Plutôt morts que vifs

SDF, de l’invisibilisation à l’élimination

paru dans lundimatin#477, le 27 mai 2025

Macron, candidat, s’était engagé à ce que plus une seule personne ne dorme dans la rue à la fin de l’année 2017. Estimé aujourd’hui à 350 000 [1] le nombre de sans-abri a plus que doublé en dix ans : un bug sans doute dans l’algorithme du ruissellement de la start-up nation. Conséquence : le nombre de morts dans la rue augmente lui aussi sans cesse passant de 510 en 2017 au chiffre tristement record de 855 en 2024. Le Collectif les Morts de la Rue [2] leur rendait un hommage national le 20 mai dernier, à Paris, en haut du Parc de Belleville. Nous nous y sommes rendus. Témoignage de ce moment fort et, au-delà, quelques réflexions et analyses sur fond un brin vénère.

Benjamin, 29 ans , le 7 juillet à Lens
Mekki, 49 ans, à Paris 14e
Bernard Coutant, 61 ans, le 12 juin à Bourg-lès-Valence
Une femme , en juillet, à Gravelines
Natacha, 22 ans, le 7 juillet aux Fins
Un homme, 50 ans environ, le 5 juin à Montataire
Mohamed, 29 ans, le 25 mars à Aubervilliers
Céline, 32 ans, le 13 mars à Grenoble
N’Garseina Blaise, 69 ans, le 30 juin, à Paris 13e
David , dit « Pompon », 45 ans, le 16 juillet à Dunkerque
Akossi Netbache dite « Gloria », 43 ans, le 16 juillet, à Paris 10e
Miche, 57 ans, le 22 juillet à La Madeleine
Une enfant, 13 ans, le 16 janvier à Paris 19e
Moussa, 41 ans, le 23 juillet à Chatou
Jean-Marc Eboe, 73 ans, le 20 janvier à Paris 16e
Khadija, 54 ans, le 20 janvier, à Montfermeil
...

Comment ne pas être ému à la lecture des 855 noms (ou comment dire : traces ? ) des morts de la rue par des responsables d’associations et d’institutions comme France terre d’Asile [3] face à un mur tagué Vivre à la rue tue ? Ces morts, comme chaque année, le Collectif a réussi à les identifier pour la plupart car il y a aussi ces anonymes dont on ne sait strictement rien, si ce n’est le lieu et le moment de leur fin de vie : un homme, une femme, une enfant, un point c’est tout. Poignant. Et comment ne pas saluer le travail de fourmi des bénévoles du collectif consistant à recenser, identifier les morts isolés et à assurer l’accompagnement de leurs obsèques grâce à une convention avec la Ville de Paris [4] ?

L’essentialisation demeure troublante aussi . Ces « morts de la rue » qui ont eu des vies sociales, familiales, amoureuses - chacun.e était quelqu’un.e, rappelle des affiches- ne sont plus qu’une catégorie de sans-vie dont on ne sait rien d’autre qu’ils seraient des morts de la rue comme si la rue était mortelle en soi , comme si elle était un fléau disons naturel : la rue monstre froid dévorateur de zombies. Oui, bien sûr, dire « de la rue » et non « dans la rue » est une façon de nommer la violence et l’exclusion sociale dont ces SDF ont été victimes dans l’espace urbain et qui expliquent leur mort prématurée. J’aurais préféré néanmoins « dans la rue » : c’est-à-dire aux yeux de tous.tes, visibles, ô combien, mais que l’on ne veut ni voir ni secourir parce qu’ils font tâche au décor gentrifié de nos villes. Des sujets sociaux, localisés comme tout un chacun mais ignorés voire chassés par les pouvoirs publics sur fond « d’indifférence sociétale » comme l’exprime le Collectif.

