La résistance équilibriste - par Plínio W. PRADO

À propos de la persécution dans les universités au Brésil et ailleurs

paru dans lundimatin#130, le 26 janvier 2018

La vague des opérations policières de l’État qui frappe l’Université publique et les universitaires au Brésil depuis un an, s’inscrit à sa façon, brutale, dans cette logique générale de l’annexion. Mais elle exhibe encore plus crûment qu’ailleurs la violence libérale (elle a débouché sur le suicide d’un président d’université en octobre 2017). Elle y dévoile plus nettement la férocité de la guerre des intérêts (la « concurrence ») que recèlent déjà les termes de marché, plus-value, privatisation, c’est-à-dire le fond impitoyablement oppressif de la « démocratie capitaliste ».

En mémoire de Jean Salem, pour qui le clinamen,
principe atomiste de résistance, engageait une règle de vie, éthique et politique.

Le « grand marché mondial des savoirs » consolide aujourd’hui le crépuscule des Lumières modernes. Le capital-savoir est la principale force de production du libéralisme, indispensable à son développement ; et le but de celui-ci est l’amélioration des performances du système, l’élévation de sa compétitivité et l’accroissement des plus-values. L’individu contemporain n’espère plus qu’un « progrès des sciences » apporte une contribution à l’émancipation de l’humanité, quelle qu’elle soit.

Le « monde des affaires » étouffe tout élan humain qui ne soit pas commandé par le désir du gain, observait Ernst Bloch. Il a ainsi étouffé la question que les enseignants, étudiants et chercheurs soulevaient encore, un peu partout, au cours des années 60 : quelle est la fin du savoir ? En fait, il forclôt toute question concernant les fins. « There is no alternative ».

Un temps de promesse s’est achevé, un horizon d’espérance disparaît. Perte de destin des humains, désorientation générale : ce tableau est devenu un lieu commun.

Sur fond de ce déclin, l’Occident triomphant, libéral et technoscientifique, poursuit son entreprise d’annexion de l’Université au marché mondial de la connaissance, au « monde des affaires ». Ce que montre aujourd’hui, parmi tant d’autres données, la dégradation programmée de l’Université publique, partout dans le monde, et la fin annoncée de l’Université pour tous.

La vague des opérations policières de l’État qui frappe l’Université publique et les universitaires au Brésil depuis un an, s’inscrit à sa façon, brutale, dans cette logique générale de l’annexion. Mais elle exhibe encore plus crûment qu’ailleurs la violence libérale (elle a débouché sur le suicide d’un président d’université en octobre 2017). Elle y dévoile plus nettement la férocité de la guerre des intérêts (la « concurrence ») que recèlent déjà les termes de marché, plus-value, privatisation, c’est-à-dire le fond impitoyablement oppressif de la « démocratie capitaliste ».

Certes, le libéralisme mondial, consensuel et de droit, n’a jamais cessé de faire bon ménage avec la violence, l’autoritarisme, l’état d’urgence, les haines et leurs crimes, « même » dans les « pays développés ». Il a engendré en particulier une nouvelle figure du fascisme à l’échelle mondiale, incarnée par la série de chefs d’État contemporains qui va de Berlusconi à Trump et au-delà, ce que d’aucuns appellent aujourd’hui le « fascisme démocratique ».

La violence de l’État contre l’Université n’est pas non plus un apanage du gouvernement brésilien (voir la Turquie d’Erdogan). Mais un détail de l’actuelle offensive policière du gouvernement de M. Temer attire cependant l’attention. Un détail déplacé, lourd de signification implicite, comme un lapsus. Il donne par là à déchiffrer, condensé dans un élément accessoire minuscule, le sens extrêmement inquiétant des processus en marche dans le pays.

Il s’agit des noms choisis par la police fédérale brésilienne pour baptiser ses descentes armées à l’Université. Ces rafles, largement médiatisées et violant allègrement les droits minima garantis par la Constitution, ont été appelées « Opération PhD » (rafle du 9 décembre 2016) ; « Opération Research » (le 13 février 2017) ; « Opération Espérance équilibriste » (le 6 décembre 2017). Il est question donc d’injures ironiques, proférées gratuitement par les forces de l’ordre à l’encontre de l’Université. Elles exposent la profondeur de la haine qui ronge les rapports du pouvoir gouvernemental avec la « classe intellectuelle », universitaire et artistique, ainsi qu’avec tout ce qui est soupçonné d’être associé de près ou de loin à un processus d’émancipation.

