on accepterait de les vendre à sa place parce que sans carte d’identité « Ils ne voudront pas ». Personne ne lui répond , les têtes se détournent. Je fouille dans mes poches pour l’aider directement ce qui serait plus simple mais je n’ai pas un kopeck alors je le laisse filer penaud, déçu et plus misérable qu’avant s’il est possible.
Misère de misère
Devant la barrière, un agent de sécurité, racisé comme dab, gère les flux d’entrées et de sorties et nous fait avancer au compte goutte à l’intérieur. L’air est frais et j’ai gardé mon casque sur la tête. A peine rentré dans le comptoir de vente, l’agent vient me voir et me demande de retirer mon casque.
— Hein ? Pardon ? Et pour quelle raison ?
— Parce que c’est le règlement.
— Le règlement ? Mais quel règlement ? De qui ?De quoi ?
— Moi j’y suis pour rien, c’est le règlement, c’est comme ça.

Je n’en reviens pas. Le ton monte, le mien surtout.
— Ben non, monsieur, je vais garder mon casque parce que comme vous je n’ai pas un cheveu sur le caillou et qu’il me tient chaud à la tête. Et aussi parce que je trouve qu’il me va bien ce casque tout rond ; en plus, il rappelle ceux que portaient les étudiant.e.s en 68. Ça dérange en quoi au juste ?
L’agent , qui n’a ni une bouille ni un physique de méchant , me regarde surpris et lâche alors le mot Vigipirate comme un sésame salvateur et sans appel. J’explose.
— Vigipirate ??? Rien que ça ? C’est une blague ou quoi ? Y aurait une bombe sous mon casque ?
Je retire mon casque et l’agite pour montrer qu’il ne planque aucun engin détonateur, aucune dynamite, aucun pain de plastic. Derrière moi, je sens que l’on s’impatiente. Une femme entre deux âges me sourit bêtement d’un air coincé de traître. Plus loin, deux sexagénaires soutiennent la demande de l’agent. L’un d’eux, s’adresse à moi sur un ton courtois qui me glace :
— Permettez moi, monsieur, de vous dire que vous ne parlez pas correctement à l’agent qui lui vous a fait part poliment de sa requête, une requête au demeurant parfaitement recevable ; vraiment vous devriez respecter le règlement et retirer votre casque.
L’autre , gros lâche, l’approuve sans me regarder. Tout juste s’il ne le remercie pas d’avoir exprimé ce que tout le monde pensait tout bas. Enervé, je laisse tomber les camarades vendeurs et me tourne vers les employé.es planqué.e.s derrière le comptoir. Je les apostrophe :
— Vous qui êtes de la maison vous pouvez m’expliquer le rapport avec Vigipirate ? Mon casque sans visière c’est comme n’importe quel chapeau bonnet ou casquette : il ne dissimule rien de mon visage. Alors quoi ?
Gêne et silence. Tous.tes piquent du nez sans répondre. Je m’adresse alors au plus jeune, en boulot d’étudiant sans doute.
— Et vous ? Vous trouvez normale cette demande ? A ma place vous le retireriez votre casque de vélo ?
Hyper mal à l’aise, le mec me répond en bredouillant qu’il n’est pas payé pour s’occuper des questions de sécurité.
— La sécurité ? Mais de quoi parlez vous ? Je menace qui avec mon masque ? Sécurité ? Mon cul oui ! C’est de l’excès de zèle complètement con, de l’abus pur et simple d’autorité, d’ordre, de... je ne sais même pas de quoi mais en tout cas c’est trop.
Et, m’adressant à tous.tes, je pète direct un câble et me mets à hurler :
— Pourquoi vous fermez vos gueules ? Vous avez peur de quoi ? D’être complice d’un refus d’obtempérer ? Honte à vous ! L’état d’exception a tellement pourri vos têtes que ça me fout vraiment la trouille. Ciao je me casque. Et Fuck Vigipirate ! Et sur ces mots, je remets crânement mon casque sur la tête et ressors en poussant violemment la porte.

Dehors, un vieux noir attend les retours des invendus au milieu de sacs remplis de bouquins. Il m’explique que c’est une collecte pour financer des écoles en Afrique. Mais c’est bien sûr ! Ah ah ah ! Bon, je ne discute pas et je lui file tout le contenu de mon sac. En opérant le transvasement, on se retrouve à papoter. Ça m’apaise. Je me doute bien que j’entretiens là l’ultime maillon du cycle des bouquins d’occase, mais entre lui et moi pas de rapport d’argent. Je donne, il prend. Ça repose.

Bernard Chevalier
Photo : Bernard Chevalier ( performance de Simmon Ballagny)

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