La juste et nécessaire réparation symbolique à travers les hommages et l’accompagnement des obsèques , qui ne se réduit pas, du moins pour un grand nombre d’acteurs de la solidarité à une démarche purement humanitaire et dépolitisée, laisse malgré tout un amer sentiment d’injustice et n’empêche pas la colère. Comment en est-on arrivé là ? A ce que des hommes, des femmes, des mineur.es, migrant.es ou pas, connu.es ou pas dans nos quartiers de vie finissent par crever sur nos bords de trottoirs, dans nos parkings, dans nos squares publics ? Et, sans même invoquer les solutions radicales du grand soir ou de la révolution communaliste abolissant le système générateur de ces fins de vie abandonnées et misérables, qu’en est-il du souci des sans-abri de leur vivant alors qu’on assiste à un déploiement de plus en plus invasif de dispositifs divers visant à les chasser des centres ville , sans même parler leur expulsion pure et simple comme à l’occasion des JO ? Et comment les acteurs de la solidarité vivent-ils cette situation qui ne cesse de s’aggraver ?

J’ai ainsi interrogé de façon, j’avoue, un peu provocante le Collectif leur demandant si leur partenariat avec la mairie de Paris « qui pose des pique anti-SDF un peu partout dans la ville » ne leur posait pas problème. « Nous sommes bien évidemment indignées, de la même manière que vous, par les dispositifs anti-SDF, m’a t-on répondu. Nous étions d’ailleurs présentes lors de la déambulation urbaine organisée par La Cloche [5] pour les soutenir. Dénoncer les dispositifs anti-SDF (parfois installés par les copropriétés et pas uniquement par les mairies) est essentiel, mais reconnaître aussi le travail accompli avec la Mairie de Paris sur l’accompagnement des funérailles des personnes mortes isolées ou mortes de la rue est fondamental pour nous aussi. Nous travaillons à échelle nationale, et souligner le travail accompli et les bonnes pratiques à Paris, en lien avec la Mairie de Paris nous permet aussi de montrer à d’autres communes et à d’autres associations locales qu’un accompagnement digne pour toutes et tous est possible. » Insatisfait de la réponse qui botte pour le moins en touche, j’ai réitéré ma question. La réponse cette fois-ci fut brève : « Nous concilions cela en travaillant avec les associations d’aide aux personnes en situation de précarité. Nous ne voulons pas nous substituer aux autres associations ou structures mais travailler main dans la main. »

Mais dans ma grande naïveté que pouvais-je bien attendre d’autre comme réponse ? A la différence des multiples comités locaux et associations diverses fédérées en partie par l’association le droit au logement ( DAL) [6] , le Collectif n’est évidemment pas une structure militante. Comme la majorité des associations humanitaires, caritatives, réparatrices des multiples fractures du lien social, son action se fonde sur un citoyennisme moral assez loin de tout projet de transformation politique et sociale. Et ces ces associations, à plus forte raison lorsqu’elles sont reconnues d’utilité publique, entretiennent de nombreux liens avec les pouvoirs politiques locaux et nationaux dont certains les subventionnent, leur facilitent le travail, voire sous-traitent avec elles certains services d’aide sociale à travers des accords, des agréments, des partenariats divers et variés. Ce qui ne veut pas dire que les associations n’exercent pas à leur niveau leur pouvoir d’influence en tentant de sensibiliser les politiques à l’aide sociale des sans-abri. Ainsi, le 20 mai, le Collectif avait invité à sa cérémonie d’hommage des élus municipaux dont Ian Brossat, responsable des logements sociaux à la mairie de Paris. Bref, entre le tissu associatif et celui du politique, au niveau local comme national, il y a un consensus et on travaille ensemble. Enfin, chaque association est spécialisée sur un segment bien précis de la chaine d’action à mener ( accompagner les obsèques , faciliter l’accès au logement, la réinsertion sociale, l’aide alimentaire etc.). Cette division du travail, facteur sans doute d’efficacité, ne facilite cependant pas la vision globale et donc la force d’intervention globale du secteur impliqué auprès des politiques.