Que l’on regarde de plus près la dernière appellation citée : l’« Opération Espérance équilibriste ». Le nom de l’arrestation désigne sa cible : l’« espérance », dite « équilibriste », c’est-à-dire apte aux tours d’adresse afin de tenir debout malgré les écueils. C’est en l’occurrence une référence explicite faite au thème de la chanson symbole de la résistance contre la dictature militaire au Brésil (1964-1985), « L’ivrogne et l’équilibriste », surnommée l’hymne de l’amnistie politique et des exilés [1].

La haine en trop, qui perce à travers le détail de l’appellation, trahit alors le but inavoué de la rafle : par une curieuse coïncidence en effet, les universitaires sommairement arrêtés dans le campus (sans aucune procédure formelle, officieusement « présumés coupables » de malversation) participaient à la construction du Mémorial de l’Amnistie politique, consacré justement aux persécutés de la dictature.

Comme de juste, la vérité niche dans le détail. La rafle et son appellation insolente annoncent que l’on entend toujours, aujourd’hui, intimider les courants d’émancipation opposés à un régime dictatorial ou autoritaire, et approuver toujours leur persécution. Avec la haine de classe, de couleur et de l’intelligentsia qui les anime, les attaques policières à l’Université et à l’« espérance équilibriste » équivalent à une véritable déclaration de guerre au pays et au peuple, que le pouvoir gouvernemental impopulaire et illégitime méprise d’ailleurs ouvertement.

Dans l’acte de cracher effrontément sur un symbole populaire de la résistance contre la dictature, se donne à lire aussi un avenir proche possible, à savoir : celui de la prise en main du pays par de nouvelles forces fascistes montantes. C’est en tout cas ce qui se prépare dans les coulisses du gouvernement actuel, représentant de vieilles oligarchies locales et se distinguant par sa soumission rampante aux empires banquiers de Manhattan et aux lobbies pétroliers internationaux (M. Temer est considéré « l’homme de Washington au Brésil » depuis longue date, d’après les documents publiés par Wikileaks).

Cela explique alors pourquoi c’est justement à cette chanson symbole que la police fédérale du gouvernement M. Temer revient aujourd’hui, quarante ans après, afin d’en piétiner la mémoire. (On songera à N. Sarkozy en France, revenant en 2007 à quarante ans en arrière, dans son dessein proclamé de « Liquider l’héritage de Mai 68 une bonne fois pour toutes ». C’est donc que la chose vit toujours.)

Il importe de prendre toute la mesure de l’enjeu. Pour ce faire, il faut regarder de plus près ce à quoi fait hommage la chanson conspuée. Car c’est cela la chose dont le « monde des affaires » ne veut rien savoir, et qu’il s’acharne à oublier et à faire oublier, à étouffer, selon le mot de Bloch. Mais la chose étant tenace, insistante au point de hanter toujours la « classe politique » quarante ans plus tard, elle apparaît plutôt, au contraire, comme le « lieu » ou la source de résistance par excellence. Il s’ensuit que c’est sur elle qu’il faut et qu’il faudra compter justement pour riposter au défi lancé au pays par l’actuel pouvoir politique et faire barrage aux forces fascistes dont il prépare la venue.

La chose est figurée allégoriquement au cœur de l’hymne de l’amnistie : c’est « simplement » la force d’espérer malgré tout. L’espérance capable de tenir debout et de danser, à même la corde raide, en dépit de tous les dangers. L’espérance d’une existence autre, plus juste, émancipée des dictatures, de la pauvreté et des préjugés. (Au milieu des années 70, quand la dictature des généraux s’appliquait à quadriller dans le détail la vie des Brésiliens, cet espoir se devait d’être littéralement fil-de-fériste, acrobatique. On en a dû prouver la danse en dansant — sur la corde raide. — Et quoi d’autre pourrait être encore l’espérance aujourd’hui, dans le monde comme il va, sinon équilibriste ?)

Les forces de l’ordre ricanent à présent, avec leurs rafles et leurs appellations injurieuses, parce que dans leur arrogance actuelle elles croient pouvoir aller jusqu’à désarçonner et abattre une fois pour toutes l’espérance, en la jetant à bas du fil où elle dansait. Éradiquer jusqu’au désir, jusqu’à l’idée même d’un monde autre, cela est inscrit aussi dans la loi du développement du système, où tout ce qui est programmé doit arriver et ne doit arriver que ce qui est programmé, sur le modèle du « retour sur investissement ». 

Toutefois, c’est ignorer que le propre de l’espérance est de renaître toujours de ses cendres. C’est se tromper lourdement donc sur la force de résistance qui la porte : sa passion acrobatique du possible, qui est celle de rendre l’impossible possible. Force obstinée, inépuisable des petits de ce monde, qui est le sceau même de l’existence humaine. Quand on cherche un être humain qui en soit vraiment un, on trouve toujours un acrobate, écrit P. Sloterdijk.

L’hymne de l’amnistie et des exilés s’y connaît, qui dans son élan affirme la force acrobatique, envers et contre tout, intensément. Il montre que la force d’espérer persiste, irréductible, au sein même de la souffrance des hommes et des femmes du peuple, volés, trompés, exploités, humiliés, opprimés ; elle est capable de tenir bon, debout — même sur la base la plus mince que l’on puisse imaginer, celle d’un fil tendu au-dessus de l’abîme.

Car la souffrance, du seul fait de son existence, témoigne d’une non-conformité, sinon d’un non-conformisme à l’ordre établi, et signale déjà de façon irrécusable qu’il y a un ailleurs, irréductible aux « faits », que la vie ne saurait se réduire à l’évidence brute de la survie inane. Autant dire que l’espérance, le rêve, l’art, habitent déjà le cœur même de la détresse, de la douleur et de la « suffocation ». Et depuis cet ailleurs, le fait de la souffrance a toujours déjà jugé et condamné l’état présent des choses.

Point à retenir : cette force de résistance est une force artiste, pleine d’ingéniosité (toujours capable de créer quelque chose à partir de rien), apte notamment à retourner une situation adverse donnée : à transmuer la misère en force, la détresse en ressource, l’asthénie en fougue et en vitalité. C’est en quoi son acrobatisme recèle un formidable potentiel d’utopie.

La corde raide est tendue donc, par-dessus l’abîme, entre ce qui est, ladite « réalité », et un ailleurs désiré, au-delà de ce qui est et promis à venir, et qu’il s’agit de faire venir. C’est l’essence de ce qu’on appelle l’espérance. Que l’avènement d’un monde autre est possible, c’est justement le pari du funambule, l’artiste du dépassement des limites, attaché à rendre possible l’impossible.

Pouvoir de retournement, force de résistance artiste, acrobatique, passion du possible : on comprend que la figure tutélaire de l’hymne de l’amnistie politique soit Charlie Chaplin. L’homme du peuple, enfant de Bohème, poète saltimbanque passé maître en expédients, dans un monde hostile où la figure moderne du politique tombe en ruine. Chaplin, le suspect (titre du beau texte d’Hannah Arendt à propos du paria), y demeure porteur d’un potentiel d’utopie, inépuisable, en dépit de tout. Toujours guidé par un sens aigu du tort que la société moderne inflige à l’humain et à ses possibilités. Au point que cela a valu finalement à Chaplin d’être contraint de quitter l’Amérique maccarthyste...

On y voit clairement alors la source où ce potentiel puise sa force : c’est la chose qui en chacun excède les mots, qui « siste », insiste et fait résister à la violence de l’institution sociale de la « réalité » ; c’est son reste d’enfance en souffrance, qui espère toujours, inapprivoisable. L’inhumain selon Lyotard.

Freud disait que Chaplin joue toujours la même scène : celle de l’enfance désemparée, hilflosen, traumatisée par l’injustice, la privation et l’humiliation. Mais il convient d’y ajouter : et qui en même temps déploie des trésors d’inventivité, d’acrobatie pour riposter à sa condition, pour retourner le malheur en art de vivre. (C’est ce schème de la rétorsion que Samuel Beckett amènera à son ultime achèvement, à travers la galerie des clochards philosophes, Watt, Molloy, Vladimir, Estragon et tous les autres.)

Le point culminant de cet art acrobatique est un exercice spirituel, musical, en vue d’apprendre à vivre au bord de l’abîme. Il est quand même remarquable que l’hymne de l’amnistie politique soit inspiré de part en part par une mélodie qui se nomme Smile, composée pour le film Modern times. Smile est une adresse ; elle demande à l’être aimé de s’exercer à sourire, afin d’exorciser les épreuves de l’existence. En quoi l’exhortation relève déjà d’une opération de retournement. C’est une micro-acrobatie subtile (musicale) du corps-âme en vue de changer son état d’âme.

La « technique » que préconise ce conseil éthique, cette therapeia, est commune à l’art du mime et à l’intuition pascalienne : accomplis tel geste, et tu finiras par éprouver l’état affectif qui lui est associé. Souris et tu ne te laisseras pas abattre, tu te relèveras et tu retrouveras une raison de vivre.

Il n’est pas anodin que Smile soit elle-même inspirée par l’air des amants de la Tosca de Puccini (« Qual occhio al mondo… »). Mais elle en déplace le motif : de celui des yeux brûlants de l’aimée vers celui du sourire qui fait défaut au visage aimé, exposé aux conditions de la vie industrielle et de la Grande Dépression des années 1930. L’amant appelle et espère toujours cependant le sourire, dont il fait un exercice sur soi, un acte de résistance en vue d’un art de vivre dans le contexte général des défis, des injustices et des désastres des temps modernes. Ce faisant, il sauve le sens de la passion du possible et maintient ouvert, contre vents et marées, un horizon d’espérance où scintillent encore les signes fragiles d’une existence autre, promise.

On comprend dès lors que l’hymne de l’amnistie politique se soit inspiré de Smile quarante ans après. Au fond de « la nuit du Brésil » sous dictature, qu’évoque la chanson, faite de persécutions, tortures, disparitions, liens déchirés et détresse — voilà que surgit, comme en rêve, la petite silhouette du clochard clown équilibriste au chapeau melon, le charmeur de Smile, toujours prêt à danser sur la corde raide — sur la même ligne mélodique. Son énergie d’enfance, véritable principe d’espérance passé à l’acte, irradie sur tout l’hymne de l’amnistie des exilés. Sa passion des possibles, son potentiel d’utopie imprègnent toute la chanson et prouvent à la fin que l’art, la résistance acrobatique, continue.

Certes, nous ne sommes plus aux temps modernes, mais aux temps qu’on appelle postmodernes. Ceux, on l’a dit, de l’hégémonie du libéralisme cognitiviste et du marché mondial des savoirs, des démocraties médiatiques et de la désorientation générale. Dans ce contexte, la passion du possible est étouffée, littéralement forclose dans l’affairement des impératifs techniques du système. Le smile, figure moderne de cette passion, y a cédé l’espace et le temps au keep smiling automatique, vide, grimace « ludique » d’un bonheur administré qui envahit les écrans qui nous environnent de toutes parts.

Mais en quoi ces données historiques, contingentes, celles de notre sort actuel, seraient-elles susceptibles de changer quoi que se soit à la force de résistance native, indomptable ? Celle-ci constitue ce qui, en chacun, n’est pas changeable ni échangeable.

Le sens inné qu’a l’humain de ce qui lui manque, de ce qu’il n’est pas, mais dont il a néanmoins une idée et le désir — cette tension intérieure et la passion d’autre chose, d’un ailleurs, qu’elle anime —, le poussent à franchir des limites, à aller au-delà de lui-même. C’est le trait fondamental de l’humain. Il est le fait de ce qui en chacun l’excède et insiste, espère et parfois désespère, inapaisable et invincible. En quoi l’humain est en effet constitutivement acrobate, équilibriste.

Après le déclin des Lumières et la ruine de la vision politique du monde (y compris dans sa version radicale, dite révolutionnaire), il reste cet excès intrinsèque, irréductible à la loi de l’échangeabilité générale, échappant à l’immanence du « monde des affaires ».

L’espérance est l’un des noms de cette obstination. Par définition, elle est en exception de la loi du système et de sa régulation. Elle ne saurait pas être vaincue par ce qui est là, donc. Elle est l’amour de ce qui n’est pas encore advenu.

Plínio W. Prado enseigne au Département de Philosophie de l’Université de Paris 8, ex-« Vincennes ». Il a publié entre autres, autour du même sujet, Le Principe d’Université, aux Éditions Lignes, Paris, 2009 (version en ligne : Le Principe d’Université).

[1« O bêbado e a equilibrista », de João Bosco et Aldir Blanc. Sortie en 1978 et enregistrée en 1979, la chanson a joué un rôle important dans l’édiction de la loi de l’amnistie politique, le 28 août 1979.

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