Sur le sujet sensible qui nous occupe , à savoir les dispositifs anti-SDF, La fondation pour le Logement des défavorisés (ex Abbé Pierre) est la structure qui est allée le plus loin. Depuis 2017, elle alerte sur l’installation de dispositifs anti-SDF, qui se multiplient partout en France : pics, barreaux, grilles, rochers, arrêtés anti-mendicité, anti-bivouac…Après avoir mené une vaste campagne de recensement et de cartographie de ces dispositifs anti-SDF [7] , elle réunit depuis 2019 un jury d’experts pour élire les pires dispositifs dans plusieurs catégories ( « Sang scrupules », « L’imposteur », « Ni vu ni connu », « Bouge de là », « C’est pas mieux ailleurs », « Le clou ») à l’occasion d’une cérémonie Les Pics d’Or animée en 2024 par Guillaume Meurice [8]. Dénoncer , sensibiliser, médiatiser c’est bien , mais encore ? Cela sera t-il suffisant pour freiner une vague de fond qui traduit la mutation de la cité vers un modèle de ville libérale ? La mise en perspective dressée par Laurence Boccara, journaliste et autrice d’une thèse de doctorat de géographie sur « La gestion des indésirables dans l’espace public » [9] , permet d’en douter. « Dans un contexte de forte concurrence entre grandes capitales mondiales, rappelle t-elle, les cités se doivent d’être innovantes, attractives, intelligentes, de jouer la carte de la technologie, de la qualité de vie, du bien-être, des espaces verts et, surtout, de la sécurité. C’est cette image qu’il s’agit de construire et de vendre pour attirer investisseurs, classes créatives, touristes, etc. Mais il y a des individus, des comportements, des existences qui ne cadrent pas avec l’image que les métropoles souhaitent donner d’elles-mêmes. C’est, bien entendu, le cas des sans-abri. C’est donc d’abord pour des questions d’image que les villes recourent à l’architecture hostile et aux stratégies anti-SDF. Leur présence n’est plus souhaitée dans le paysage urbain moderne, remodelé et toiletté. Ils deviennent d’autant plus des cibles qu’ils sont géographiquement « mal placés » : « à la “pliure” entre l’espace public et privé, là où la façade rencontre le trottoir », relève une autre géographe Chantal Deckmyn [10] . » .

Cette violence silencieuse due à la prolifération d’un mobilier urbain dissuasif et défensif n’est pas que l’apanage des municipalités et des propriétaires immobiliers privés (copropriétés, bailleurs sociaux, commerçants...) mais aussi des organismes gérants des espaces ouverts au public comme la RATP et la SNCF. A cet égard l’évolution de l’espace publique des gares parisiennes est spectaculaire puisque « ce dernier s’est en quelques années transformé en espace privé à usage public ». Et cet urbanisme non inclusif / agressif ne vise pas que les SDF mais aussi d’autres populations (d’inactifs ?) comme les jeunes et les personnes âgées qui aiment à se rencontrer à l’exterieur. Laurence Boccara note cependant quelques avancées permettant de retrouver une certaine forme de bienveillance comme à Montreuil ou à Paris lors de la reconfiguration de la place de la république. Elle rapporte aussi que les concepteurs des futures gares du Grand Paris ont plaidé en faveur de la création de mobilier urbain plus nombreux et plus accessible.

Ces quelques avancées feront-elles école ? Laurence Boccara veut y croire non sans avoir rappelé au préalable deux lois clefs gouvernant les politiques urbaines qui inciteraient plutôt au pessimisme. La première renvoie à la loi pour la Sécurité intérieure (LSI) défendue par Nicolas Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur et votée le 18 mars 2003. Une loi musclée conçu pour lutter contre la délinquance, la criminalité et l’insécurité et qui dote la puissance publique d’un arsenal complet de mesures permettant de mener la vie dure aux personnes à la rue , aux mendiants, aux prostitué.es et de aux rassemblements devant les halls d’immeuble… Les villes ont ainsi toute latitude pour prendre des arrêtés municipaux en tous genres : anti-mendicité, anti-alcool, anti-punk, anti-chien… « L’objectif de tels arrêtés est clairement d’exclure les plus précaires du paysage urbain », juge la géographe Murielle Froment-Meurice »

La deuxième loi , également soutenue par Nicolas Sarkozy et adoptée quelques mois avant la LSI, est la loi d’orientation et de programmation pour la Sécurité intérieure du 29 août 2002 qui met à la disposition des collectivités locales un outil dit de « prévention situationnelle ». Développée aux États-Unis dans les années1950 par l’architecte et urbaniste Oscar Newman, cette doctrine s’est ensuite diffusée en Europe. Elle repose sur l’idée que la conception architecturale et environnementale joue un rôle crucial dans l’augmentation ou la réduction de la criminalité. « Considérée comme un moyen efficace de prévention de la délinquance, – l’idée est de dissuader les auteurs d’actes malveillants de passer à l’action sans recourir à la force –, c’est devenu un levier d’action pour remodeler la ville et repenser son organisation spatiale avec une vision sécuritaire et une volonté de contrôler les activités sociales qui s’y déroulent. Comment les principes de cette doctrine se traduisent-ils sur le terrain ? Par exemple, en amont de la construction d’un nouveau quartier ou d’une opération de renouvellement urbain, les municipalités doivent désormais engager une étude de sureté et de sécurité publique afin que les futurs immeubles et les voies de circulation soient positionnés d’une façon à éviter tout « angle mort ». Volontairement dénuées de mobilier urbain, leurs rues sont exclusivement réservées au passage et, répondant à l’injonction sécuritaire, les rez-de-chaussée sont devenus lisses, aveugles, souvent occupés par des locaux techniques. « C’est à l’image des glacis des fortifications militaires », décrit Chantal Deckmyn.

Ainsi, peu à peu , tous les interstices de la ville « ancienne » disparaissent ou deviennent inaccessibles aux sans-abri. Un éclairage renforcé de l’espace public, l’installation de caméras de vidéosurveillance et la circulation régulière de patrouilles de la police municipale complètent le dispositif. Cette combinaison d’actions destinées à générer de la « sécurité passive » rend impossible tout stationnement prolongé sans motif particulier. « Face à un espace public plus réduit, surveillé et soumis à une logique de privatisation marchande, les SDF qui arrivent en bout de chaîne, ont de moins en moins de possibilité d’exister, résume Chantal Deckmyn. Utilisé comme une arme parmi d’autres, le mobilier urbain hostile s’intègre donc parfaitement dans le paysage de la prévention situationnelle. »

En un mot, les villes tant dans leur conception que dans leur police tendent à invisibiliser toujours plus les SDF, tendanciellement donc à les éliminer , les préférant pourrait-on dire plutôt morts que vifs. Les hommages aux morts dans la rue témoignent d’une ultime résistance à cette évolution assassine. Une résistance très respectable mais silencieuse, respectueuse , inoffensive. Qui pourtant n’a jamais crié A bas la guerre  ! lors des dépôts de gerbes aux monuments aux morts ? En fait personne ne crie jamais lors des commémorations. Ça ne se fait pas.

Texte et photos : Bernard Chevalier

[1Estimation de la Fondation pour le logement des défavorisés ( anciennement Fondation Abbé Pierre)

[4Le Collectif décrit dans son rapport d’activité le protocole mis en place : « L’Institut médico-légal et les Services Funéraires de la Ville de Paris nous informent quelques jours à l’avance du départ des personnes dont les services publics n’ont pas retrouvé les proches. Parmi ces personnes, certaines sont sans domicile, mais elles peuvent aussi avoir été retrouvées mortes chez elles ou être décédées à l’hôpital, sans entourage pour prendre en charge les funérailles. Les convois sont collectifs, le mardi depuis l’Institut médico-légal et le mercredi depuis les chambres mortuaires des différents hôpitaux parisiens ; le fourgon funéraire transporte quatre cercueils mais le temps de recueillement au moment de la levée du corps à la chambre mortuaire puis l’inhumation au cimetière sont toujours individualisés. Deux bénévoles du Collectif accompagnent chaque convoi. Ils sont présents à l’Institut médico-légal ou aux chambres mortuaires des hôpitaux pour se recueillir devant le défunt et assister à la levée du corps, vont jusqu’au cimetière de Thiais avec le fourgon des Services Funéraires et rendent hommage à la personne décédée au moment de l’inhumation, en lisant un texte qu’elles ou ils ont préparé ou un poème et en déposant au nom du Collectif une fleur sur la tombe. De plus, une trace écrite des funérailles est gardée pour chaque défunt afin de pouvoir rendre compte de ce qui s’est passé aux familles qui apprennent parfois le décès avec retard, quel texte a été lu, quelle fleur a été déposée, le temps qu’il faisait… »

[10Chantal Deckmyn, Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public, édition Dominique Carré, septembre 2020, et « La place des SDF dans la ville », étude menée dans le cadre de Lire la ville 2, 2014.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :